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Les élections serbes de mars 2014 ont été les dixièmes élections législatives, mais aussi les septièmes élections anticipées depuis l’introduction du multipartisme en 1990. Ces résultats révèlent la dynamique du paysage électoral et des partis en Serbie. En dépit d’une campagne très active et d’une participation de 53,09 %, l’ensemble des partis (auto)proclamés sociaux-démocrates présents aux élections n’ont pourtant pas réussi à recueillir plus de 30 % des suffrages.
Il est particulièrement préoccupant que la majorité des voix se soit portée sur trois listes dites sociales-démocrates distinctes – issues du Parti socialiste de Serbie (SPS), du Parti démocratique (DS) et du Nouveau parti démocratique (NDS). Mais si l’on ajoute la liste du Parti social-démocrate de Serbie (SDPS), qui a intégré la coalition au pouvoir du Parti progressiste serbe (SNS) du premier ministre Aleksandar Vucic, on a en réalité quatre listes dites sociales-démocrates. Toutefois, si l’incontournable « force morale » de la gauche modérée serbe, l’Union sociale-démocrate (SDU), a pour coutume de former une coalition électorale avec les anti-nationalistes à l’orientation ouvertement pro-libérale du Parti libéral-démocrate (LDP), elle n’a pas réussi à entrer à l’Assemblée nationale. La rivalité de ces cinq listes dites sociales-démocrates semble pour le moins paradoxale aux yeux d’un observateur occidental. Nous reviendrons plus en détail sur ce que l’on appelle le « paradoxe serbe » – qui en réalité n’en est pas un.
En guise d’introduction, il est important de souligner que les dernières élections législatives serbes ont remodelé considérablement le paysage politique du pays – voir le graphique n° 1 qui illustre parfaitement les changements récents (1) – par rapport aux années 2000.
Graphique n° 1
Nous pouvons notamment constater que le principal résultat de ces élections est le rétrécissement de l’espace politique du bloc des europhobes et de celui des europhiles (2) puisqu’aucun de leurs représentants n’a dépassé le seuil électoral des 5 % (3).
En d’autres termes, l’année 2014 a été marquée par la nette victoire de ce qu’on appellerait l’eurocentre, c’est-à dire les euroréalistes. Le « séisme électoral » de 2014 a conduit au naufrage complet des soi-disantes organisations politiques « pro-démocratie » qui avaient causé la chute du gouvernement de Slobodan Milosevic en 2000, au terme d’une décennie de lutte. De même, les partis et leaders nationalistes réformés (par exemple le SNS du président de la République et le Premier ministre), autrefois piliers du régime de Milosevic, connaissent aujourd’hui un retour triomphal avec, cette fois, le soutien total de la communauté internationale.
Au terme de plus d’une décennie au pouvoir sous Tadic, les anciens vainqueurs avaient perdu leur légitimité face à la détérioration de l’économie serbe, la corruption et leur incompétence dans un contexte de crise différent (en 2012). Ils ont cependant retenu la leçon : ils ont marché vers le pouvoir en endossant l’habit européen et ont utilisé la rhétorique anticorruption comme moyen le plus facile de faire tomber l’élite politique établie. Une question se pose : quel groupe représente la majorité de la société serbe ? La moitié du corps électoral qui s’est abstenue. Dans une démocratie parlementaire, un taux d’abstention aussi élevé aux élections législatives montre clairement la non-représentativité de l’ensemble du système politique. Nous nous efforcerons à présent de dresser le tableau social et économique de la transition post-socialiste qui a généré la crise politique actuelle.
Deux décennies de transition post-communiste en Serbie. L’exemple de pays dévastés
Les changements constitutionnels de 1989 et l’adoption de la nouvelle Constitution en septembre 1990 ont officiellement mis fin au système du parti unique fondé sur le rôle dominant de la Ligue des communistes de Yougoslavie (nom officiel utilisé par le Parti communiste de Yougoslavie à partir de 1952), puis restauré la concurrence entre partis politiques grâce à la démocratie parlementaire qui était déjà en vigueur du temps de la monarchie yougoslave avant l’ère communiste. Bien que le gouvernement serbe ait hérité (à partir de 2006) de la structure républicaine de l’ère communiste, « le socialisme réel » (en tant que cadre social) et la République fédérative socialiste de Yougoslavie (en tant que cadre politique) appartiennent au passé. Répondant à ses propres intérêts, le nouveau capitalisme politique et clientéliste a dénoncé le « socialisme réel », l’ensemble des identités socialistes internationales, mais aussi les véritables démocraties. L’imposition d’identités ethniques restreintes et de divisions symboliques était au service du pillage des biens publics et sociaux dans la Yougoslavie communiste. La guerre n’était en réalité qu’un moyen parmi d’autres de créer un « terrain fertile » nécessaire au transfert des nombreux privilèges du système monopartite vers un système multipartite.
