Chroniques des élections législatives de l’Union européenne (2009-2010). Le glissement continu à droite

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Trop souvent encore, le débat politique sur l’Europe se résume à la forme institutionnelle que nous souhaitons donner à cette Union. À quoi bon, si cela nous permet d’oublier à bon compte de parler de l’Union en 2010, qui a déjà ses institutions, sa majorité politique, qui travaille et produit des normes juridiques ? La « construction européenne » est une belle expression, mais qu’on n’oublie pas de faire fonctionner ce qui est déjà construit !

La responsabilité des socialistes et des sociaux-démocrates est simple, mais gigantesque. Depuis les années 1950, ils ont construit, avec d’autres forces politiques européennes comme les chrétiens-démocrates, un ensemble institutionnel d’une certaine complexité, dont l’état actuel est le résultat de plusieurs traités modificatifs qui se sont succédé et qu’ils ont soutenus. Pris à ce jeu, ils n’ont pas construit le pendant citoyen nécessaire de cette réalité institutionnelle : la culture politique qui doit pourtant nécessairement l’accompagner.

C’est ce qui rend, à ce stade, la gauche incapable de cette médiation politique entre les citoyens et les institutions, dans ce système institutionnel qui constitue, selon le mot de Paul Magnette1, un régime politiquesui generis. Bien évidemment, ce régime politique, ne ressemblant pas précisément aux régimes politiques nationaux préexistants, nécessite un effort de compréhension et de pédagogie pour que la culture politique partagée par tous s’élabore également sui generis.

Quoi qu’il en soit, le schéma de base du pouvoir législatif détenu par deux institutions (comme dans un régime parlementaire bicaméral), avec un quasi-monopole de l’initiative législative détenu par la Commission (comme beaucoup de gouvernements, de fait, en régime parlementaire), devrait suffire à comprendre les enjeux de l’évolution des majorités au Parlement et au Conseil, et à populariser les analyses effectuées à leur sujet. Dans les deux cas, les élections qui se rapportent à ces institutions sont des élections législatives européennes. Y compris, donc, les élections législatives nationales !

Pour ceux qui réfléchissent aux élections européennes de 2014, comme pour ceux qui tentent d’ouvrir des perspectives nouvelles face aux défaites consécutives des partis socialistes nationaux, ne serait-il pas urgent de proposer un discours faisant sa place à cette réalité institutionnelle ?

2009 : Une gauche européenne déjà nettement minoritaire

À la veille des élections européennes du 4 au 7 juin 2009, le rapport de force politique dans l’Union européenne était déjà nettement en faveur de la droite. Le groupe du PPE (Parti populaire européen) était clairement le premier au Parlement européen, alors que le même parti européen contrôlait une majorité des gouvernements des Etats membres, correspondant à une majorité des voix au Conseil de l’Union européenne. Il était donc clair que le centre-droit détenait l’avantage au sein des deux institutions législatives de l’UE.

Pour autant, au moins deux raisons contribuaient à limiter les conséquences de cette prédominance de la droite.

Au Parlement européen, le PPE restait relativement loin de la majorité absolue. Sur de nombreuses questions, en particulier certaines questions sociales et de libertés publiques, des majorités alternatives, forgées dans le compromis, émergeaient régulièrement. Elles étaient fondées sur la convergence du groupe socialiste (PSE), du groupe de la gauche unie européenne (GUE), du groupe des Verts (Verts/ALE) et de la majorité du groupe libéral et démocrate (ALDE).

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Au sein du Conseil de l’Union, les rapports de force partisans restent tempérés par des considérations de diplomatie interétatique. Par ailleurs, les votes s’effectuent soit à l’unanimité, soit, de plus en plus souvent, à la majorité qualifiée. Or, sous le régime du traité de Nice, cette majorité qualifiée était de 255 voix sur 345, soit nettement plus que les 59,4% que représentaient les chefs de gouvernement PPE au début du mois de juin 2009. À compter du 1er décembre 2009, le traité de Lisbonne, qui étend le nombre de domaines politiques couverts par le vote à la majorité qualifiée, instaure pour celle-ci un nouveau mode de calcul selon lequel l’adoption d’une position requerra l’accord de 55% des Etats (soit au moins 15 sur 27) représentant 65% de la population. Néanmoins, ce mode de calcul ne s’appliquera qu’à partir du 1er novembre 20142.

