Ce 25 avril 2014 ont été célébrés les 40 ans de la Révolution des Œillets. C’est en effet un 25 avril 1974 qu’un mouvement, initié par des capitaines des Forces Armées Portugaises, a permis de déclencher un coup d’État pour mettre fin à la dictature et la guerre coloniale, établissant ainsi les libertés et la démocratie au Portugal. Les objectifs du programme du Mouvement des Forces Armées (MFA) ont été résumés dans le slogan, devenu fameux, dit des « Trois D » : Décoloniser, Démocratiser et Développer. L’adhésion populaire fut spontanée et enthousiaste, se traduisant par une explosion de joie et de liberté pour les très nombreuses personnes qui voulaient une vie différente, un nouveau Portugal libéré d’un carcan étouffant, un Portugal plus libre, plus égalitaire et fraternel.
À une époque où la guerre froide dominait encore les relations internationales, opposant le bloc mené par les États-Unis et le bloc dirigé par l’Union soviétique, le Portugal fut le centre de l’attention internationale. Avec une droite (compromise avec l’ancien régime) complètement discréditée et balayée au plan politique, le clivage politique et idéologique au sein de la Révolution a, de fait, traversé la gauche. D’une part, le Parti communiste portugais (PCP) et d’autres partis qui voulaient un approfondissement de la Révolution à travers d’une démocratie populaire d’inspiration communiste et, d’autre part, le Parti socialiste (PS) qui misait sur une démocratie parlementaire. Les paroles prononcées alors par Mário Soares, le leader socialiste, témoignaient d’une volonté de construire un socialisme démocratique et de se diriger vers une adhésion à la Communauté économique européenne.
Dans une première phase, la dynamique politique révolutionnaire, appelée « Processus révolutionnaire en cours » (PREC), se déroula favorablement aux yeux de ceux qui voulaient un approfondissement de la Révolution. L’apogée de cette phase mena le Portugal au bord de la guerre civile. Cette acmé révolutionnaire se traduisit par neuf mois de tensions politiques et sociales retenus par les historiens sous le nom d’ « Été chaud » de 1975. Entre le 11 mars 1975 qui marqua la tentative de coup d’État du général conservateur António de Spínola et le 25 novembre 1975, date de la tentative de coup d’État de l’extrême gauche militaire, le pays connut des changements et des événements marquants.
Après la tentative de coup d’État du 11 mars, le Conseil de la Révolution (organisme militaire créé par l’Assemblée du MFA pour coordonner et diriger le processus politique) décida de nationaliser les banques pour arrêter la fuite des capitaux à l’étranger. Un processus de nationalisations fut alors mis en œuvre (à l’initiative des gouvernements provisoires menés par Vasco Gonçalves) pour démanteler les groupes économiques liés au régime déchu et pour construire le socialisme.
Entre le 11 mars et le 25 novembre, environ 1 300 entreprises, représentant 15% à 20% du produit intérieur brut furent nationalisées. Dans ce processus, les secteurs suivants furent l’objet d’une intervention : banques (14 mars), assurances (15 mars), transports aériens, maritimes et terrestres (16 avril), sidérurgie (16 avril), le raffinage et la distribution du pétrole (16 avril), production, transport et distribution d’électricité (16 avril), le ciment (9 mai), les celluloses (9 mai), le tabac (13 mai), l’industrie du verre (13 août), les industries extractives (14 août), bières (30 août), la réparation et la construction navale (1er septembre), les télécommunications et les médias. L’intervention de l’État dans les entreprises continua jusqu’en 1977. Pendant ce laps de temps, le nombre d’entreprises concernées s’éleva à environ 350, comprenant 100 000 employés. L’autogestion fut instaurée dans plus de 1 700 sociétés, couvrant 120 000 travailleurs.
Cette période fut également marquée par le début de la Réforme agraire, concrétisée par des occupations de terres et de maisons abandonnées. Les grèves et les manifestations se multiplièrent et les sièges des partis de gauche furent saccagés et pillés, en particulier dans le nord. C’est au milieu de ces événements dramatiques que s’intensifia le phénomène du retour des Portugais des anciennes colonies.
Les premières élections libres au suffrage universel eurent lieu le 25 avril 1975 pour élire l’Assemblée constituante chargée de rédiger une nouvelle Constitution de la République portugaise. Les résultats du vote furent les suivants : Parti socialiste (PS) 37,87% ; Parti populaire démocratique (PPD) 26,39% ; Parti communiste portugais (PCP) 12,46% ; Centre démocratique et social (CDS) 7,61% ; Mouvement démocratique portugais – Commission démocratique électorale (MDP / CDE) 4,14%. L’Assemblée constituante approuva la nouvelle constitution le 2 avril 1975.
À cette époque, il y avait encore un conflit entre ceux qui voulaient faire avancer le processus révolutionnaire avec la légitimité conférée par le MFA et le Conseil de la Révolution, et les défenseurs du pluralisme des partis légitimés par la volonté populaire exprimée dans les élections. C’est à ce moment que s’établit « L’Alliance Peuple/MFA » dans le but de faire avancer la Révolution. Mais au sein du Conseil de la Révolution et au sein du MFA, il persistait de fortes divisions, et le « Groupe des Neuf », dirigé par Melo Antunes, défendit l’idée que seuls les partis démocratiquement élus décideraient de l’avenir du pays.