La destruction de l’économie et de la société était largement motivée par une logique d’intérêts. Des recherches sociologiques ont montré que deux tiers des plus grands entrepreneurs du secteur privé apparus au cours des années 1990 proviennent des anciennes élites de la nomenclature communiste. Ce chiffre a été d’un quart à un tiers dans d’autre pays post-communistes (4). La soi-disant gauche Yougoslave, c’est-à-dire les individus ayant utilisé et abusé de ce terme, a largement contribué à ce processus. Cela doit nous mettre en garde contre le danger représenté par les différents fétichismes intellectuels quant à la « pureté angélique » implicite de la gauche, réalisés sans analyser le contenu des termes employés au quotidien. Dans les faits, lesdits concepts de multipartisme et de démocratie se fondaient sur un pluralisme autoritaire sous-tendant l’hégémonie d’un seul parti. En tant que parti dominant dans les années 1990, le Parti socialiste de Serbie (SPS) de Milosevic a adopté cette approche en atteignant un degré effrayant de manipulation des citoyens. En parallèle, il a assuré et contrôlé ses propres intérêts politiques et économiques, ainsi que ceux de ses proches. Son hystérie nationaliste et xénophobe a déclenché et lui a fait perdre les guerres balkaniques « micro-impériales ». Les manœuvres destructrices de cette organisation politique, caractéristiques d’un « pillage économique », ont entraîné une baisse du PIB de 60 % par rapport à la période précédant la dissolution de la Yougoslavie socialiste. Elles ont ainsi généré une situation sociale dans laquelle, par exemple, la production industrielle représente 43 % de celle de 1990, dix ans après le début de la transition capitaliste. À l’instar de l’Ukraine, la Serbie a battu un record de chute du PIB en un an, avec une dégringolade de 59,4 % en 1992. En outre, les réformes dominantes des années 1990 ont entraîné une réduction des droits des travailleurs, une forte fragmentation de la société et plus généralement l’annulation des progrès sociaux et civiques obtenus pendant l’après-guerre. Par conséquent, des pays capitalistes tels que la Suède et la France, pour ne citer qu’eux, incarnent de véritables paradis socialistes par rapport à la Serbie « socialiste » de Milosevic (5). Le résultat de cette politique se ressent dans la structure sociale de la population serbe au début des années 2000 (6) : 40 % est sous le seuil de pauvreté, 40 % au bord de la pauvreté, 15 % apparenté à la classe moyenne, 4,95 % à celle des riches et 0,5 % à celle des très riches.
La défaite des guerres en Croatie et en Bosnie, les sanctions, la diabolisation généralisée du pays dans l’opinion publique internationale, l’entrelacement du pays et du crime organisé, la façade parlementaire, l’appauvrissement massif de l’ensemble des couches sociales et la nouvelle guerre lancée au Kosovo ont assené un coup mortel au régime de Milosevic. Sous la pression de l’insatisfaction croissante de la population, une partie de l’opposition s’est unie, puis partiellement vidée de sa folie nationaliste et isolationniste (7). Même les nouveaux riches n’avaient plus aucun intérêt à soutenir le régime qui leur avait pourtant assuré des privilèges quasi-illimités. Ils avaient déjà adapté leurs positions privilégiées, héritée du « socialisme réel », au capitalisme. Toutefois, pour continuer à s’enrichir et asseoir leur influence sociale et économique, ils avaient besoin d’une stabilité politique et économique que l’ancien gouvernement déjà compromis en Serbie et à l’étranger ne pouvait plus leur assurer. Cela explique clairement le changement de camp de la majeure partie de la « lumpenbourgeoisie » (Karel Kosik) – par exemple la classe qui a été appauvrie par l’embargo –, ainsi que le soutien direct de cette dernière à l’Opposition démocratique de Serbie (DOS) qui s’est associée au Parti démocratique (DS) juste avant, et immédiatement après la dite « Révolution des bulldozers » du 5 octobre 2000.