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L’évolution de ce double rapport de force fait bien rarement, pour ne pas dire jamais, l’objet d’études comparatives. Cela s’explique par plusieurs raisons, qui sont pourtant de mauvaises raisons.
En ce qui concerne le Parlement, la lecture du scrutin législatif européen est rendue difficile par la perception nationale du scrutin qu’en a la majorité des électeurs, des responsables politiques et de la presse. Pour autant, au lendemain du 7 juin 2009, comme en 2004 et en 1999, plusieurs commentateurs ont pris le temps de décrire les nouveaux rapports de force au sein de l’assemblée législative élue au suffrage universel – la deuxième du monde après le Lok Sabha indien, si l’on prend pour critère la taille de la population représentée. Une étude plus détaillée des titres de la presse démontrerait vraisemblablement que l’attention portée au résultat d’ensemble de l’élection a sans doute été plus grande que par le passé. D’une part, le Parlement européen, avec le traité de Lisbonne, s’apprêtait à gagner de nouveau en pouvoir législatif. D’autre part, alors qu’il était devenu habituel de constater un vote sanction généralisé contre les gouvernements nationaux, l’élection de 2009 a fait apparaître un fait nouveau. La victoire de la droite s’est construite sur une asymétrie inédite dans l’histoire des élections européennes, puisque, si les gouvernements nationaux de gauche ont été sanctionnés, les pays gouvernés par la droite ont aussi vu une diminution importante du vote en faveur des sociaux-démocrates (à l’exception de la Grèce). Cette situation explique une victoire du PPE bien plus forte que dans les quelques projections envisagées avant le scrutin3.

En ce qui concerne le Conseil, la quasi-absence d’études ou de commentaires médiatiques sur l’évolution du rapport de forces politiques est quasiment incompréhensible. Elle représente sans doute la plus belle évidence de l’absence de développement d’une culture politique européenne dans le cadre de la construction européenne. Le Conseil représente en effet initialement la seule institution législatrice de la Communauté européenne. S’il partage désormais ce pouvoir avec le Parlement, son rôle demeure majeur, d’autant plus que les règles de vote, excluant la majorité simple, donnent à ses positions un poids politique renforcé. Il est vrai que la pondération des votes entre États peut apparaître complexe, ce qui expliquerait que la presse se borne à noter, de loin en loin, l’existence d’une majorité d’Etats à gauche (années 1990) ou à droite (depuis les années 2001-2002). En réalité, ce système de pondération, bien que s’effectuant entre un plus grand nombre d’Etats, dotés de poids plus hétérogènes, n’est dans son principe pas différent de celui qui préside à la répartition des sièges au Bundesrat allemand4. La difficulté de compréhension aurait donc pu être relativisée.

2009-2010 : un affaiblissement incessant. Chiffres et interprétations

Élections législatives européennes des 4 et 7 juin 2009 : un résultat historique ?

Ainsi qu’il a été souligné plus haut, les élections européennes du 4 au 7 juin 2009 se sont traduites par une défaite historique des socialistes, mais aussi des gauches européennes.

La première défaite est l’abstention, qui frôle 60% dans l’Union et en France, et atteint parfois 80% dans certains pays d’Europe centrale et dans les bureaux de votes populaires. Alors même qu’il s’agissait d’élire des parlementaires chargés de se prononcer sur des « directives » et « règlements », qui sont en réalité d’authentiques lois-cadres et lois5. Pourtant, qui, plus que les électeurs des quartiers populaires et des régions qui souffrent le plus en Europe, a besoin d’être bien représenté dans un tel Parlement ?