Ce dernier prit l’initiative d’annoncer l’expulsion de Otelo Saraiva de Carvalho (l’une des personnalités militaires les plus importantes, partisan de l’approfondissement de la Révolution), commandant de la région militaire de Lisbonne. Celui-ci fut destitué de sa position à la tête du COPCON (commandement opérationnel du continent). Le 25 novembre 1975, certains groupes militaires (principalement des parachutistes et la police militaire de la Région militaire de Lisbonne) organisèrent une tentative malhabile de coup d’État. Le « Groupe des Neuf » mit alors en œuvre un plan d’intervention militaire dirigé par António Ramalho Eanes. Cet événement entraîna alors l’inéluctable défaite de ceux qui voulaient un approfondissement de la Révolution. Les premières élections législatives eurent lieu le 25 avril 1976 et la volonté populaire fut confirmée : PS (34,89%), PPD (24,35%), CDS (15,98%), PCP (14,39%). Les élections présidentielles eurent lieu le 27 juin 1976 et António Ramalho Eanes l’emporta avec 61,59% des votes.
En 1977, l’État portugais soumit une demande d’aide financière au Fonds monétaire international (FMI). C’est également l’année où le Portugal formula sa demande l’adhésion à la Communauté économique européenne. En 1982, avec la révision constitutionnelle, le Conseil de la Révolution fut dissous et il fut mis fin aux fonctions politiques des militaires. En 1983, Portugal se réveilla avec un nouveau programme financier avec le FMI.
Les trente années suivantes furent marquées par l’adhésion et l’intégration dans la Communauté économique européenne et plus tard dans l’Union européenne. Les majorités parlementaires et les responsabilités gouvernementales furent assumées par le PS ou par le PPD/PSD, parfois en coalition avec le CDS/PP. Le PCP a toujours maintenu sa position contre l’adhésion, compte tenu de la nature capitaliste de l’intégration européenne. L’adhésion du Portugal eut finalement lieu en 1986 avec l’Espagne. Un autre événement clé dans ce processus fut la signature en 1992 du Traité de l’Union européenne qui prévoyait la création de l’Union économique et monétaire.
L’époque contemporaine est marquée par la crise financière mondiale de 2007-2008 dans laquelle le Portugal va être durement plongé. Conséquence des errements d’une finance mondiale déréglementée, la crise a pris pied en Europe et s’y est enracinée également en raison des défauts de conception de l’UEM. À Lisbonne, le gouvernement portugais (soutenu par le PS et conduit par le Premier ministre José Sócrates), sous la pression des marchés financiers et des partenaires européens, établit plusieurs plans successifs (PEC I, II et III) (Programme de stabilité et de croissance) pour réduire les dépenses, augmenter les recettes de l’État et atteindre l’objectif de déficit budgétaire convenu au sein de l’Union européenne. Cependant, la situation a continué à se détériorer à la fois sur le plan intérieur (agitation sociale, déclin économique, chômage) et sur le plan extérieur (augmentation des taux d’intérêt à l’achat de la dette publique portugaise). Dernière tentative pour calmer les marchés financiers, le gouvernement a préparé le PEC IV. Cependant, le 23 mars 2011, tous les partis d’opposition (droite comme gauche), qui ensemble formaient la majorité, ont rejeté ce document au Parlement. En conséquence, le Premier ministre a présenté la démission du gouvernement et le 31 mars, le Président de la République Cavaco Silva a annoncé au pays la dissolution du Parlement et la tenue d’élections législatives anticipées fixées au 5 juin 2011.
Dans ce scénario politique instable, le taux d’intérêt de la dette portugaise sur le marché secondaire a atteint des sommets, et le 6 avril 2011, après de nombreuses pressions (notamment de la banque portugaise), José Sócrates, a officiellement annoncé que le gouvernement allait envoyer une demande formelle d’aide financière à l’Union européenne. Un nouveau programme d’aide financière et la tutelle de la Troika (FMI, Banque centrale européenne et la Commission européenne) sont négociés en 2011. Les conditions de politique économique qui conditionnent l’aide financière ont été détaillées dans un mémorandum d’accord.
Le nouveau gouvernement, soutenu par une majorité parlementaire de droite (PPD/PSD et CDS/PP) élue lors des élections législatives anticipées et dirigée par le Premier ministre Pedro Passos Coelho, applique une politique d’austérité plus stricte que ce qui était prévu dans l’accord avec la Troika, en contradiction avec ce qui a été promis durant la campagne électorale. Plus de privatisations, plus de réductions de salaires des retraités et des employés du secteur public et de hausses d’impôt ont été la résultante de ce choix. La récession économique a empiré et les recettes fiscales ont diminué, le chômage et la dette publique ont grimpé.
« L’État de bien-être », objectif défendu dans la Constitution portugaise, est aujourd’hui menacé. Nous assistons à un « PREC (processus révolutionnaire en cours) de droite » et à la destruction du consensus politique qui a émergé de la Révolution des Œillets. Comme nous l’avons vu, la désunion de la gauche est un problème structurel de la vie politique portugaise : elle date des événements fondateurs du système démocratique portugais.
La droite s’unit pour gouverner et mettre en œuvre son programme politique, tandis que la gauche reste divisée. Cet article n’a pas pour but d’analyser les raisons de ce problème mais de plaider pour un effort de dialogue et de convergence à gauche pour défendre et pérenniser les acquis d’Avril, surmonter la crise économique et sociale actuelle et, dans les décennies à venir, construire une réponse politique portugaise autant qu’européenne aux problèmes créés par le capitalisme mondial non réglementé.
(Illustration photo : xpgomes7 – Licence Creative Commons)