Cet article s’insère dans le cadre du projet « Art et Europe » mené en partenariat avec Sciences Po Paris, dans le cadre duquel les étudiants du projet interrogent l’identité européenne via le médium artistique et la culture.
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L’Europe est un continent morcelé, dont les innombrables affrontements ont connu leur apogée au siècle passé, alors que la Première Guerre mondiale entraînait 20 millions de morts, et la Seconde Guerre mondiale entre 40 et 50 millions de victimes, dont environ 20 millions de Soviétiques, 9 millions d’Allemands, 6 millions de Polonais et près d’1,5 millions de Yougoslaves, 600 000 Français, 455 000 Italiens, etc. Le spectre de cette désolation a plané sur la construction européenne, puisque c’est dans le but d’empêcher toute nouvelle guerre européenne après ce conflit à l’intensité inégalée que Jean Monnet établit la CECA. Certains, tels Jacques Delors, soulignent le choix des pères fondateurs pour le pardon, mais ce pardon doit-il être assimilé à l’oubli des horreurs passées ?
Aujourd’hui, la paix apparaît comme une valeur fondamentale de l’Union européenne. Dès son article 3, le Traité sur l’Union européenne énonce : « L’Union a pour but de promouvoir la paix, ses valeurs et le bien-être de ses peuples ». Cependant, les beaux objectifs de paix sur le papier peuvent-ils répondre en pratique aux ressentiments qui naissent des conflits passés ? Ces affrontements, parfois millénaires, se transforment en de véritables labyrinthes où il n’y a plus de victime d’une part et de bourreau d’autre part, car la victime devient bourreau et le bourreau devient victime à tour de rôle. Aussi, les mémoires sont-elles uniquement nationales ? Underground, film réalisé par le Serbe Emir Kusturica et ayant obtenu la Palme d’or du festival de Cannes en 1995, est un cas emblématique car il suggère que les racines des guerres des années 1990 sont à trouver dans le nihilisme moral qui prévalait sous le communisme en Yougoslavie. Des guerres entre des nations désormais distinctes – Serbes, Bosniaques, Slovènes, Croates et Macédoniens – trouvent donc leur racine dans des facteurs internes. Les pistes sont d’autant plus brouillées qu’interviennent souvent des acteurs qui ne sont pas à proprement parler européens, ou sinon des acteurs européens mais extérieurs à la zone de conflit. Pour revenir aux Balkans, mais dans les années précédant la Première Guerre mondiale, au temps où cette zone était communément qualifiée de « poudrière », il semble évident que s’affrontaient avant tout des Russes, des Français et des Anglais d’une part, contre des Allemands, des Austro-Hongrois et des Turcs d’autre part. L’ouverture de l’Union européenne à l’Est accroit encore le nombre de mémoires à manier. Réapparaît l’ombre du massacre de Jedwabne perpétré en 1941 contre 1.600 Juifs, sans que l’on sache déterminer si c’est le fait des Allemands, des Polonais ou des Soviétiques. De même que le massacre d’Allemands par l’armée tchécoslovaque à Postolorprty le 6 juin 1945. Et Katyn, où environ 15.000 officiers polonais ont été massacrés par les Soviétiques sur le compte des Allemands ? Bref, les exemples de conflits ne manquent pas, et le nombre de mémoires européennes en est d’autant plus élevé. Pour saisir l’ampleur de la question des mémoires, il faut donc admettre leur pluralisme, car à chaque vécu, à chaque perception, correspond une mémoire singulière.
Le dictionnaire Larousse définit la mémoire comme « l’ensemble des faits passés qui restent dans le souvenir des hommes, d’un groupe ». Dans la pratique, faire appel aux différentes mémoires revient à défier le récit officiel d’une Histoire unilatérale. La mémoire devient ainsi un instrument de tolérance du vécu de l’autre, comme le souligne André Burguière pour l’Encyclopedia Universalis : « Par un véritable retournement épistémologique, la mémoire, dont la science historique s’était méfiée longtemps à cause de son instabilité, devient alors le refuge de l’innocence et de l’authenticité, le tabernacle d’un passé préservé des réécritures opportunistes des historiens soumis au pouvoir en place ». La mémoire est ainsi un objet malléable, elle ne peut se réduire à un simple rappel des faits historiques, car elle réécrit le passé de manière rétrospective et souvent avec une visée téléologique. L’enjeu d’un dialogue des mémoires nationales au sein de l’Europe devient donc de ne pas tomber dans le discours d’une marche inéluctable du progrès, d’une victoire évidente des forces du bien sur les forces du mal ; mais d’admettre que ces deux forces ont été étroitement liées tout au long de l’histoire européenne. Un exemple, simple et évocateur : le bombardement de Dresde par les Alliés, le 13 février 1945, fait 135.000 morts en quatorze heures. De cet exemple découle par ailleurs que le sentiment de culpabilité à l’égard du passé ne doit pas occulter sa complexité et ses intrications.
