Les contradictions euro-russes à la recherche d’une nouvelle synthèse

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Depuis la chute de l’URSS, les acteurs européens et la Russie ne cessent de chercher leur place dans le concert européen, oscillant entre périodes de rapprochement et de tension. Ces relations sont à comprendre dans un contexte international dépendant tant de la politique américaine que de l’émergence des BRIC. La Russie comme l’UE voient leur légitimité s’affaiblir : le Kremlin a été contesté politiquement à la suite des élections législatives de décembre 2011, remettant en cause le mythe de la stabilité et l’idée selon laquelle la société civile serait apathique ; quant à l’UE, c’est son pilier économique qui aujourd’hui paraît s’éroder dangereusement.

Alors que les États-membres sont moins divisés que par le passé à propos de la politique à tenir vis-à-vis de la Russie, les interactions dans le voisinage commun montrent l’existence d’un certain nombre de tensions. Le Partenariat oriental européen se confronte ainsi assez directement au projet d’Union eurasienne, tandis que les différentes facettes de la question énergétique illustrent la complexité des relations euro-russes. Les conflits non-résolus ne semblent pas vraiment aller vers leur résolution, alors que l’UE peine à définir une politique attractive pour influencer la société comme les dirigeants russes.

Au final, l’UE doit répondre à plusieurs défis : trouver un terrain d’entente sur le plan énergétique, réaffirmer ses valeurs démocratiques, proposer des avancées concrètes en matière de sécurité internationale et renforcer le lien entre les acteurs sociaux. C’est à ce prix que la relation pourra être apaisée et positive.

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La définition d’un « nouveau logiciel » pour l’Union européenne (UE) passe par un prolongement externe de son projet collectif (1). La question des rapports avec la Russie s’avère un sujet sur lequel l’UE pourrait, et probablement devra, s’affirmer comme un acteur de politique étrangère. À ce jour, la substance de cette relation est limitée et sa teneur est erratique. De fait, l’UE et la Russie ont en commun d’être deux acteurs de politique internationale qui se cherchent, peinant à préciser pour eux-mêmes un rôle dans la gouvernance mondiale à venir, voire à s’accorder sur leurs propres contours.

Les relations entre l’Europe et la Russie ont historiquement été empreintes, paradoxalement, à la fois d’une forte charge symbolique et d’une forte indétermination. L’Europe est au cœur de la quête identitaire de la Russie, dont l’étirement nourrit en interne un débat intellectuel entre « européens » et « eurasiens », qui déteint sur la politique étrangère2. Déjà exemplifié par la correspondance entre Catherine II et Voltaire dans la seconde moitié du XVIIIe siècle, ce dilemme demeure prégnant aujourd’hui, Vladimir Poutine continuant de décrire le continent Européen comme bipolaire (UE et Russie) tout en cherchant dans le même temps à se tourner vers l’Asie émergente. De son côté, des Lumières jusqu’aux pays centre-européens adhérant à l’UE en 2004, l’Europe a souvent cherché à définir son identité en opposition de l’Orient, parfois incarné par l’empire Ottoman mais également par la Russie. La question des frontières orientales de l’UE n’est, à l’évidence, pas réglée aujourd’hui, comme en témoigne l’absence de consensus sur la perspective d’une future adhésion de l’Ukraine.

La Guerre Froide avait imposé pour plusieurs décennies un cadre rigide aux interactions entre la Russie et les pays d’Europe occidentale. Depuis la chute du Mur, leurs rapports ont variés au diapason de leurs situations respectives et, de fait, ont souvent constitué une inconnue. La Russie sembla un temps, au début des années 1990, s’engager sur la voie de la démocratie libérale. L’UE allait pour sa part vers plus d’intégration économique et politique, autour de la réunification de l’Allemagne et avec, à ses portes, le contre-modèle des guerres des Balkans. À partir du milieu des années 1990, ne parvenant à retrouver le niveau économique qui était le sien du temps de l’URSS et se trouvant déçue d’une nouvelle donne internationale qu’elle jugeait défavorable à son encontre, la Russie adopta à l’égard de l’Ouest une attitude plus véhémente. Un de ses principaux griefs concernait l’élargissement de l’OTAN aux pays d’Europe centrale, Moscou invoquant une promesse qui aurait été faite à l’époque à Mikhaïl Gorbatchev. Surtout, la véritable rupture intervint avec la campagne du Kosovo de 1999 qui fit réaliser à la Russie qu’elle n’avait plus véritablement de prises sur les affaires européennes (les pays occidentaux ayant contourné l’ONU et ignoré les avis de Moscou). Les années des premiers mandats de Vladimir Poutine furent ainsi celles d’un certain ressentiment, qui continue de nourrir les appels répétés du Kremlin pour une redéfinition des contours de l’architecture de la sécurité régionale. Enfin, la date de 2004, charnière tant pour la Russie que pour l’UE, vint parachever la période de l’immédiat après-Guerre Froide et inaugurer une nouvelle configuration géopolitique. L’électrochoc de la Révolution Orange en Ukraine incita Moscou à réinvestir une région qu’elle regarde comme un glacis indispensable à sa propre sécurité. L’élargissement aux pays d’Europe centrale et orientale rapprochait l’UE de cet entre-deux et lui conférait même une frontière avec la Russie (Kaliningrad) autre que celle de la Finlande. Ces « retrouvailles » dans un voisinage commun ne pouvaient qu’affecter leurs relations, sans les figer pour autant.

Plus précisément, trois périodes peuvent être identifiées sur ces dernières années. Le Temps 1 (2006-2009) correspond à une période de tensions. Il est marqué par un « nouvel aplomb » russe dopé par la rente des hydrocarbures, de véhémentes critiques du Kremlin contre le Partenariat Oriental (ou le bouclier antimissile, les perspectives d’élargissement de l’OTAN, l’indépendance du Kosovo…), des crises énergétiques et de fortes divergences européennes (du véto polonais sur les négociations entre l’UE et la Russie au véto chypriote, à l’instigation de Moscou, sur le renouvellement de la mission de l’UE en Moldavie). Cette période culmine dans le conflit russo-géorgien d’août 2008.