La seconde défaite est, bien entendu, le résultat décevant des partis socialistes et sociaux-démocrates, qui est général, y compris dans les pays où on attendait qu’ils grappillent quelques points sur leur résultat de 2004 (Allemagne en tête) et dans ceux où on espérait qu’ils redeviennent le premier parti, à la faveur d’un passage à l’opposition (République tchèque notamment). Sans compter les reculs bien plus graves qu’attendus dans toute une série de pays où personne n’attendait d’amélioration (France, Royaume-Uni, Hongrie, Portugal, Bulgarie…).

Pour la première fois depuis qu’il est élu au suffrage universel direct, les droites, sans les libéraux-démocrates, sont majoritaires au Parlement européen. Pour la première fois, le total des groupes GUE, PSE, Verts/ALE et ADLE, qu’on le considère comme une majorité par défaut ou comme une simple entente de circonstance permettant de bloquer les projets de la droite la plus dure, pèse moins de 50% des sièges. Ce ne sera pas sans conséquence pour les citoyens européens que la gauche a la mission de défendre.

Qui a bénéficié de cette défaite ? Dans les urnes, la réponse est assez claire :

  • La droite conservatrice et les membres du PPE : au Portugal, en Espagne, en Autriche, mais aussi en Pologne, pays qui pèsera de tout son poids désormais dans le premier groupe parlementaire européen. Contrairement au groupe socialiste, le groupe PPE maintient son niveau d’influence, malgré la défection des conservateurs britanniques et de l’ODS tchèque.
  • Les populistes anti-européens, qui appartiennent à des groupes politiques marginaux au Parlement européen. Ils sont l’exact opposé, dans le discours et les valeurs, des sociaux-démocrates européens. Mais, justement pour cette raison, ils captent l’inquiétude de ceux qui ne comprennent plus quelle Europe nous prétendons construire. C’est le cas aux Pays-Bas, au Royaume-Uni (UKIP), en Finlande, en Grèce, en Italie, en Autriche, au Danemark, en Hongrie et en République tchèque, où ces forces connaissent des succès. Leurs rangs sont grossis par l’arrivée d’une trentaine d’élus ayant rompu avec le PPE.
  • Certains partis politiques pro-européens, dont le discours, dans certains cas plus libéral que le nôtre, bénéficie d’une plus grande lisibilité quand il est question de l’Union. Ce sont les Verts français incarnés par Daniel Cohn-Bendit et Eva Joly, les Verts allemands, les Verts britanniques, les Verts Belges, les Verts grecs, les Verts suédois, mais aussi les Libéraux allemands, le D66 social-libéral néerlandais, les Libéraux-démocrates britanniques. Pour cette raison, le groupe Vert est le seul groupe de gauche à avoir été renforcé, alors que le PSE et la GUE ont perdu des plumes. Mais l’avancée de l’un ne compense pas les reculs des autres.
  • Le fait que le groupe libéral ne semble pas mieux s’en sortir que le groupe socialiste est dû à un tour de passe-passe : le nouveau Parti Démocratique italien, formé d’une moitié d’élus socialistes et d’une moitié d’élus libéraux, a décidé de rester désormais uni au Parlement européen. En rejoignant le groupe PSE (et en le transformant au passage en groupe « socialiste et démocrate »), elle lui a offert un renfort d’une bonne dizaine de députés supplémentaires qui ont quitté les rangs libéraux. En réalité, à limites constantes, le groupe socialiste aurait vraisemblablement perdu une quarantaine de sièges (le Parlement passant de 785 à 735 sièges), contre moins d’une dizaine pour le groupe libéral.

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Juin 2009 à octobre 2010 : 13 élections nationales pour des résultats convergents ?