Comment établir un compromis entre les mémoires parfois adverses d’Europe qui permettrait d’apaiser et de reconnaître les douleurs passées sans toutefois gommer l’histoire de l’Europe elle-même ?
Cette introduction a cherché à montrer que les mémoires nationales d’Europe forment un véritable labyrinthe où l’on s’égare dans mille dédales, et dont seul un fil d’Ariane digne de ce nom pourrait donner une issue et une cohérence. Cet article se structure en s’appuyant sur des concepts philosophiques. Afin d’éviter le piège d’une mémoire officielle qui gommerait ce qu’a véritablement été l’Europe, c’est-à-dire un espace de déchirements à l’intensité paroxysmique, il est impératif de prendre en considération la pluralité des mémoires nationales d’Europe, et reconnaître et intégrer ces mémoires à travers plusieurs degrés de dialogues.
Les pièges d’une mémoire qui gommerait ce qu’a été l’Europe
Ces pièges sont éminemment dangereux, car en ne se souvenant plus des erreurs passées, les Européens risquent de les reproduire. De même, oublier ces erreurs, c’est oublier le fondement du système de valeurs sur lequel repose désormais l’Union européenne. Valérie Rosoux distingue ainsi trois dérives récurrentes du dialogue des mémoires européennes : l’aseptisation, l’homogénéisation et la fixation d’un passé pourtant complexe et mouvant.
L’élaboration d’une mémoire européenne unique comporte comme risque de stériliser des récits nationaux qui s’excluraient entre eux. Par un courrier du 7 mai 1975, le président Valéry Giscard d’Estaing proposait aux membres du Conseil européen de ne plus commémorer l’armistice du 8 mai 1945 afin de « tourner ensemble nos pensées vers ce qui nous rapproche et ce qui peut nous unir ». Cette décision fut bien évidemment un échec retentissant, car elle éclipsait l’expérience vécue pour se tourner vers l’avenir. Le résistant autrichien Jean Améry, torturé par la Gestapo et déporté à Auschwitz, rappelle que « le fait que cela se soit passé ne peut pas être pris à la légère » et que « rien n’est cicatrisé, et la plaie qui était peut-être sur le point de guérir se rouvre et suppure ». De même, en 1998, Jacques Chirac avait rendu hommage à « l’histoire commune des nations combattantes » alors qu’il commémorait l’anniversaire du 11 novembre. Cet hommage au « souvenir partagé » relevait pourtant d’une perception tronquée de l’Histoire, puisque les deux camps avaient mené la guerre avec des visées différentes, les uns par renoncement de soi pour leur patrie et les autres au service d’impérialismes dominateurs.
Le deuxième piège est l’imposition d’une unique lecture de l’histoire passée, qui négligerait l’intégration d’expériences différentes. L’élaboration d’un récit consensuel gommerait les aspérités nationales, dans le but d’éviter le cloisonnement de mémoires adverses. Le danger est ici de limiter chaque fait historique à une représentation unique, qui nierait la diversité des expériences traversées. Comme le rappelle à juste titre Lionel Jospin : « Si la mémoire joue un rôle important dans la formation des identités nationales, j’aimerais suggérer aussi qu’elle n’est pas nécessairement homogène. […] C’est certainement en reconnaissant le caractère composite de l’identité que l’on peut éviter les repliements identitaires frileux et crispés, voire les nationalismes ».