1990-2000 ont été dix années de destruction économique, de paupérisation et de polarisation de la société à grande échelle qui ont généré des changements radicaux au sein du régime. Elles ont également marqué le passage d’une phase de capitalisme politique criminel au sein d’un seul pays à celle de capitalisme politique corrompu (8). Cette forme de capitalisme autoritaire de périphérie, le « capitalisme politique » selon Max Weber, se distingue essentiellement par le fait que le succès économique d’une personne dépend directement de son degré de proximité avec le pouvoir. Les relations politiques sont par conséquent essentielles à toute carrière professionnelle.
Aujourd’hui encore inachevée, cette seconde phase du capitalisme politique se caractérise par la sortie du pays de l’autarcie et de l’auto-isolationnisme, ainsi que par son intégration au sein des organisations politiques et économiques mondiales. Quand DS fut au pouvoir, la nouvelle orthodoxie libérale, dite néoconservatrice, a conduit à une substitution arbitraire des anciennes irrationalités communistes par de nouvelles, à travers le respect aveugle des dogmes néolibéraux du fondamentalisme de marché et leur application péremptoire à toutes les couches de la société. Il s’est reflété dans la négligence ou le rejet total de toutes les tendances et expériences sociales progressistes contemporaines des sociétés les plus développées, moins développées ou en développement. L’acceptation sans réserve de l’idéologie néolibérale et de la stratégie post-socialiste de la transition fut tout bonnement présentée comme la « voie express vers le modèle de société occidentale et européenne d’abondance » du petit État post-communiste puis post-Milosevic de périphérie.
Le néolibéralisme porte en lui l’idée inhérente des « travailleurs paresseux et des bons capitalistes », assurant le soutien social et idéologique du nouveau régime aux nantis des années 1990 qui sont considérés comme la nouvelle avant-garde sociale appelée à tirer la société vers des jours meilleurs. Dans ce nouveau contexte, les travailleurs sont regardés avec méfiance, ils sont considérés comme les restes du socialisme et de l’autogestion, derrière lesquels se cache une culture du désordre, des grèves, de l’infériorité, de la paresse et autres fléaux. Du reste, le rôle du pays au sein de la transition post-socialiste se limite à défendre les intérêts des classes dominantes serbes et internationales qui ne font que ravager davantage l’économie serbe, à travers un processus corrompu de privatisations.
Ainsi, la ruine de l’économie, de la politique et de la société représente une stratégie de légitimation du capitalisme politique et criminel « milosévien » au cœur d’un processus mené principalement par le Parti démocratique (DS) depuis 2000. Ces deux dernières décennies ont beau être différentes, elles sont fondées sur la même philosophie économique de production et de reproduction d’un système économique oligarchique, sur la subordination de tous les segments de la société aux profits et aux intérêts d’une minorité ainsi que sur l’anéantissement de l’économie réelle.
La social-démocratie absente. Les caractéristiques des partis « sociaux-démocrates » serbes
Pour comprendre le contexte politique qui domine la Serbie depuis la chute du « socialisme réel », il convient de connaître les caractéristiques des partis politiques en général, et plus particulièrement des partis sociaux-démocrates.
Il n’existe en réalité aucun parti politique respectant le sens propre de cette appellation, que ce soit en Serbie ou dans les autres pays post-communistes. En effet, les partis politiques représentent des classes sociales et des couches spécifiques de la société, alors que les pays en transition vers un capitalisme semi-colonial tels que la Serbie, dont la viabilité dépend exclusivement de l’ampleur des investissements et des crédits provenant de l’Occident, ne possèdent aucune base sociale solide. Sur ce point, les partis évoluant dans des pays aux syndicats faibles et fragmentés, aux médias corrompus et à la société atomisée ont été déçus par les intérêts particuliers de leurs dirigeants et de leurs membres (9), mais aussi par les capitaux serbes et internationaux considérables mis en jeu et les exigences continuelles et contradictoires des États-Unis, de l’Union européenne et de la Russie. On pourrait donc conclure que les principaux partis serbes ont tendance à adopter une structure d’association technocrate et patronale et un rôle de « comprador » (10) et que leurs programmes et politiques sociales et économiques sont identiques.
Bien que le système monopartite communiste ait été supprimé dès 1990, la situation mono-idéologique qui réinstitue et assoit les acteurs politiques les plus influents n’a toujours pas été éliminée. La majeure partie des courants œuvrant au sein de la Ligue des communistes de Yougoslavie du temps du « socialisme réel » n’ont jamais pu, ni souhaité remettre en question la mission de cercle politique et les privilèges liés au parti dont ils jouissaient.