Un cas isolé : le triomphe du PASOK grec

En octobre 2009, les élections législatives anticipées grecques, dans un contexte de crise économique et budgétaire aigüe, ont lourdement sanctionné le gouvernement sortant de droite, accusé d’incompétence et de maquillage massif des comptes publics. Si l’excellent score du PASOK (43,9%) n’est pas le meilleur de son histoire, et si l’accroissement de ses suffrages est sensible sans être spectaculaire, le score des conservateurs est en revanche historiquement bas, dans un pays où le bipartisme est très clairement établi. De plus, le fait que le PASOK obtienne une majorité absolue de sièges, dans un système politique rendu plus complexe par la progression d’un parti d’extrême-droite (LA.O.S.) et par l’émergence relative d’un parti écologiste qui rate l’entrée au Parlement, mais « neutralise » 2,5% des voix, rend le résultat impressionnant. Cependant, cette élection exceptionnelle a lieu dans un contexte économique exceptionnel, et les mois suivant ont montré que Georges Papandréou aurait pour principal mandat, face aux attaques des marchés, d’appliquer un agenda contraint par les exigences d’une rigueur extrême et socialement douloureuse. La gauche a donc pour mission d’appliquer un remède de cheval pour sortir d’une situation léguée par une droite désormais confortablement installée dans l’opposition…

Des résultats très mitigés pour plusieurs partis de gouvernement (Luxembourg, Portugal, Slovaquie, Belgique)

Dans ces quatre pays, le résultat des élections ne peut s’interpréter ni comme une lourde défaite, ni comme une grande victoire des socialistes. Le Luxembourg, qui renouvelait sa Chambre des députés en même temps que le Parlement européen (juin 2009), a connu des mouvements de voix limités et a reconduit la coalition dirigée par les Chrétiens-Sociaux, dans laquelle les Socialistes du LSAP représentent le deuxième parti. En fait, si leur position n’a pas été vraiment menacée, les socialistes reculent légèrement, alors que le parti du Premier ministre Jean-Claude Juncker renforce son leadership, et que la gauche de la gauche est aussi en légère augmentation. Un relatif essoufflement ?

Le mois suivant, le PS portugais réalisait un résultat à la fois rassurant, après la défaite surprise subie aux élections législatives européennes de juin, et inquiétant dans la mesure où il gouvernera désormais en minorité, dépendant d’accords au cas par cas. Son score (36,6%, correspondant à une perte d’un cinquième de son électorat) est le plus bas depuis le début des années 1990, et, bien que son recul profite en grande partie à d’autres partis de gauche, ceux-ci sont à la fois divisés entre eux et en fort antagonisme avec les socialistes, qui ne peuvent donc que difficilement en faire des partenaires privilégiés pour des alliances stables. Par ailleurs, si le principal parti de droite stagne à un niveau très bas, la droite dure (CDS/PP) effectue une belle remontée et représente désormais plus du quart de la droite.

Le score réalisé par les Sociaux-démocrates slovaques de Robert Fico (SMER) est paradoxal. Avec 34,8% des voix, dans un contexte de plus forte participation, ils signent un résultat historique et leur progression est importante. Dans le même temps, ils enregistrent un échec puisque leur coalition gouvernementale perd la majorité, et que la droite revient au pouvoir avec Mme Iveta Radičová. Le cas de SMER était problématique pour les socialistes européens, car le gouvernement Fico reposait en fait sur une alliance avec un parti ultranationaliste et xénophobe (SNS) et un mouvement populiste (HZDS) qui avait dominé la politique slovaque jusqu’à la fin des années 1990 avec la figure de Vladimír Mečiar. SMER avait été exclu du PSE avant d’être réintégré. Dans ce contexte, la fin d’un gouvernement critiqué et contesté en Europe marque peut-être la fin de la recomposition du système politique, avec l’effondrement du HZDS désormais privé de représentation parlementaire, la stabilisation des Sociaux-démocrates devant revoir leur politique et leurs alliances, et le maintien de plusieurs partis de droite capables de s’entendre pour former une alternative.