L’écrivain belge Simon Leys décrit avec poésie : « Les fragments de vérité que nous pourchassons sont comme des papillons : en les fixant, nous les tuons ». La mise en scène d’un passé qui prendrait la forme de vérités officielles, de descriptions statufiées, politiquement correctes et dépourvues de toute épaisseur sociale est d’autant plus dangereuse qu’elle est désormais confrontée au cadre mouvant de l’élargissement, qui vient reconfigurer et remodeler les mémoires établies par l’apport de nouvelles perceptions. En effet, la fin des dictatures communistes en Europe centrale et orientale a d’autant plus d’impact qu’elle lève la censure que ces régimes avaient imposée sur les mémoires antérieures à leur arrivée au pouvoir. De manière générale, le danger de la mémoire officielle est de devenir hégémonique, car la narration nationale officielle laisse peu de place au vécu personnel. Dès lors, la fixation des mémoires empêcherait la création d’un lien social entre les citoyens aux perceptions et subjectivités multiples. Le sociologue Maurice Halbwachs, alors qu’il introduit la notion de mémoire collective dans son livre éponyme paru de manière posthume, introduit une différentiation entre la mémoire historique et la mémoire collective, et met involontairement en cause les lectures figées du passé. Si la mémoire historique est une lecture figée du passé, car composée du récit officiel, de l’histoire apprise, la mémoire collective est vivante, car elle est composée de l’interaction des expériences vécues individuellement. Par ailleurs, cette mémoire collective contient une charge émotionnelle, qui contrebalance les représentations statufiées du passé.
Prendre en considération la pluralité des mémoires
Ainsi, l’aseptisation, l’homogénéisation et la fixation du passé commun gommeraient l’histoire qui compose désormais l’Europe. À ces trois dangers répond la prise en considération du pluralisme des vécus et des perceptions, qui permettrait la mise en valeur de la complexité et de la mouvance des conflits passés. Tzvetan Todorov insiste : « Si la construction européenne impliquait que se constitue une mémoire identique, donc commune à tous les peuples européens, alors cette construction serait vouée à l’échec ». Pour reprendre la distinction établie par Jean-Jacques Rousseau entre « volonté de tous » et « volonté générale », les mémoires européennes doivent pouvoir s’intégrer dans le cadre d’une mémoire générale, permettant l’ouverture des mémoires nationales les unes aux autres, sans non plus tomber dans l’excès inverse, qui serait la course à la victimisation.
Le philosophe Jean-Jacques Rousseau différenciait la « volonté de tous », qui serait la somme de chaque volonté particulière pour atteindre l’unanimité, de la « volonté générale », qui prendrait en compte les différences tout en n’excluant pas (« Otez des volontés particulières les plus et les moins qui s’entre-détruisent, reste pour somme des différences la volonté générale »). Cette distinction, selon Tzvetan Todorov, est tout à fait applicable au dialogue des mémoires. Une « mémoire de tous » est irréalisable et peu désirable car elle implique que toutes les mémoires soient identiques. La mémoire s’ancre toujours dans un contexte particulier, qui est celui du vécu et de la perception, eux-mêmes déterminés par l’appartenance à une communauté. C’est pourquoi une « mémoire générale » serait préférable puisqu’elle prendrait en considération les perspectives nationales et régionales. Pour reprendre l’expression de Rousseau, en ôtant aux mémoires particulières « les plus et les moins qui s’entre-détruisent », il demeure une somme de récits différents et donc complémentaires qui forment la mémoire générale.
Dans le cadre de cette « mémoire générale », l’important n’est donc pas la création d’une mémoire officielle unique, mais que chaque mémoire soit prise en considération au sein d’un vaste panthéon paneuropéen. De cette exigence découle l’impératif d’ouvrir les mémoires nationales les unes aux autres, afin qu’elles puissent se compléter par leurs différences. L’ouverture des mémoires nationales prendrait deux aspects liés : le premier, connaître l’histoire factuelle des autres, et le deuxième, confronter les vécus et les ressentis concernant ces faits historiques. Les programmes scolaires sont un support privilégié, qu’il convient toutefois de maîtriser. Ainsi, en Bosnie-Herzégovine, les passages des manuels scolaires concernant la guerre de 1992-1995 et au sujet desquels existent des controverses et des désaccords sont simplement estampillés du message : « l’information présentée sur cette page peut être offensante ou trompeuse, son contenu est actuellement à l’étude », dont la portée est évidemment restreinte.