Ils sont aujourd’hui remplacés par de vaines formes démocratiques de parlementarismes qui, par le biais des partis au gouvernement et des médias contrôlés par les nouveaux riches, empêchent toute articulation politique indépendante. La Ligue des communistes de Yougoslavie et ses factions n’ont été remplacées que par un nouveau groupe politique dont les factions émanent de sa propre droite. Il n’est donc pas rare de se retrouver face à une cacophonie et des coalitions qui seraient tout simplement inconcevables dans des démocraties plus développées. Le gouvernement actuel est ainsi constitué d’une coalition de partis suivant une doctrine expressément libérale, conservatrice, sociale-démocrate et de gauche radicale.
Malgré la réduction générale de la signification des programmes politiques des partis dans la pratique (processus particulièrement visible au sein des partis sociaux-démocrates européens dont le profil idéologique a toujours été présenté plus clairement que dans les autres familles politiques), la Serbie a atteint son propre consensus post-idéologique. La répartition gauche-droite ne joue absolument aucun rôle dans la vie politique. Par ailleurs, les manifestes et programmes des partis n’ont aucune influence sur les activités concrètes menées par ces derniers, qui n’ont de « social-démocrate » que le nom. Leur action politique et leur fonctionnement interne reposent encore sur l’absence de démocratie et sur le concept de « grand leader ».
Il existe actuellement en Serbie six partis se déclarant sociaux-démocrates et participant régulièrement aux élections : le Parti socialiste de Serbie (SPS), le Parti démocratique (DS), le Nouveau parti démocratique (NDS), le Parti social-démocrate de Serbie (SDPS), la Ligue des sociaux-démocrates de Voïvodine (LSV) et l’Union sociale-démocrate (SDU). Il convient également de citer le parti de l’actuel ministre du Travail Aleksandar Vulin, le Mouvement des socialistes (PS), à l’orientation sociale-démocrate, mais qui déclare relever d’une « gauche radicale de lutte », ce qui ne l’empêche pas d’apparaître sur les listes du Parti progressiste serbe (SNS), homologue de l’UMP en France.
En dépit de sa taille réduite, la SDU a joué un rôle relativement important dans l’opposition à Milosevic durant l’hystérie nationaliste des années 1990. Toutefois, comme elle n’est pas représentée au Parlement et qu’elle est dénuée de toute influence sur la société serbe, que le NDS − devenu Parti social-démocratique (SDS) lors de son premier congrès le 4 octobre 2014 − vient d’être formé par la sécession d’une fraction du DS restée fidèle à l’ancien président Boris Tadic qui se cherche encore au plan idéologique et politique (11), que la LSV est un parti régional et que le SDPS de l’ancien ministre du Travail n’a jamais participé aux élections de manière indépendante (12), nous nous concentrerons sur les deux partis dits « sociaux-démocrates » les plus importants : le Parti socialiste de Serbie (SPS) et le Parti démocratique (DS).
Le SPS est l’héritier légal de la Ligue des communistes de Serbie. Il provient du courant nationaliste le plus rétrograde (celui de l’ancien dirigeant Slobodan Milosevic), qu’il a repris au terme de la lutte des courants de la seconde moitié des années 1980. Milosevic est brusquement devenu le premier président de ce parti formé le 27 juillet 1990. Au pouvoir jusqu’aux élections législatives de décembre 2000, il était également le parti politique le plus influent.
En raison des politiques menées dans les années 1990, cette fausse gauche n’a jamais été acceptée au sein de l’Internationale socialiste, ni au sein d’autres organisations de gauche, ce qui montre bien qu’elle n’a jamais bénéficié de quelque légitimité internationale de gauche que ce soit durant cette période. Étant donné le contexte socio-économique décrit ci-dessus, il est inutile de rappeler que la politique nationaliste de ce parti est la première responsable de la destruction de la Yougoslavie en tant que République des slaves du sud, mais aussi, vraisemblablement à plus long terme, du mouvement et de l’idée de yougoslavisme qui a marqué l’histoire de l’engagement de la gauche balkanique. Assassinats politiques, fraudes aux élections, politique isolationniste va-t-en-guerre, extrême fragmentation sociale et appauvrissement du peuple, réduction drastique du droit du travail, création d’une classe de nouveaux riches faisant partie intégrante des oligarchies politiques « de gauche » ne sont que quelques-uns des « succès » durables du SPS dans le giron du « capitalisme des monstres sauvages » (Helmut Schmidt) implanté en Serbie.