Paradoxalement, les conséquences du conflit ossète sont limitées au niveau régional. Les autres conflits non résolus ne se sont pas envenimés et les relations entre la Russie et l’UE n’ont, dans l’absolu, été que peu affectées – seules les négociations sur l’Accord de Partenariat et de Coopération avaient été suspendues quelques mois. De fait, le Temps 2 (2009-2011) est caractérisé par un apaisement des rapports entre Bruxelles et Moscou. La Russie a été touchée par la crise économique et la baisse du prix du pétrole, ce qui s’est répercuté sur son activisme régional. Elle n’est pas intervenue, par exemple, en juin 2010 lors des émeutes au Kirghizstan alors même que le gouvernement (allié) le demandait expressément. Les critiques du Kremlin contre le Partenariat Oriental se sont estompées. La politique dite du « reset » du président Obama a instauré un climat propice pour les relations entre les pays occidentaux et la Russie. Un partenariat pour la modernisation a été ébauché entre Bruxelles et Moscou et l’on a assisté à un impressionnant rapprochement polono-russe.

En ce milieu d’année 2012, la politique du « reset » laisse apparaitre ses premières failles, ne serait-ce que parce que l’attention géopolitique de Washington bascule vers l’Asie. La Russie ne s’est pas complètement remise de la crise économique, mais les prix du pétrole ont légèrement remonté et Vladimir Poutine a repris la main au Kremlin (si tant est qu’il ne l’ait jamais perdue), mais se trouve affaiblit sur le plan intérieur. À quoi peut-on s’attendre pour le Temps 3 (2012- ?) des relations UE-Russie ? Comment les orienter dans le sens des intérêts européens ? Afin d’esquisser des éléments de réponse, il s’agira dans un premier temps d’analyser le contexte de ces relations, c’est-à-dire les mutations de l’environnement international et l’évolution interne des deux acteurs. Ensuite, les différents sujets et modes d’interactions entre l’UE et la Russie seront discutés en vue de tenter de déterminer s’ils sont susceptibles de constituer des points de frictions ou des opportunités de coopération.

Mutation du contexte international et évolutions internes de l’UE et de la Russie 

Puissance émergentes : la Russie est-elle (toujours) un BRIC ?

Les quatre principaux pays émergents, le Brésil, la Russie, la Chine et l’Inde ont été rassemblés sous l’acronyme BRIC dans un rapport de Goldman Sachs datant de 20033. Cette expression, qui a fait florès depuis, désigne un groupe de pays dont les perspectives de croissance les destinent à terme à jouer les premiers rôles au niveau mondial.

Seulement, la composition de ce groupe, qui représente dorénavant 20 % de la richesse mondiale, est aujourd’hui sujette à caution. Il est évident que la Chine dispose de loin du plus vaste potentiel de croissance à moyen terme, puisqu’il s’agit déjà du deuxième PIB mondial. Elle pourrait devenir le premier dans ce classement vers 2025-2030 si elle maintient ses taux de croissance actuel, ce qui n’a rien d’évident au vu des déséquilibres actuels et du modèle de développement de l’économie chinoise. Le PIB du Brésil est passé devant celui de la Grande-Bretagne en 2011, quant à l’Inde, sa percée technologique est réelle dans des secteurs des hautes technologies. Dans ce contexte, la Chine a une présence grandissante non seulement en Russie, en Asie centrale, dans la périphérie européenne, mais également aujourd’hui dans l’UE elle-même, à la faveur de la crise de la dette souveraine. Cet activisme chinois suscite de la réserve et une certaine méfiance de la part de ses partenaires.

Par contraste, la place de la Russie au sein du BRIC est discutée : en effet, cette économie a été la plus touchée par la crise parmi les quatre émergents, accusant une chute du PIB de 8,9 % en 2009. La reprise économique a d’ailleurs été assez timorée, dépassant à peine 4 % en 2011, et les prévisions pour 2012 sont encore moindres. Si la Russie croît plus vite que les États membres de l’UE, le dynamisme de Moscou comparé à celui des pays émergents comme l’Indonésie ou la Turquie est indéniablement plus faible.

En dépit des perspectives nées de son adhésion récente à l’OMC, l’économie russe souffre de nombreuses faiblesses. Elle ne progresse pas dans des secteurs aussi importants pour l’avenir que sont la qualité des institutions, l’efficacité du marché du travail ou l’innovation. Sa langueur démographique et son espérance de vie stagnante sont un réel frein au développement. Le renforcement de l’État de droit, la protection des droits de propriété, l’amélioration du fonctionnement du système judiciaire sont autant de nécessités pour suivre le chemin d’un développement économique vertueux. L’absence de politiques anticoncurrentielles, la corruption et les structures oligopolistiques ne favorisent pas la compétitivité de l’économie. Toutes ces difficultés s’accumulent et réduisent les chances de réussite d’une politique de développement fondée sur un large marché intérieur, dans un pays où le niveau d’éducation est pourtant reconnu.

La Russie s’est pendant plusieurs années félicitée d’appartenir au groupe des BRIC, ce qui semblait consacrer son retour sur le devant de la scène internationale comme l’un des cadres du monde multipolaire à venir. Aujourd’hui, les illusions s’estompent. Moscou semble accueillir plus fraîchement que par le passé le renforcement de l’acteur chinois, qui remet en cause les fondements de la puissance russe. La proximité affichée sur les dossiers iranien syrien ou afghan procède d’abord d’un attachement commun à un ordre international basé sur la souveraineté des États et d’un rejet partagé des ingérences occidentales, plus que sur une convergence d’intérêts qui permettrait de forger une alliance stratégique de long terme. Les deux pays affichent leurs divergences sur le prix du pétrole et du gaz, la question des oléoducs ou la concurrence en Asie Centrale. Il n’en demeure pas moins que Vladimir Poutine cherche à se rapprocher de son partenaire chinois, comme en témoigne le séjour à Pékin de Poutine début juin 2012, dans lequel il affirmait que les relations russo-chinoises avaient atteint une qualité « sans précédents ».