À l’inverse, reconnaître les différentes mémoires ne doit pas revenir à créditer un groupe de davantage de prérogatives dans le présent, simplement parce qu’il a été victime d’injustices par le passé. Le danger d’une course à la victimisation est apparu très récemment, et de manière équivoque, alors que les Grecs réclamaient aux Allemands le montant de 81 milliards d’euros pour dettes de guerre. Les argumentations des deux parties révèlent leur volonté d’apparaître comme la nation ayant reçu la plus grande offense par le passé afin d’être la plus favorisée dans le présent. D’une part, les Allemands argumentent qu’ils ont déjà à plusieurs reprises remboursé une partie de leur dette, que les Grecs ont touché 700 millions de dollars lors du plan Marshall, que ce sont eux qui ont le plus souffert du régime nazi et que ce sont eux qui soutiennent avec peine l’économie grecque dont ils ne sont pas responsables de la dévastation. D’autre part, les Grecs rappellent les horreurs imposées par les occupants nazis, obligeant le pays à participer à l’effort de guerre allemand et faisant 300.000 morts uniquement de faim. Daniel Cohn-Bendit résume parfaitement cette dichotomie, où chacun se présente comme une victime et se prévaut de son passé afin d’obtenir des prérogatives dans le présent, et que l’utilisation du mot « péché » résume tout à fait : « Les Allemands, qui se disent vertueux, estiment que les Grecs ont péché et qu’ils doivent payer. Or, ceux qui ont le plus péché, ce sont tout de même les Allemands, dont la dette a pourtant été effacée parce que les Américains y voyaient un intérêt stratégique. Pourquoi ne pas considérer que sauver la Grèce est stratégique, au lieu de mettre ce pays à genoux ? ». La prise en considération de la mémoire peut donc être biaisée par une utilisation politique, qui en réalité invoque une mémoire nationale propre pour la confronter avec une mémoire nationale adverse, détournant ainsi le dialogue tout en jouant du pluralisme. C’est pourquoi il importe de reconnaître les mémoires des autres à travers plusieurs degrés de dialogue, formels et substantiels.
Reconnaître les mémoires des autres à travers plusieurs degrés de dialogue
Dans la pratique, comment mettre en place une mémoire générale qui ouvrirait véritablement chaque mémoire aux autres mémoires nationales d’Europe dans une démarche de dialogue ? À cette fin, le renouvellement de la notion d’altérité au sein de la quête identitaire européenne se révèle primordial. Cette altérité correspondrait à une imbrication du soi dans l’autre, d’un lien substantiel qui intégrerait les mémoires plutôt que de les faire simplement cohabiter, ou pire, se confronter. La reconnaissance d’un lien historique ayant entraîné des blessures réciproques au sein de groupes identitaires distincts mais proches, nécessite deux degrés de dialogue, que Jean-Marc Ferry distingue sous la structure d’un niveau formel et d’un niveau substantiel.
Le premier degré de reconnaissance réciproque des mémoires est une acceptation formelle, concernant le droit. Cette reconnaissance formelle se retrouve dans les traités de paix. Ainsi, les accords de Dayton, signés en 1995 pour mettre fin à la guerre de Bosnie-Herzégovine, déclarent : « The Republic of Bosnia and Herzegovina, the Republic of Croatia and the Federal Republic of Yugoslavia (the « Parties »), Recognizing the need for a comprehensive settlement to bring an end to the tragic conflict in the region, Desiring to contribute toward that end and to promote an enduring peace and stability, […] Article VII : Recognizing that the observance of human rights and the protection of refugees and displaced persons are of vital importance in achieving a lasting peace, the Parties agree to and shall comply fully with the provisions concerning human rights ». Cependant, ce degré formel ne revient qu’à reconnaître l’affrontement d’ennemis héréditaires et a un niveau de liaison (« bindingness ») faible. À l’inverse, le degré substantiel de la reconnaissance réciproque des mémoires met l’emphase sur le déchirement de peuples frères.