En dépit de son apaisement et de son « nouveau visage » (ainsi que de mesures positives appliquées aux pratiques politiques actuelles), la politique d’extrême droite du Parti socialiste serbe durant les années 1990 restera l’indicateur historique de la décadence sociale et morale de cette époque. À cause des abus de ce groupe politique, aucune grande force sociale ou politique progressiste n’a souhaité être liée à l’appellation de « gauche » pendant longtemps.
Cependant, après l’expérience SPS des années 1990 et l’arrestation de certains de ses dirigeants politiques pour corruption et crimes de guerre (certains d’entre eux, Slobodan Milosevic inclus, ont été jugés devant la Cour Pénale Internationale de la Haye), un véritable tournant politique a été amorcé par Ivica Dacic à partir de 2008. Durant cette période, le parti commence discrètement à prendre ses distances avec son passé communiste (de 1945 à 1990) et sa politique belliqueuse (de 1990 à 2000), et entre dans ce que l’on appelle le camp « pro-démocratie » en constituant un gouvernement avec le Parti démocratique.
De 2008 à nos jours, le SPS s’efforce de légitimer son identité de parti social-démocrate moderne au niveau de sa doctrine et sur la scène internationale. Selon son site internet et les déclarations de ses représentants officiels, le prochain objectif du parti est d’entrer à l’Alliance progressiste. Au pouvoir depuis 2008 et à la tête du gouvernement de 2012 à 2014, le SPS a été accepté comme partenaire légitime par les représentants officiels de l’UE et confirme lui-même que l’un de ses principaux objectifs est l’adhésion de la Serbie à l’UE. Selon les timides déclarations des dirigeants du parti lors de son dernier congrès du 14 décembre 2014, on observe un éloignement plus marqué par rapport aux politiques des années 1990. Mais le SPS et les autres partis politiques ne constituent pour la plupart qu’une « fédération de groupes d’intérêts et de lobbys ». En outre, leur programme politique soi-disant social-démocrate ne les empêche pas de participer au gouvernement en compagnie des partis libéraux et conservateurs, ni d’approuver la loi qui a fait reculer le droit du travail de quelques siècles, le ramenant à l’Angleterre du XIXe siècle, et abrogé les quelques acquis modernes qui lui restait.
Le deuxième parti serbe se déclarant social-démocrate est le DS. Contrairement au SPS qui est l’héritier de la Ligue des communistes de Yougoslavie, le Parti démocratique a été fondé par des dissidents de l’ère du « socialisme réel » aux convictions politiques diverses, dont l’orientation anticommuniste et pro-occidentale était l’unique point de convergence. Cette cacophonie idéologique interne a eu raison de la confiance des membres du parti dans ses dirigeants. Ces derniers ont alors formé de nouveaux partis, de la gauche libérale à celle expressément conservatrice (DS a ainsi généré plus de 5 partis importants). Durant les années 1990, ce parti a été l’une des forces d’opposition majeures au régime du SPS. Toutefois, son ivresse nationaliste de l’époque lui a valu le rejet de la famille des partis nationaux/conservateurs européens. Immédiatement après les changements de 2000 et la destitution du SPS, Zoran Djindjic, Premier ministre et président du Parti démocratique de l’époque (qui est resté la principale force politique du pays jusqu’en 2012), a lancé un processus de « sociale-démocratisation » descendante et de rapprochement avec les groupes socialistes européens.
Ainsi, le DS est né comme force centriste pour devenir aujourd’hui membre à part entière de l’Internationale socialiste, et membre associé du Parti socialiste européen (PES). Mais selon des études sociologiques, les citoyens serbes ainsi que les sympathisants et membres du parti ne reconnaissent pas le Parti démocratique en tant que tel. De même, la position de l’ancien président du DS, Boris Tadic, élu président le 27 juin 2004, énoncée dans une interview, est révélatrice : en dépit du courant suivi par le parti, ce dernier s’identifie comme libéral et non comme social-démocrate ou, plus généralement, de gauche (13).