États-Unis : politique du « reset » et basculement stratégique

L’autre variation significative du contexte international concerne l’évolution de la politique étrangère des États-Unis. Le président Obama avait orchestré un re-paramétrage des rapports avec Moscou, qui a porté ses fruits sur quelques dossiers précis. Néanmoins, l’édifice du « reset » vacille, ébranlé dans chacun des deux pays par des vents électoraux et fissuré par « l’asymétrie d’importance » qui caractérise cette relation bilatérale.

L’administration Obama avait abandonné ou, tout du moins, mis en sourdine la plupart des politiques qui furent sous George W. Bush sources de dissensions avec Moscou. La rhétorique et l’activisme américain en matière de promotion de la démocratie dans les pays d’Europe orientale ont été tempérés. Les plans de « troisième site » du bouclier antimissile tels que conçus par l’administration Bush, c’est-à-dire devant consister en des installations militaires en République Tchèque et en Pologne, ont été annulés. Surtout, la question de l’adhésion de l’Ukraine et de la Géorgie à l’OTAN n’est plus d’actualité. Ces positions ou programmes ont été délaissés par l’administration Obama tant pour leurs manques de résultats que dans l’optique de susciter la coopération du Kremlin sur les dossiers iranien et afghan (4). La politique dite du « reset » a consisté à compartimenter les relations avec Moscou et à les placer sous le signe d’un utilitarisme pragmatique : une Commission présidentielle bilatérale, divisée en 19 groupes de travail sectoriels, a été mise sur pied. Des avancées concrètes sont à mettre à son actif : un nouveau traité START a vu le jour, la Russie ne s’est pas opposée à un nouveau régime de sanctions contre l’Iran et a consenti à autoriser le passage sur son territoire de troupes et d’équipements destinés à la mission de l’OTAN en Afghanistan (5). Sur d’autres questions en revanche, l’approche du « reset » a révélé ses limites : Washington n’est pas parvenu, à l’heure actuelle, à infléchir la position de Moscou sur la Syrie.

Seulement, aujourd’hui, pour des raisons structurelles tant internes qu’internationales, l’avenir du rapprochement russo-américain semble incertain – certains experts considèrent même qu’il est nécessaire de prendre acte de la fin du « reset » tout en cherchant à capitaliser sur les avancées qu’il a permises (6). Les dossiers internationaux sur lesquels Washington et Moscou étaient parvenus à trouver des points de convergence se trouvent dorénavant éclipsés par ceux qui constituent des pommes de discordes, tels la crise syrienne ou le système de défense antimissile de l’OTAN. Les élites stratégiques russes continuent de voir dans ce projet, réaffirmé au Sommet de Chicago et prévoyant le déploiement d’ici à 2018 de missiles intercepteurs dans quatre pays (Espagne, Pologne, Roumanie et Turquie), une entreprise d’érosion de leur force de dissuasion7.

Ensuite, la relation bilatérale est mise à mal par les contextes pré- et post- électoraux prévalant dans les deux pays. Barack Obama ne peut, en prévision des élections de cet automne, se permettre d’apparaitre faible face à la Russie à un moment où les républicains donnent dans la surenchère sur ce sujet. Dans une assertion qui peut paraitre désuète et qui, de fait, a été critiquée par les analystes américains, Mitt Romney est allé jusqu’à présenter la Russie comme « l’ennemi n°1 » des États-Unis. De son côté, Vladimir Poutine avait arboré, durant la campagne présidentielle russe, une rhétorique fortement anti-américaine. Affaibli en interne et, par là, à la fois soucieux de mobiliser contre des ennemis externes et soupçonneux de tentatives de déstabilisation, il semble perdurer dans cette posture depuis son retour au Kremlin. Des tensions se sont par exemple cristallisées autour du nouvel ambassadeur américain à Moscou, Michael McFaul, un proche du président Obama qui est accusé par le parti « Russie Unie » d’être un architecte en « révolutions de couleurs »8.

Enfin, la dynamique du « reset » est menacée à terme par l’asymétrie croissante qui prévaut dans l’importance accordée respectivement par les États-Unis et la Russie à leurs relations bilatérales. Le centre de gravité géopolitique de Washington a basculé vers l’Asie, et de ce fait la Russie a été reléguée au rang des priorités secondaires9. Par contraste, Moscou continue d’être « obsédé » par les Etats-Unis10 et voit dans la relation bilatérale un moyen de se maintenir dans l’illusion de son statut de grande puissance. Le basculement asiatique des États-Unis constitue une tendance de fond qui peut affecter le contexte des relations UE-Russie : ces deux dernières sont, par exemple, appelées à se retrouver davantage « seules à seules » en Europe orientale.

Situation politique en Russie : Poutine est-il indéboulonnable ?

Le régime politique mis en place après le départ de Boris Eltsine en 1999 paraissait, jusqu’aux manifestations de décembre 2011, assez verrouillé ; ces dernières laissent voir un régime politique plus complexe et une société moins apathique qu’on a pu les décrire par habitude.

Depuis son arrivée au pouvoir, le président Poutine avait pris soin de renforcer l’autorité personnelle du président, notamment en réduisant les possibilités d’expression du pluralisme politique (reprise en main des médias, fin de l’élection des gouverneurs au suffrage universel, etc.). Le concept de « démocratie dirigée » en vogue en Russie rend bien compte de cette volonté de limiter l’influence des opposants politiques par divers moyens. La force du parti de Poutine et de Medvedev « Russie Unie » combinée aux moyens de l’État, permettent effectivement aux autorités d’affaiblir le pouvoir législatif, de supprimer les médias indépendants ou du moins de les contrôler et d’empêcher la tenue d’élections équitables. Rappelons que Vladimir Poutine n’a pas acquis le pouvoir dans une démocratie stable : après tout, son prédécesseur est aussi celui qui utilisait la force contre le Parlement en 1993, qui a préservé les anciennes structures du KGB pour harceler l’opposition, qui avait recours à des manipulations électorales tout autant qu’au contrôle des médias.