En effet, pour obtenir une véritable effectivité, Jean-Marc Ferry préconise une éthique reconstructive qui formerait un lien substantiel entre les mémoires nationales : « La reconnaissance réciproque entre les peuples est inséparable d’une reconnaissance des violences réciproques ; et cette reconnaissance implique elle-même un retour sur soi autocritique, c’est-à-dire quelque chose comme le déploiement d’une éthique de la responsabilité tournée vers le passé ». Ce retour sur soi autocritique s’exprime par exemple à travers les demandes publiques de pardon. La dernière en date revient au Premier ministre norvégien Jens Stoltenberg qui, au nom de son pays, a demandé pardon aux Juifs pour les déportations dont la Norvège a été complice durant la Seconde Guerre mondiale. Lors de la Journée internationale à la mémoire des victimes de l’Holocauste, le 27 janvier 2012, il a affirmé : «Sans retirer aux nazis leur responsabilité, il est temps de reconnaître que des policiers et d’autres Norvégiens ont participé aux arrestations et déportations de Juifs. […] Aujourd’hui, je trouve juste d’exprimer nos profondes excuses pour le fait que cela ait pu se produire sur le territoire norvégien. […] Les meurtres ont indéniablement été commis par les nazis, mais ce sont des Norvégiens qui procédaient aux arrestations. Ce sont des Norvégiens qui conduisaient les camions. Et cela s’est produit en Norvège ».
La reconnaissance réciproque nécessite l’interaction de la reconnaissance de l’autre, et par extension le degré formel de dialogue, à la reconnaissance de soi dans l’autre, c’est-à-dire le degré substantiel de dialogue. Cette reconnaissance réciproque a ainsi comme conséquence logique une communion des mémoires nationales. La reconnaissance substantielle forme également le préalable nécessaire à la reconnaissance commune des actes juridiques organisant le rapport des mémoires nationales d’Europe. En reconnaissant les violences infligées réciproquement, l’acte de contrition publique est un symbole éloquent de la disposition de chaque mémoire à dialoguer avec les autres mémoires. Comme le souligne Lionel Jospin, « la responsabilité de l’homme politique » est « la lucidité face à la mémoire, le courage face au présent ».
Ce dialogue entre les mémoires nationales des peuples d’Europe est d’autant plus significatif que chaque mémoire compose une identité propre, et donc que le dialogue des mémoires nationales détermine la cohésion des identités européennes. Cette intégration des mémoires nationales au sein d’un vaste panthéon paneuropéen, en n’admettant aucune domination d’une mémoire sur les autres, est le fondement de la création d’une identité collective prompte au pardon. L’Union européenne doit savoir veiller sur la mémoire du « pardon et de la promesse » face à l’irréversibilité des conflits passés et à l’imprévisibilité de l’avenir, selon la formule consacrée par Hannah Arendt dans Condition de l’homme moderne : « La rédemption possible de la situation d’irréversibilité – dans laquelle on ne peut défaire ce que l’on a fait, alors que l’on ne savait pas, qu’on ne pouvait pas savoir ce que l’on faisait – c’est la faculté de pardonner. Contre l’imprévisibilité, contre la chaotique incertitude de l’avenir, le remède se trouve dans la faculté de faire et de tenir des promesses. Ces deux facultés vont de pair : celle du pardon sert à supprimer les actes du passé, dont les « fautes » sont suspendues comme l’épée de Damoclès au-dessus de chaque génération nouvelle ; l’autre, qui consiste à se lier par des promesses, sert à disposer, dans cet océan d’incertitude qui est l’avenir par définition, des îlots de sécurité sans lesquels aucune continuité, sans même parler de durée, ne serait possible dans la relation des hommes entre eux ».
Hélène Delsupexhe, étudiante à Sciences Po Paris
Pour aller plus loin
– Jan Tomasz GROSS, Neighbours: the Destruction of the Jewish Community in Jedwabne, Poland, Princeton University Press, 2001.
– Valérie ROSOUX, « Mémoire(s) européenne(s) : des limites d’un passé aseptisé et figé », in Georges MINK et Laure NEUMAYER, L’Europe et ses passés douloureux, La Découverte Recherches, 2007, pp. 222-232.
– Jean AMERY, Par delà le crime et le châtiment : Essai pour surmonter le mal, Actes Sud, Arles, 1995, pp. 17-20.
– Maurice HALBWACHS, La Mémoire collective, Albin Michel, 1997.
– Tzvetan TODOROV, « Construire une mémoire commune ? », in B. Geremek et R. Pitch (dir.), Visions d’Europe, Paris, Odile Jacob, 2007, pp. 335-344.
– Jean-Marc FERRY, « Dix thèses sur “la question de l’Etat européen” », Droit et Société, 2003/1 n°53, p. 21.
– Hannah ARENDT, Condition de l’homme moderne, traduction française G. Fradier, Calmann-Lévy.
Illustration : Ivan Meštrović, Job, Rome, 1946 © Split, Galerija Meštrović, photo Zivko Bacic