Le vote des Belges, 24 heures après celui des Slovaques, s’est fait dans une situation bien différente mais tout aussi confuse. Les élections législatives, provoquées par certains partis flamands devant l’impossibilité de trouver un subtil compromis institutionnel avec les représentants de la communauté française, aboutissent à une polarisation électorale inédite entre cette dernière et les néerlandophones, alors même que peu de citoyens seraient capables d’expliquer précisément le déclenchement de la crise. Du côté francophone, le PS, qui avait subi une défaite importante lors des élections précédentes, a semblé, en tant que premier parti traditionnel, bénéficier d’un vote-refuge massif pour affronter la situation. Il retrouve un niveau élevé, sans être historique. En revanche, du côté flamand, le SP.A poursuit une glissade progressive (moins de 15% des voix néerlandophones), le total de la gauche s’établissant aux alentours de 20% seulement. Deux conclusions s’imposent. D’une part, les deux communautés, qui ont toujours voté différemment, connaissaient néanmoins des évolutions parallèles des grandes familles politiques (chrétiens, socialistes, libéraux) jusqu’au milieu des années 2000. Ce temps est révolu. D’autre part, les socialistes dans leur ensemble redeviennent la première famille politique du pays, mais par défaut, grâce à l’effondrement des libéraux et chrétiens flamands devant un parti indépendantiste qu’ils ont largement contribué à installer et à légitimer. Au total, les socialistes francophones émergent avec un mandat lourd, celui de porte-parole d’une communauté ; les socialistes flamands risquent de devenir une force politique d’importance secondaire. Quant à la constitution d’un gouvernement… C’est une autre paire de manche !

Des défaites nettes pour les travaillistes britanniques et hollandais.

Les élections de mai 2010 à la Chambre des Communes se sont soldées par un retour sans surprise des conservateurs au pouvoir. Après une campagne où les Libéraux-démocrates ont brillé, la nécessité d’un gouvernement de coalition a fait figure de nouveauté historique. Ce qui est beaucoup plus classique en revanche, c’est la nature de la défaite subie par les travaillistes. Ils reculent certes à un niveau peu flatteur, mais, avec une participation en hausse, ne perdent qu’un électeur sur dix. Surtout, contrairement à ce que laissaient craindre les sondages, ils restent clairement le deuxième parti, l’écart en voix avec les Libéraux-démocrates étant nettement plus important que lors de la déroute électorale historique de 1983. Une interprétation possible est que s’il y a eu un vote utile de la part d’anti-conservateurs hésitants, celui-ci a finalement profité in extremis au Labour. C’est significatif. Reste à savoir ce qui se passerait si le système électoral venait à changer…

Un mois plus tard, les travaillistes néerlandais, qui avaient provoqué la rupture de la coalition gouvernementale dans laquelle ils étaient les partenaires du premier ministre chrétien-démocrate Jan Peter Balkenende, ne récoltaient pas les fruits de leur stratégie. Si son recul reste en apparence limité par la prestation de Job Cohen, ancien maire d’Amsterdam, le PvdA, du fait d’une participation en baisse, perd en fait lui aussi un dixième de son électorat. Contrairement à ce qu’il espérait en début de campagne électorale, la déroute des Chrétiens-démocrate a finalement permis aux Libéraux du VVD de devenir, de justesse, le premier parti. Enfin, dans un contexte politique de fractionnement et d’instabilité, caractérisé par l’apparition de plusieurs formations d’extrême-droite populiste depuis le début des années 2000, la formation d’un gouvernement a été excessivement difficile. Une alliance « laïque » associant les libéraux et la gauche a vite été abandonnée malgré l’expérience des gouvernements de Wim Kok (1994-2002), laissant la porte ouverte à un gouvernement associant toutes les droites, et notamment le parti populiste et islamophobe PVV qui a réalisé un score inédit sous la houlette de Geert Wilders.