Depuis 2000, la Serbie a connu une amélioration à court terme du niveau de vie de sa classe moyenne. Elle a par ailleurs obtenu une meilleure place sur la scène internationale, plus de liberté politique, une stabilité relative et une démocratisation partielle, marquant ainsi la transition post-communiste qui a achevé la privatisation du capital social menée par les minorités privilégiées proches des oligarchies du parti. D’autre part, le Parti démocratique compte quelques éminents jeunes intellectuels à l’orientation pro-sociale-démocrate. Ils bénéficient d’une position renforcée grâce à l’adhésion du PD à l’Internationale socialiste. Toutefois, le parti ne possède généralement que très peu de points de convergence au niveau de l’idéologie et de l’organisation interne avec les partis sociaux-démocrates d’Europe les plus à droite qui se déclarent sociaux-démocrates tout en revendiquant une position de « nouveau centre ». L’adoption du dernier programme du parti a été marquée par un scandale : l’absence du terme « social-démocratie », qualifiée par le président du DS de simple oubli qui serait tout bonnement corrigé. Mais les termes « socialisme » et « social-démocratie » étaient déjà absents du programme précédent, tant et si bien que tout individu l’ayant lu n’aurait jamais pu se douter que le DS était membre de l’Internationale socialiste.
En substance, les membres et les électeurs de ce parti à la ligne centriste ne considéraient la social-démocratie, ou plus généralement la gauche, qu’avec étonnement ou au mieux avec indifférence jusqu’à récemment, selon certaines études. Le nouveau président élu du DS, Bojan Pajtic, a annoncé un tournant social-démocrate, bien que l’on ne puisse pas encore tirer de conclusions sur la nouvelle orientation du parti. Le Parti démocratique pourrait donc être considéré comme un acteur potentiel social-démocrate dans l’avenir mais il est encore trop tôt pour se prononcer, même s’il a rejoint le PSE.
La politique européenne et la social-démocratie serbe. Que faire ?
Comme on pouvait s’y attendre, l’espace politique serbe n’est que très peu structuré au plan idéologique. Pour reprendre les mots du sociologue et social-démocrate Srecko Mihailovic, les débats idéologiques sont absents des partis ou marginalisés au profit des luttes pour le pouvoir. De plus, le pouvoir n’entre même pas en compte dans ce contexte car il n’est qu’un moyen de lutte pour obtenir une partie du butin économique (14). L’économiste d’origine libérale Vladimir Gligorov déclare donc, à juste titre, que la structure et l’organisation interne du parti correspondent à ce que l’on appelle les groupes d’intérêt. En effet, les débats internes ne traitent des questions idéologiques ou stratégiques qu’à un niveau minimal. Toute l’attention se concentre sur les échelons de la hiérarchie car les gravir permet d’accéder au partage du pouvoir et des postes dans les secteurs où le parti est influent (15).
Il n’est donc pas surprenant de voir que le premier groupe politique de la société serbe est celui des abstentionnistes, ce qui provoque une grave crise de légitimité de la démocratie parlementaire. Toutefois, la majeure partie des électeurs ne votent pas en fonction des programmes ou d’autres critères de différentiation politique, mais donnent leur voix à ceux qui sont perçus comme étant les moins corrompus, ou tout simplement capables de faire face à la corruption galopante qui mine la société.
En résumé, la scène politique repose sur les deux fondements ou consensus essentiels suivants, qui concernent l’ensemble des grands partis politiques serbes :
1. le mantra de l’UE utilisé comme excuse pour justifier les réformes les plus rétrogrades qui détruisent les droits sociaux des citoyens ;
2. une gestion technocrate du pays au service des grands capitaux nationaux et étrangers, avec en toile de fond, des liens inextricables entre la politique et les nouveaux riches serbes.