C’est dans ce contexte qu’il revient de porter une attention particulière à la « révolution blanche » de décembre 2011. Vladimir Poutine avait fait part, de sa volonté d’être de nouveau le président de la Russie dès la fin du mois de septembre 2011 pour un nouveau mandat de six ans. Lors des élections législatives du 4 décembre, les résultats officiels ont été mauvais pour Russie unie (descendu sous les 50 %, contre 64,30 % lors du précédent scrutin) ; en réalité, compte-tenu des fraudes mises en lumière par des associations comme GOLOS, le soutien réel à Vladimir Poutine et son parti n’a dû représenter que 35-40 % des voix, peut-être moins. Le blogueur Alexei Navalny, l’un des porte-paroles du mouvement, a exprimé ce sentiment à travers ses diatribes contre le pouvoir, en enquêtant sur la corruption.

C’est alors qu’une partie de la population a fait part de sa frustration vis-à-vis du régime actuel et des fraudes électorales, manifestant à plusieurs reprises en décembre, jusqu’au grand rassemblement du 24 décembre, pendant lequel plusieurs dizaines de milliers de moscovites descendirent dans les rues. L’action des organisations politiques et des réseaux sociaux a permis de mobiliser les classes moyennes urbaines. À cette occasion, l’opposition ne présenta pas un front uni derrière un leader cristallisant les attentes, dans la mesure où il s’agit d’une coalition hétéroclite unissant des démocrates, des nationalistes et des communistes, jusqu’à l’ancien ministre des finances de Poutine, Alexeï Koudrine.

Dans ce contexte, la réponse apportée par le gouvernement en place est plus diffuse :

  • malgré les critiques à l’encontre d’Hillary Clinton, qui a affiché sa sympathie pour les manifestants, le mouvement paraît trop endogène pour être « fomenté de l’extérieur » ;
  • il est également difficile d’attaquer une manifestation sans figure centrale qui pourrait être discréditée ;
  • ses critiques contre le risque d’instabilité et de chaos semblent moins porter leurs fruits que par le passé, dans la mesure où le « contrat social poutinien », qui alliait développement économique, souveraineté et stabilité politique, ne semble plus faire consensus dans les classes moyennes urbaines.

La nette victoire de Vladimir Poutine le 4 mars 2012, avec 63,6 % des voix au premier tour, semble signifier une stabilisation politique après le temps des manifestations. Les protestations vont-elle contraindre le pouvoir en place à revenir aux élections pour les gouverneurs régionaux, à entamer quelques réformes, ou une reprise en main est-elle à craindre ? Les élites en place ont sans doute besoin de maintenir le statu quo pour conserver leurs avantages ; toutefois, le nombre des opposants, des manifestants et des insatisfaits, notamment des classes moyennes, risque vraisemblablement d’augmenter avec le temps11. Soit le changement est réel, et le système devra se rendre plus responsable, au risque d’être remis en cause ; soit l’absence de changement pèsera sur le développement économique, rendant le pouvoir plus sensible aux chocs externes12. Le vote de la loi du 5 juin 2012 limitant le droit des Russes à se rassembler et à manifester montre à la fois la volonté de lutter d’encadrer l’opposition dans la perspective de la manifestation du 12 juin 2012, mais également de nouvelles résistances au Parlement – les députés de l’opposition ayant déposé près de 400 amendements.

Au final, c’est bien le mythe de la stabilité qui sort affaibli de la séquence politique initiée à l’automne 2011, quand bien même ce changement tarderait à se traduire de manière concrète sur le plan du fonctionnement des institutions politiques. Il est donc vraisemblable que le pouvoir en place jouera la carte de la fermeté sur la scène internationale, y compris vis-à-vis de ses partenaires européens.

L’Union européenne : moins divisée pour moins régner ?

Par rapport à la décennie précédente, les États membres présentent sur la Russie un front moins désuni. Mais, paradoxalement, l’UE semble dans le même temps avoir renoncé à ses velléités d’acteur politique sur ce dossier. Absorbée par ses problèmes économiques internes, elle n’a que peu d’attention et de ressources à consacrer à un partenariat dont, de fait, la substance se limite trop souvent à l’organisation d’un sommet bisannuel.

Un rapport de 2007 du European Council for Foreign Relations(ECFR)désignait les relations UE-Russie comme le sujet de politique extérieure le plus polarisant pour les États membres, qui se trouvaient divisés entre partisans d’une politique d’engagement et avocats d’une stratégie d’endiguement. Aujourd’hui, l’écart s’est largement résorbé ; il n’y a plus, pour reprendre la typologie du rapport de l’ECFR, ni « cheval de Troie » de la Russie ni « nouveau combattant de la Guerre Froide ». L’évolution la plus spectaculaire a sans nulle doute été celle de la Pologne13. Longtemps le principal pourfendeur de la politique du Kremlin, Varsovie a initié un rapprochement avec Moscou, notamment manifeste au moment des commémorations de Katyn et de la tragédie aérienne de Smolensk en 2010. Ce rapprochement a été rendu à la fois possible et nécessaire par l’évolution de la politique étrangère américaine : le « reset » a instigué un climat propice à une réconciliation et le changement de priorité à Washington a fait prendre conscience à Varsovie de la nécessité d’investir et de peser davantage dans le cadre européen (ce qui passait par des positions plus consensuelles). Surtout, le rôle de l’Allemagne a été déterminant : c’est la consolidation des liens germano-polonais qui a rendu possible le rapprochement polono-russe. De fait, la posture frondeuse adoptée par les « nouveaux » États membres est allée décroissante avec le niveau de solidarité affiché par les « gros » États membres.