Une succession d’impressionnants désastres électoraux : Bulgarie, Allemagne, Hongrie, République Tchèque, Suède, Lettonie

Votant moins d’un mois après les élections européennes, la Bulgarie ouvre le bal des effondrements électoraux. L’alliance emmenée par le BSP, seul parti installé de manière stable depuis la transition démocratique, perd plus d’un tiers de ses électeurs alors même que la participation était en hausse. Le parti GERB du maire de Sofia, Boyko Borisov, membre du PPE, frôle la majorité absolue des sièges et prend le contrôle du gouvernement. Le BSP reste le deuxième parti, mais de justesse, devant le MRF qui représente principalement la minorité turque. Le BSP a perdu plus de la moitié de ses sièges.

Fin septembre 2009, le SPD allemand n’échappe pas à l’humiliation annoncée par son résultat désastreux des européennes de juin. Contrairement à ce qui s’était passé en 2005, la campagne électorale ne lui a pas profité et a abouti à son pire résultat depuis la fondation de la République fédérale. À 23% des voix, et alors que la participation a nettement baissé, c’est près de quatre électeurs sur dix que le parti a perdu. Les chiffres sont impressionnants : en nombre de voix, le SPD passe de 16,2 à moins de 10 millions (vote proportionnel). Cette fois, la montée de la gauche (Die Linke), réelle mais pas spectaculaire, ne compense pas, pas plus que la progression des Verts, et la droite est majoritaire au Bundestag pour la première fois depuis les élections de 1994. Angela Merkel peut former un gouvernement « noir-jaune » (chrétien/libéraux), selon ses vœux, même si son parti a enregistré un score décevant. Les difficultés de la coalition depuis lors se sont traduites par une bonne reprise de la gauche dans les élections régionales et locales, mais cela joue surtout au profit des Verts.

Le MSZP hongrois, installé au pouvoir depuis 2002 et balayé aux élections européennes, avait quelques mois de plus que le SPD pour se préparer aux élections législatives de 2010. Contesté dans la rue par les nationalistes et les populistes depuis quatre ans, lâché par ses alliés libéraux en pleine déconfiture (et finalement exclus du nouveau Parlement), le parti socialiste perd finalement plus de la moitié de ses électeurs, et plus des deux tiers de son groupe parlementaire. C’est sans doute la défaite la plus spectaculaire d’un gouvernement de centre-gauche en Europe centrale depuis la chute du SLD polonais en 2005. Le parti FIDESZ du nouveau premier ministre Viktor Orbán est le premier à disposer d’une majorité absolue des sièges depuis la fin de la transition démocratique. En outre, si le MSZP reste de justesse le deuxième parti, ce qui constitue tout de même une différence notable avec le cas polonais, il se retrouve talonné par un parti d’extrême-droite, Jobbik, qui fait une entrée tonitruante au Parlement. Un autre nouveau venu moins inquiétant, LMP (verts libéraux), mord aussi sur l’ancien électorat de la gauche.

Un peu moins spectaculaire, la défaite subie par le CSSD tchèque le mois suivant est néanmoins très cruelle, alors que le parti espérait revenir au pouvoir après quatre ans d’instabilité gouvernementale où la droite semblait avoir fait la preuve de ses faiblesses. Or, si le CSSD redevient le premier parti à la faveur de l’effondrement de l’ODS, le parti conservateur du président Klaus, qui avait gagné les élections de 2006, il perd en réalité un bon tiers de ses électeurs. De plus, le recul des grands partis profitent à de nouvelles formations de droite (TOP09 et VV-Public Affairs) qui choisissent l’alliance avec l’ODS. Le petit parti chrétien-démocrate (qui avait, dans le passé, fait alliance avec le CSSD comme avec l’ODS) perd sa représentation parlementaire ainsi que les Verts. C’est donc un désaveu sans ambiguïté, où la lassitude par rapport aux dirigeants politiques en poste a largement joué.