Les partis politiques prétendument sociaux-démocrates ne possèdent aucune stratégie durable et ne disposent d’aucune chance réelle de progrès au sein du bourbier politique et idéologique actuel. Il faudra peut-être attendre l’arrivée de nouvelles générations d’hommes et de femmes politiques formés au sein des écoles et séminaires de la Fondation Friedrich Ebert, présente depuis plus de dix ans en Serbie. Dans tous les cas, les programmes « pro-européens » de ces partis et leur intention d’entrer au Parti socialiste européen (PSE) représentent une perspective d’avenir car ils permettront la formation d’un groupe fixe en mesure d’achever le processus de leur « sociale-démocratisation ». Sans l’aide ni la pression du PSE, il sera difficile d’amorcer un changement de courant dans les partis sociaux-démocrates serbes. Dans un tel contexte, il est important de s’orienter vers le Parti socialiste de Serbie et le Parti démocratique car ils possèdent le potentiel social-démocrate le plus élevé et abordent continuellement les points suivants :
1. la formation d’une commission officielle au sein du PSE par des personnes qui connaissent les opportunités de la Serbie et qui seront donc en mesure d’évaluer la situation actuelle des partis serbes, puis de créer une stratégie adaptée en vue de leur profonde « social-démocratisation » ;
2. soutenir la création du think tank social-démocrate serbe comme plateforme sociale-démocrate qui aidera les partis sociaux-démocrates à positionner leurs idées et stratégies sur la scène politique serbe. L’objectif de cet institut est de rapprocher à long terme les partis sociaux-démocrates serbes afin qu’ils puissent partager conseils stratégiques et actions politiques ;
3. soutenir la formation et les activités des groupes de réflexion au sein des deux partis cités afin d’élaborer des politiques sociales-démocrates concrètes, fondées sur l’idéologie sociale-démocrate et les programmes spécifiques de chaque parti ;
4. promouvoir une formation politique exhaustive des dirigeants et membres des partis selon la social-démocratie ;
5. soutenir le lancement d’un processus de démocratisation interne de ces partis en utilisant l’expérience de partis sociaux-démocrates européens.
Pour engager ces changements positifs, il est évidemment nécessaire de revitaliser les syndicats et la société civile en général, car sans pression des syndicats et des travailleurs, tout parti politique, aussi à gauche soit-il, est condamné à s’incliner face au capital et à mener les politiques de droite correspondantes.
Notes
1 – Le graphique est tiré de Zoran Stojiljkovic et Dusan Spasojevic, « Partijski sistem Srbije: dug put od polarizovanog pluralizma ka segmentiranom pluralizmu » (Le système des partis en Serbie : le long parcours d’un pluralisme polarisé vers un pluralisme segmenté), dans Zoran Stojiljkovic (dir.), Politička sociologija savremenog društva (Sociologie politique de la société contemporaine), Institut de publication des manuels scolaires, Belgrade, 2014, p. 489.
2 – Il s’agit ici des partis politiques s’engageant à remplir sans aucune réserve l’intégralité des conditions économiques et sociales, mais aussi celles liées au Kosovo et à l’adhésion à l’OTAN (ce thème revêtant un caractère pour le moins délicat dans un pays soumis à 78 jours de bombardements quotidiens de l’Alliance au cours de l’année 1999 en raison des conflits au Kosovo) fixées par l’UE en Serbie, et à s’éloigner de la Russie en parallèle.
3 – Le parti le plus europhobe d’extrême-droite, le Parti radical serbe, a reçu un total de 2 % des voix lors des dernières élections alors qu’il obtenait régulièrement la confiance de 20 à 30 % des citoyens serbes ces dernières décennies. En revanche, les europhiles du Parti libéral-démocrate (LDP) et des Régions unies de Serbie (URS/G17+) n’ont pas réussi à entrer à l’Assemblée nationale serbe. Ils réunissaient pourtant plus de 10 % des voix au cours des derniers cycles électoraux.
4 – Malden Lazic, Promene i otpori (Changements et résistances), Filip Visnjic, Belgrade, 2005, p. 94.
5 – Certains auteurs occidentaux ont même baptisé la Serbie de Milosevic le « dernier bastion du communisme » et pays socialiste en raison du nom de son parti : le Parti socialiste de Serbie.
6 – Danilo Mrksic, « Restratifikacija i promene materijalnog standarda » (Restratifications et changements du standard matériel), dans Mladen Lazic (dir.), Račji hod. Srbija u transformacijskim procesima (La marche du crabe. La Serbie au cœur des processus de transformation). Filip Visnjic. Belgrade, 2000, p. 17.
7 – Au cours des années 1990, même les partis d’opposition ont avancé des revendications nationalistes. Le Parti Démocratique (DS), aujourd’hui membre de l’Internationale socialiste, est le plus souvent perçu comme la fraction la plus progressiste de la coalition « anti-milosévienne » de l’époque. Il s’est clairement penché sur des questions d’ordre national dès les premières élections multipartites tandis que ses députés siégeant à l’Assemblée nationale exigeaient publiquement la « définition des frontières occidentales de l’état serbe ». Zoran Djindjic, alors président du DS, a même reçu des applaudissements de la part des socialistes lorsqu’il a constaté que « renoncer à l’autonomie des serbes de Croatie n’était pas synonyme de paix, mais de capitulation ». La direction du parti a ensuite accusé Milosevic d’être sorti perdant de la guerre, sans toutefois sanctionner sa participation à cette dernière. Elle souhaitait ainsi se donner l’image d’un guerrier plus vaillant que l’ex-dirigeant serbe.