Seulement, cette convergence renforcée n’a pas véritablement débouché sur une politique européenne plus consistante et plus cohérente à l’égard de la Russie. Le dernier programme bilatéral en date, le partenariat pour la modernisation, s’apparente à ce jour à un patchwork institutionnel censé colmater un manque de volontarisme politique. Ce nouveau format a notamment été handicapé par la conclusion, en parallèle, d’accords de modernisation bilatéraux entre Moscou et certains États membres. Surtout, accaparée par l’impératif du sauvetage de la zone Euro, l’UE est apparue structurellement peu encline à investir dans les questions de politique extérieure.

Le contexte de crise économique a contribué à renforcer les États membres au détriment des institutions communautaires et a accentué les logiques de coopération restreinte. Une telle configuration hypothèque l’avenir d’initiatives telles que le partenariat pour la modernisation. Mais d’autres stratégies peuvent être envisagées, telle par exemple la prise d’initiative d’un petit groupe d’États membres, à l’instar du leadership franco-britannique sur la défense ou polono-suédois sur le voisinage oriental. En ce qui concerne les relations UE-Russie, le triangle de Weimar apparait un format de choix. L’Allemagne fait figure, vu son poids économique, de chef de file naturel sur la Russie. La Pologne apporte, vis-à-vis des États membres traditionnellement critiques de la Russie (ex. Royaume-Uni, Estonie, Suède, République Tchèque…), une certaine caution aux initiatives allemandes. La France pourrait, quant à elle, contribuer à rassurer les pays du Sud sur l’équilibrage géographique de la politique extérieure de l’UE.

Interactions dans le voisinage commun : points de frottements ou opportunités de coopération ?

Partenariat Oriental ou Union Eurasienne ? L’enjeu de la démocratisation

L’évolution politique de leur « voisinage commun » représente un des principaux enjeux des relations entre l’UE et la Russie. La poursuite de leurs intérêts respectifs dans la région appelle de facto des modes de gouvernance différents. À la suite de l’onde de choc des révoltes arabes, les divergences risquent en particulier de se cristalliser autour de la question de la démocratie et des modalités de sa promotion.

L’UE rassemble ses politiques à l’égard des pays d’Europe de l’Est (Arménie, Azerbaïdjan, Biélorussie, Géorgie, Ukraine, Moldavie) au sein du Partenariat Oriental (PO). À travers ce programme lancé en 2009, l’UE offre à ces pays des perspectives d’intégration économique et d’association politique en échange de la mise en œuvre de réformes (selon une feuille de route établie sur des bases contractuelles)14. Si des avancées sont constatables sur le plan économique – l’UE a remplacé la Russie comme principal partenaire commercial de tous ces pays à l’exception de la Biélorussie – le bilan du PO en termes d’incitation aux réformes politiques relève de l’échec ; tous ces pays, la Moldavie mise à part, ont connu une régression démocratique. Or les révoltes en Méditerranée ont contribué à replacer, au moins pour un temps, la thématique de la démocratie au cœur de la Politique Européenne de Voisinage. Bruxelles entend renforcer la conditionnalité dans l’attribution de ses aides financières et adopte une position plus intransigeante vis-à-vis de l’Est sur les questions de gouvernance démocratique. Par exemple, la signature de l’accord de libre échange approfondi et complet avec l’Ukraine est mise en suspens du fait de l’emprisonnement de l’ancienne Premier Ministre Ioulia Timochenko et de sa condamnation à sept ans de prison en octobre 2011. À cela s’ajoute une volonté renouvelée, notamment de la part des États membres centre-européens, de renforcer la société civile et les mouvements d’opposition dans les pays du voisinage oriental. Ainsi de l’inauguration, sous Présidence polonaise, d’un nouvel instrument à cette fin : le European Endowment for Democracy.

La Russie, de son côté, a cherché à se maintenir dans la région en s’aménageant des parts privilégiées dans les économies de ces pays (secteur énergétique notamment) et en s’assurant des points d’appuis stratégiques (bases militaires et peace-keepers). Après avoir un temps dénoncé avec véhémence le PO, Moscou semble s’être accommodé de la présence de l’UE. Pour combien de temps ? Le Kremlin a accueilli avec méfiance les révoltes arabes : le Président Medvedev est allé jusqu’à fustiger un mouvement instigué par des « forces extérieures » dont l’objectif était également, à terme, de renverser le pouvoir en Russie15. Cette « paranoïa » d’un complot antirusse ourdi par les organisations de promotion de la démocratie était déjà vivace au moment de la révolution orange en Ukraine ; elle pourrait conduire le Kremlin à dénoncer la politique de l’UE dans le voisinage oriental. Ensuite, Moscou cherche à renforcer ses propres programmes d’intégration régionale. L’Union douanière avec la Biélorussie et le Kazakhstan a été consolidée. Vladimir Poutine a, par ailleurs, annoncé un projet d’ « Union Eurasienne », qu’il envisage comme une « union supranationale puissante » dans le domaine économique (industrie, énergie et commerce), destinée à l’espace post-soviétique mais comprenant un partenariat avec l’UE16. Moscou continue de voir dans le contrôle de son « étranger proche » une condition sine qua non du maintien de son statut de grande puissance.

Cette collision des stratégies et des modèles n’augure pas pour autant des prémices d’une confrontation. Le voisinage commun ne saurait être perçu comme un jeu à somme nulle : Moscou et Bruxelles ont un intérêt partagé dans sa stabilité et les pays de la région ne peuvent être catalogués de façon binaire (pro-européen vs pro-russe). Certains, tels la Biélorussie, l’Ukraine ou l’Azerbaïdjan, se font d’ailleurs fort de naviguer entre les deux pôles de puissance. Malgré tout, les sujets de compétition entre l’UE et la Russie vont vraisemblablement se multiplier.

La politisation des questions énergétiques

Les questions énergétiques représentent un de ces terrains de friction potentiels. Depuis la seconde moitié des années 2000, les Européens y prêtent une attention beaucoup plus soutenues, et particulièrement en ce qui concerne la sécurité des approvisionnements.