Le 19 septembre 2010, le puissant SAP suédois a à son tour essuyé une défaite historique. En 2006, les médias européens avaient exagérément commenté la défaite subie par son gouvernement. Certes, le modèle par excellence de la social-démocratie avait perdu les rênes du pouvoir, mais cela s’était déjà produit en 1976 puis en 1991. Certes, son score de 35% était le plus bas depuis de nombreuses décennies, mais il restait proche de ses basses eaux de la décennie précédente, et son statut de premier parti du pays n’était pas discuté (plus de 8 points d’avance sur le parti suivant). C’est bien, en revanche, la défaite de 2010 qui est historique. D’abord, car il est nouveau que le SAP soit exclu du pouvoir pendant deux mandats. Ensuite, car il recule encore, perdant encore 6% de son électorat dans une érosion désormais continue qui le ramène à son niveau des années 1910. Enfin, et peut-être surtout, il s’affaiblit au sein du bloc de gauche, alors que le premier parti de droite (M – Modérés) se renforce dans son camp. Résultat : les suédois, en les mettant presque à égalité, ont signifié au SAP la fin de son rôle historique de parti dominant. Humiliation supplémentaire : l’entrée dans le jeu politique d’un nouveau parti d’extrême droite a enlevé des voix, non à la droite, mais à la gauche.

Pour finir, les élections législatives lettones du 2 octobre 2010 ont abouti à un résultat sans surprise, sans appel pour le seul parti letton directement membre du PSE, mais paradoxalement annonciateur d’une certaine stabilisation du paysage politique national. Le LSDSP (Parti social-démocrate travailliste letton) a obtenu 0,6% des voix, en perdant plus de 80% de ses suffrages de 2006. Pour la troisième législature consécutive, il est exclu du Parlement. Il avait dépassé pour la dernière fois le seuil des 5% en 1998, or ce seuil est la condition fixée par la loi électorale pour participer à la représentation proportionnelle. Quoi que le secrétaire général du PSE se soit déplacé pour le soutenir, il semble donc que ce parti soit en voie de disparition. En revanche, sans être membre du PSE, une deuxième force politique, le Centre de l’harmonie, qui se revendique comme sociale-démocrate, a poursuivi son affirmation en 2010, atteignant 25,7% et 29 sièges sur 100. Malgré une croissance importante qui en fait la deuxième force du pays, elle restera dans l’opposition, la coalition de droite sortante restant majoritaire. Sa croissance peut par ailleurs être bridée par le fait qu’elle reste très liée à la représentation de la minorité russe (environ 30% de la population), malgré des signes en direction d’une plus grande intégration au système politique letton. Le Groupe socialiste et démocrate au Parlement européen a cependant fait le choix, en 2009, d’accueillir un de ses élus (un deuxième élu choisissant la Gauche unie européenne). L’avenir de la gauche européenne en Lettonie est donc à la croisée des chemins.

Un Conseil toujours plus à droite

Au sein du Conseil de l’Union, l’évolution du rapport de force est donc sans surprise et douloureuse. Le PPE détenait déjà une majorité absolue, compte tenu de la pondération des voix, en termes de chefs de gouvernement. Si son évolution n’est pas particulièrement remarquable, du fait de la défaite de ses membres néerlandais et surtout du départ des conservateurs britanniques et tchèques, son influence aurait dépassé la barre des deux tiers si sa composition n’avait pas évolué. Conséquence de ces départs du PPE, plus de 10% des voix au Conseil sont désormais détenues par des gouvernements dirigés par des partis situés à la droite du PPE. C’est là quelque chose de totalement inédit.

De leur côté, les libéraux ne sont pas en recul. Les résultats électoraux néerlandais et l’arrivée dans leur famille du parti gouvernemental irlandais ont plutôt eu tendance à augmenter leur représentation.

Conséquence logique, le PSE est en chute libre, alors que la gauche GUE maintient ses 4 voix grâce au gouvernement chypriote. Les chefs de gouvernement socialistes représentaient encore un tiers des voix avant juin 2009. Désormais, ils pèsent moins de 20%, un niveau historiquement bas.