8 – Nous avons abordé ce sujet dans un autre écrit : Ivica Mladenovic, « Basic features of the transition from nominal socialism to political capitalism: the case of Serbia », Debatte, vol. 22, n° 1, 2014, p. 5-25.
9 – La Serbie n’est que l’un des pays dits post-socialistes et évoluant au sein d’une partitocratie parmi tant autres. En effet, ses partis politiques sont de plus en plus présents. S’ils souhaitent rester au pouvoir au niveau local et national tout en évoluant dans un contexte de crise socio-économique généralisé avec un taux de chômage dépassant les 30 %, ils doivent corrompre la société pauvre en distribuant des emplois au sein de l’administration publique à leurs membres. Actuellement au pouvoir en Serbie, le Parti progressiste serbe (SNS) possède plus de 330 000 membres selon les données les plus récentes. Ce fait peut sembler incroyable aux yeux de l’observateur occidental. Rappelons que la Serbie possède une population de moins de 7 millions d’habitants ainsi que plus de 90 partis politiques inscrits. Les citoyens serbes sont tout simplement conscients que l’adhésion à un parti politique sera leur seule chance d’accéder à un emploi.
10 – Michael Ehrke, ancien directeur du bureau de la fondation allemande sociale-démocrate Fridrich Ebert Stiftung à Belgrade, a largement abordé le rôle des élites compradores dans les pays post-socialistes dans ses écrits. Michael Ehrke, « Oligarsi, kompradori, tajkuni : tri tipa dobitnika » (Oligarques, compradors, magnats : les trois types de vainqueurs de la transition), dans Srecko Mihajlovic (dir.), Dometi tranzicije od socializma ka kapitalizmu (Les retombées de la transition du socialisme vers le capitalisme), Friedrich Ebert Stiftung, CSSD, CeSID, Belgrade, 2011, p. 151-163.
11 – L’organisation interne non-démocratique fait que toute division d’ordre personnel ou liée aux intérêts des leaders des partis politiques serbes (sans en arriver à des divisions d’ordre politique ou idéologique de base car aucune différence politique ou idéologique plus importante n’existe au sein de ces partis en réalité) porte le plus souvent à l’abandon du « camp le plus faible » durant le conflit concerné et à la création de nouveaux partis politiques.
12 – Ce groupe politique est en ce moment le paradigme de la situation pré-politique dans laquelle se trouve la démocratie serbe. En effet, durant les élections législatives de 2012, SDPS avait intégré la coalition pré-électorale du Parti démocratique, le parti politique alors au pouvoir et le plus influent. Mais après les élections et la défaite inattendue de cette coalition, il a accepté l’invitation des nouveaux vainqueurs de droite, quitté la formation et ainsi accédé au gouvernement en place jusqu’aux élections anticipées de 2014. Aux élections de 2014, SDPS a rejoint une partie de la coalition formée autour du parti serbe de droite le plus important, le Parti progressiste serbe, avec lequel il constitue aujourd’hui une partie de la majorité au pouvoir. Toutefois, le président du SDPS s’est en fin de compte retrouvé au pouvoir de façon permanente depuis l’année 2000, qu’il œuvre au sein d’un gouvernement de « droite » ou de « gauche ».
13 – Voir : <http://news.beograd.com/srpski/clanci_i_misljenja/stankovic/001111_Potrebni_su_nam_politicari_po_nasoj_meri.html>.
14 – Srecko Mihailović, « Identiteti političkih stranaka i njihovih programa, dvadeset godina posle » (Identités politiques et programmes des partis, vingt ans plus tard), dans Slavisa Orlovic (dir.), Partije i izbori u Srbiji (Partis et élections en Serbie), Belgrade, Friedrich Ebert Stiftung et le Centre pour la démocratie de la Faculté de Sciences Politiques, 2011, p. 190.
15 – Vladimir Gligorov, « Programi i politike » (Programmes et politique), dans Zoran Lutovac (dir.), Ideologija i političke stranke u Srbiji (Idéologie et partis politiques en Serbie), Belgrade, Friedrich Ebert Stiftung, 2007, p. 224.
(Illustration photo : greengee / Flickr.com)