Ce nouvel intérêt se manifeste notamment dans l’évolution de la stratégie européenne de sécurité : le document de 2003 ne mentionne pas la question énergétique comme une menace potentielle à laquelle l’UE devrait faire face, il faudra attendre l’actualisation de 2008. De fait, il faut attendre l’actualisation de la stratégie européenne de sécurité en 2008 afin de voir mentionner cette question. Entre-temps, la crise gazière russo-ukrainienne de 2006, puis celle de 2009, portant toutes les deux sur la fixation des prix, ont fait prendre conscience de la vulnérabilité de la situation européenne. À ces deux occasions, les pays centre-européens ont connu des effets collatéraux importants, à des degrés divers. Au cours de cette période, les Européens et les Russes développent des discours et des politiques de l’énergie allant dans le sens d’une confrontation. En effet, la Russie souhaite s’affirmer comme une « superpuissance énergétique », capable d’utiliser ses ressources à des fins politiques, vis-à-vis des États du voisinage mais également envers les États membres de l’UE si nécessaire. Du côté des Européens, le discours de la « dépendance » européenne par rapport à la Russie s’est répandu, offrant comme seule possibilité aux Européens de chercher activement une diversification de ses ressources, entraînant une réduction unilatérale des importations russes. Les deux discours se répondent. Si la sécurité énergétique est devenue une composante essentielle des relations Russie-UE, cela est également dû aux spécificités marché du gaz17.

Au vu de ce panorama, on peut avancer qu’il existe quatre points de divergence et de friction dans les relations énergétiques entre la Russie et l’Union européenne. La première problématique identifiable est la suivante : doit-on aller vers davantage de diversification, ou au contraire chercher à consolider le partenariat entre l’UE et la Russie ? La diversification est un objectif activement recherché par plusieurs acteurs européens : le souhait de tourner la page d’un héritage du passé pour les acteurs centre-européens, la volonté de s’attirer les ressources du Moyen-Orient et de la Caspienne en contournant le territoire russe en sont autant de signes tangibles. Cependant, il convient également d’observer que la Russie dispose d’un certain nombre de clients à l’Est dont la consommation globale grandit avec les années. La diversification est également en œuvre pour les Etats d’Asie centrale, dont le gaz et l’objet d’une lutte d’influence entre les différents acteurs régionaux. En un mot, la volonté de diversification de l’Europe contribue à tendre ses relations avec ses partenaires, puisque ceux-ci peuvent également mobiliser différentes options.

Autre point éventuel de tension, la politisation de la question du gaz non-conventionnel. En France, le débat sur le gaz non-conventionnel porte avant tout sur l’évaluation de sa nocivité sur l’environnement. En Pologne, cette question environnementale semble moins présente, et l’interrogation qui prévaut concerne l’impact géopolitique de l’utilisation du gaz non-conventionnel. Il permettrait selon ses promoteurs de réduire la dépendance de l’Europe centrale vis-à-vis de la Russie ; or, les conditions de remplacement du gaz russe par le gaz non conventionnel polonais restent encore à approfondir, les réserves estimées restant importantes, mais moindres qu’espérées dans un premier temps.

Troisième point, les acteurs européens souhaitent exporter leur acquis énergétique vers les pays du voisinage, ce qui revient à mettre en œuvre sur place des régulations, allant de la reprise de la législation européenne à la libéralisation en passant par les politiques de concurrence. Ce point est particulièrement en ce qui concerne le 3e paquet énergie climat, dont les implications pour Gazprom seraient importantes, la forçant à vendre des actifs en Europe18. L’Ukraine et la Moldavie ont de fait rejoint la Communauté européenne de l’énergie, ce qui devrait conduire à réduire leur vulnérabilité énergétique vis-à-vis de la Russie. Or, beaucoup de travail reste à faire dans ce domaine : les industries ukrainiennes s’avèrent extrêmement consommatrices d’énergie, tandis que l’économie moldave fonctionne en important 95% de son énergie.

Enfin, le dernier débat concerne la question du « corridor sud » : il s’agit d’un projet de la Commission européenne visant à approvisionner l’UE en gaz issu de la Caspienne et du Moyen-Orient. Le projet de gazoduc Nabucco, initié en 2002 et ranimé en 2006, rentre parfaitement dans ce cadre, en reliant directement les pays du Caucase (et notamment l’Azerbaïdjan et son champ de Shah Deniz 2 aux marchés européens. Cependant, un projet de gazoduc russo-italien de 2007, South Stream, a été mis en place afin d’éviter de perdre des parts de marché en Europe. La concurrence entre les deux projets à certes pu être exagérée par les différents acteurs, elle n’en demeure pas moins une réalité. Aujourd’hui, le ralliement d’un partenaire français comme EDF, puis plus récemment d’un allemand comme Wintershall semble faire pencher la balance en faveur du projet South Stream19. Les autorités russes ont toutefois souhaité que South Stream soit reconnu comme un projet prioritaire européen lors du Sommet UE-Russie de juin 2012, sans succès.

Les conflits séparatistes, éternel pomme de discorde ou catalyseur de rapprochement ?

La question des États séparatistes post-soviétiques constitue un bon indicateur des changements de la géopolitique régionale, ainsi que des évolutions socio-économiques locales.

Les conflits non-résolus, parfois abusivement nommés « conflits gelés » (puisque les réalités locales évoluent indéniablement), ont éclaté suite à la chute de l’URSS en quatre endroits différents : en Géorgie, avec l’Ossétie du Sud et l’Abkhazie ; en Azerbaïdjan avec le Haut-Karabagh, enclave azerbaïdjanaise peuplée d’Arméniens ; en Moldavie enfin, avec le problème de la Transnistrie. Tous ces conflits présentent un certain nombre de points communs, qui amènent à penser qu’ils sont similaires. Ainsi en est-il de l’implication de la Russie comme force d’interposition après en conflit armé plus ou moins violent. En outre, on observe la survivance d’une entité politique fragile mais qui s’est institutionnalisée avec le temps, à travers la création d’un parlement, d’une présidence, d’une monnaie, d’un système politique et judiciaire… En quelque sorte, les États séparatistes post-soviétiques disposent d’un territoire, d’une population et d’une administration centralisée, sans obtenir la reconnaissance de leur indépendance par un nombre significatif de pays.