De plus, le graphique ci-dessous ne permet pas d’observer une seconde évolution. En effet, pour tenir compte des gouvernements de coalition, il peut être intéressant de calculer le poids au Conseil de l’ensemble des gouvernements dans lesquels une famille politique est représentée. Or, l’arrivée des libéraux dans plusieurs gouvernements (et bien sûr en premier lieu en Allemagne et au Royaume-Uni), conjuguée aux défaites socialistes, a abouti à une situation inédite. Les partis libéraux sont désormais représentés, comme parti principal ou comme simple partenaire, dans un plus grand nombre de gouvernements nationaux (correspondant à 140 voix sur 345 au Conseil) que les socialistes (99 voix sur 345). Evalué à l’aune de ce critère, le poids actuel du PSE en ferait désormais seulement, et nettement, le troisième parti européen. C’est assez dire la perte d’influence de la gauche en Europe.

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Mieux définir les enjeux : être lisibles à l’avenir !

Deux générations après le traité de Rome, 500 millions de citoyens et 27 États coexistent au sein de l’Union européenne. Les traités tiennent lieu de Constitution à ce régime politique, qui est également façonné par les pratiques des citoyens, des institutions et des élus.

Notre régime politique est aujourd’hui bancal. Les administrations nationales et les acteurs du jeu politique, des partis aux médias, persistent à se reproduire, de décennie en décennie, selon les seules règles de l’arène nationale.

Des domaines entiers de la législation sont proposés par la Commission, puis négociés et votés par un Parlement élu et par les représentants des États. Mais les citoyens, dans leur immense majorité, ne connaissent pas les noms de ceux qui les gouvernent.

Qu’est-ce qu’un régime politique qui ne s’incarne pas aux yeux de ses citoyens ? Comment permettre à 500 millions d’européens de se l’approprier enfin, sinon en le sortant de son anonymat ?

Les socialistes européens sont l’une des familles politiques qui ont patiemment modelé l’Union. Ils l’ont confirmé en soutenant le traité de Lisbonne. Il leur revient de donner un visage à la démocratie européenne, pour assurer la survie et la pérennité de l’Union.

Pour ne pas avoir effectué ce travail, ils ont été balayés au profit des conservatismes et des nationalismes. Ils doivent être cohérents et assumer la mission historique qu’ils se sont choisie. En y parvenant, ils mettront à leur tour les nationalismes conservateurs en difficulté.

Notes

1 – Paul Magnette, Le régime politique de l’Union européenne, Presses de sciences-po, 2003.

2 – Article 16 § 4 du traité sur l’Union européenne.

3 – Le site predict09.eu avait publié deux séries d’études annonçant un maintien de la domination du PPE, mais avec un léger rééquilibrage en faveur de la gauche au Parlement européen.

4 – Chaque land allemand y dispose de 3 à 6 voix selon sa population.

5 – Terminologie du Traité constitutionnel rejeté en 2005, qui innovait dans le vocabulaire sans changer la nature de ces normes.

Joël Le Deroff

Co-responsable de EuroCité Bruxelles - Pôle « Analyses électorales » Joël joined ENAR in September 2014. He previously worked for 5 years as Senior Policy & Programmes Officer with ILGA-Europe, the European region of the International Lesbian, Gay, Bisexual, Trans and Intersex Association, where he led advocacy strategies on policies and legislation related to equality, hate crime and asylum at OSCE, Council of Europe, EU and national levels. He also managed projects supporting national and local civil society organisations to build and reinforce their capacities. As an activist, Joël was one of the founders of Rainbow Rose, the network of European lesbian, gay and trans social-democratic activists. From 2006 to 2009, he worked as a civil servant in the French Employment and Social Affairs Ministries. Joël holds a Masters Degree in European Geopolitics and International Economy, as well as a Bachelor in History and Arabic language.