On peut se demander si la redéfinition du partenariat stratégique UE-Russie ne passe par un travail conjoint tâchant de régler la situation de ces entités séparatistes. Dans cette configuration, le cas le plus prometteur est incontestablement celui de la Transnistrie, petite région séparatiste de 4000 km² à quelques dizaines de kilomètres des frontières européennes. Le mémorandum de Meseberg, issu des rencontres germano-russes de juin 2010, suggère fortement l’hypothèse qu’il existe un intérêt nouveau en Europe pour la Transnistrie. En dehors d’une présence économique croissante, les acteurs européens détiennent encore peu de leviers. Sans remettre en cause la souveraineté de la Moldavie, la Russie dispose dans le pays d’une influence bien plus grande, grâce à des troupes stationnées sur place, mais également à travers divers relais politiques, économiques, culturels et diplomatiques.

Outre un intérêt nouveau de la part des acteurs européens, l’une des conditions pour l’évolution de la situation transnistrienne résidait dans le changement de dirigeants. En effet, le Président Igor Smirnov a été élu plusieurs fois à la tête de l’État de facto transnistrien, en 1991, 1996, 2001 et 2006, ne revenant jamais sur son souhait d’obtenir la reconnaissance internationale. Remettant en jeu son mandat en décembre 2011, Smirnov n’a contre toute attente obtenu qu’une troisième place au premier tour, derrière l’ancien président du Parlement Evgueny Chevtchouk et le candidat soutenu par la Russie, Anatoly Kaminski. Le changement de dirigeants consécutif à l’avènement de Chevtchouk ne suffit toutefois pas à dissiper les tensions, notamment à propos de la présence de l’armée russe. La mort d’un jeune moldave, victime du tir d’un soldat russe en janvier 2012, a entraîné des protestations contre ce qui est considéré comme une occupation. En un mot, le règlement du conflit nécessite un engagement européen, mais également une grande attention portée aux conditions locales, qu’elles soient économiques, politiques, diplomatiques, juridiques ou culturelles.

Quel soft power européen à l’égard de la Russie ? Aspects économiques et sociétaux

D’une certaine façon, au regard du panel d’enjeux (politiques, énergétiques, stratégiques) auxquels elle est confrontée, l’implication de l’UE dans le voisinage oriental est susceptible de transformer son approche des relations extérieures, et ce a fortiori dans un contexte de désengagement progressif des États-Unis. De même la Russie, en tant que puissance voisine ne souhaitant pas l’adhésion, force l’UE à concevoir une politique extérieure au-delà de la simple politique d’élargissement. Les leviers dont dispose Bruxelles à l’égard de la Russie sont avant tout d’ordre économique et sociétal.

Le principal atout de l’UE est à n’en pas douter commercial. Nonobstant la volonté affichée par Moscou de renforcer ses liens économiques avec l’Asie, le niveau de ses investissements reste faible dans cette région, alors que l’UE demeure le premier destinataire des exportations russes. Aussi Bruxelles dispose dans levier dans l’octroi d’accès privilégiés à son marché intérieur. Les taxes à l’entrée pour les biens russes sont déjà relativement basses ; les acteurs économiques russes comme européens auraient malgré tout intérêt à un aplanissement des barrières régulatrices et bureaucratiques20. D’où le projet d’un accord de libre échange, contre lequel Bruxelles souhaite obtenir de Moscou un engagement quant au respect de certaines règles dans le domaine de l’énergie. Un tel accord de libre échange n’avait que peu de sens tant que la Russie n’était pas membre de l’OMC. C’est chose faite depuis le 16 décembre 2011. Cette adhésion ouvre de nouvelles perspectives pour les accords UE-Russie. Néanmoins, reste à préciser comment Moscou entend combiner de tels accords avec l’Union douanière qu’elle met en place avec la Biélorussie et le Kazakhstan. Par ailleurs, la Commission européenne dénonce certaines mesures commerciales russes qu’elle juge protectionnistes, telle la préférence accordée aux constructeurs automobiles nationaux ou la restriction de l’entrée du bétail, et menace, déjà, de porter le litige devant l’OMC21.

Ensuite, une seconde opportunité de coopération renforcée découle de l’appétence de la Russie pour les transferts de technologie et de savoir-faire. En échange, l’UE cherche à inciter Moscou à des réformes administratives en matière d’État de droit. C’est la logique à l’œuvre dans le partenariat pour la modernisation, qui cherchait notamment à renforcer Medvedev. Bruxelles devrait par ailleurs tenter de contourner l’État russe et d’engager autant que possible directement la société civile et les PME directement.

Enfin, la question des visas représente une carte non-négligeable dans le jeu de l’UE. Les élites politiques et économiques russes ont massivement investi en Europe, où elles envoient par ailleurs étudier leurs enfants22. À travers l’octroi de visas qui régulent leurs déplacements, l’UE dispose d’un levier potentiel à l’égard de ces élites. Seulement, le fait que les politiques des États membres en matière de visas ne soient pas coordonnées ne permet pas une telle instrumentalisation. Bruxelles et Moscou ont débuté en décembre dernier des négociations concernant l’établissement d’un régime général d’exemption de visa entre l’UE et la Russie ; le manque de résultats de ces négociations est un des principaux griefs des autorités russes. De fait, un tel régime ne devrait pas voir le jour avant plusieurs années. L’UE pourrait en revanche chercher à multiplier les programmes sectoriels d’échange et de mobilité (étudiants, militants politiques, associatifs, fonctionnaires…).

Conclusion

La relation UE-Russie a muté au fil du temps, avec le renforcement de l’intégration européenne, l’élargissement à de nouveaux membres et la réorganisation interne de la Russie. Les acteurs européens ont pu être autant préoccupés par les risques d’implosion de la Russie dans les années 1990 que par le risque d’une dérive autoritaire et expansionniste dans les années 2000. À présent, avec la moindre implication des Américains en Europe et l’essor économique des pays émergents, la relation UE-Russie devient moins importante en elle-même à l’échelle internationale, et peut donc potentiellement revenir à un pragmatisme constructif.

Les interactions entre l’UE et la Russie dans le voisinage commun sont appelés à se densifier à et se diversifier.

  • Dans certains secteurs, tels que la gouvernance énergétique et politique, les intérêts apparaissent sensiblement divergents. L’UE doit bien définir ses objectifs et ses besoins en interne avant de proposer des perspectives de coopération à la Russie.
  • L’UE ne peut se permettre de faire l’impasse sur les valeurs démocratiques dans son approche du voisinage oriental. Il convient de mettre en valeur la Moldavie dans ce contexte, dont les progrès ont été sensibles ces dernières années. En ce qui concerne l’Ukraine ou la Biélorussie, il convient de trouver le bon équilibre entre sanctionner les dirigeants et attirer les sociétés, à un moment où l’UE sera moins généreuse que par le passé.
  • En revanche, des opportunités de coopérations pourraient se dégager dans les domaines stratégiques et commerciaux. Les acteurs européens et russes doivent persévérer dans l’initiative de Meseberg ; une voie de sortie au conflit transnistrien dessinée conjointement par Bruxelles et Moscou serait la meilleure vitrine d’une entente stratégique naissante.
  • Ensuite, le partenariat de modernisation n’a pas forcement épuisé le potentiel qui était le sien, notamment en matière technologique. La marginalisation économique de l’UE et de la Russie devrait à terme amener les deux partenaires à coopérer davantage dans ce domaine. Une attention particulière doit notamment être portée aux liens entre sociétés civiles, en incluant dans notre approche le rôle essentiel des partenaires sociaux, et à la coopération universitaire.

Notes

1 – Thierry Chopin, Martin Koopmann, Maxime Lefebvre et Christian Lequesne, « Le nouveau logiciel européen ne doit pas attendre », Le Monde, 13 décembre 2010.

2 – Anne de Tinguy, Moscou et le monde, Paris, CERI Autrement, 2008 ; Thomas Gomart, « Europe in Russian Foreign Policy », Russie.Nei.Visions,n° 50, mai 2010.

3 – L’Afrique du Sud est parfois incluse dans le groupe des émergents avec l’acronyme « BRICS ».

4 – « Obama’s Secret Letter to Medvedev Offered Deal On Missiles », The New York Times,4 février 2009.

5 – L’aménagement de ce corridor logistique, qui offre une alternative aux routes à risques du Pakistan, représente aujourd’hui 40% du ravitaillement de l’ISAF.

6 – Andrew Kuchins, « Russia Drifts Eastward? », CSIS 2012 Global Forecast, 16 avril 2012.

7 – Les Etats-Unis et l’OTAN cherchent à associer la Russie au projet mais un accord sur les modalités de coopération bute sur la demande russe d’un dispositif de mise à feu dual (ce qui permettrait de facto à Moscou de bloquer le système).

8 – « US Ambassador in Russia Under Fire, Again », Eurasia Daily Monitor, 31 mai 2012.

9 – D’ailleurs, en 2010, Singapour et le Venezuela ont constitué, pour les Etats-Unis, des partenaires commerciaux (en termes de volume d’échange) plus importants que la Russie.

10 – Dimitri Trenin, « The U.S.-Russian Reset in Recess », The New York Times, 29 novembre 2011.

11 – Nina L. Khrushcheva, « Putin’s Final Act », Project Syndicate, 29 mai 2012.

12 – Philip Hanson, James Nixey, Lilia Shevtsova et Andrew Wood, « Putin Again: Implications for Russia and the West », Chatham House Report, février 2012.

13 – David Cadier, « La Présidence polonaise ou la fin de la ‘nouvelle Europe’ », Le Monde, 13 juillet 2011.

14 – David Cadier et Florent Parmentier, « Où va le Partenariat Oriental? L’UE et ses voisins européens », Revue du Marché Commun de l’Union Européenne, n° 552, octobre-novembre 2011, p. 597-602.

15 – Nabi Abdullaev, « Kremlin Sees Peril in Arab Unrest », The Moscow Times, 24 février 2011.

16 – Uwe Hallbach, « Vladimir Putin’s Eurasian Union », SWP Comments, janvier  2012.

17 – En effet, il faut constater que les marchés du pétrole, de l’électricité et des renouvelables ne présentent pas les mêmes caractéristiques. En un mot, le marché du gaz européen dépend de contrats de long terme, il s’avère de ce fait très régionalisé, et la formule de prix dépend de l’évolution des cours du pétrole. En outre, ce marché est rendu d’autant plus sensible que Gazprom, véritable géant mondial de l’énergie, détient de fête le monopole de des exportations de gaz russe. Cet ancien ministère privatisé engendre encore aujourd’hui un certain nombre de craintes de la part des pays d’Europe centrale, du fait de sa puissance. Cependant, on peut observer que la demande européenne de gaz est aujourd’hui moins forte qu’on ne pouvait l’envisager il y a encore trois ou quatre ans du fait de la crise.

18 – « Estonie : le russe Gazprom se voit dépossédé du réseau gazier », La Voix de la Russie, 7 juin 2012.

19 – Florent Parmentier, « Les enseignements européens de la victoire de South Stream », Euro-Power, mai 2012.

20 – Katinka Barysch, « The EU and Russia: All Smiles and No Action? », CER Policy Brief, avril  2011.

21 – « EU says Russia breaking WTO rules ahead of entry », Reuters, 6 juin 2012.

22 – Certains commentateurs russes soulignent que ces élites, peu attachées à leur pays, semblent prêtes à quitter la Russie au moindre incident.

(Illustration photo : Bohan Shen / Flickr.com / Licence Creative Commons)

David Cadier