Le lien nécessaire entre mouvement syndical et Gauche politique européenne pour construire l’Europe sociale

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Les partis politiques de gauche des pays européens et celui de niveau européen doivent renforcer leurs liens avec le mouvement syndical européen. Pour créer un rapport de force avec les organisations de droite et les instances européennes afin de permettre une avancée significative de l’Europe sociale, il faut que ces structures se connaissent mieux et travaillent ensemble à des synergies et des convergences. Ce n’est pas le cas aujourd’hui, les revendications disparates des unes et des autres mènent à des mouvements en ordre dispersés. L’objet de cet article est de décrire succinctement la réalité, l’histoire et la structure du mouvement syndical européen actuel et ses revendications afin qu’elles soient mieux prises en compte par les militants européens de gauche.

Cette analyse révèle la nécessité pour le PSE et les partis le composant de construire et d’entretenir des liens serrés avec le mouvement syndical européen. Des rendez-vous fréquents et réguliers instaurés de façon statutaire serait une bonne idée. Ils permettraient de faire en sorte que chacun conserve son indépendance, tout en instaurant des lieux de discussion sur les questions importantes à même de faire avancer l’Europe sociale. L’organisation annuelle d’une conférence européenne PSE-CES, par exemple, pourrait permettre à chacun de mieux connaître les positions de l’autre afin de faire avancer des revendications commune crédibles. Plutôt que de verser dans des incantations qui mènent souvent à une puissance de plus en plus grande des entreprises et des actionnaires, générant une captation de plus en plus grande de la valeur ajoutée par le capital au détriment des salariés.

L’Europe sociale n’est encore qu’embryonnaire. Les traités renvoient à des négociations nationales des questions pourtant centrales pour le progrès social en Europe (les salaires, le droit de grève…). Les partis de gauche et les syndicats doivent s’entendre pour avancer de concert sur ces questions cruciales pour que le niveau de vie des européens sorte de la stagnation et que l’Europe redevienne un continent de progrès social.

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Le mouvement syndical européen

Les instances européennes sont trop mal connues des français et des militants des partis de gauche. Il en va de même pour le Parti des socialistes européens (PSE), même si celui-ci commence à occuper un espace politique lui permettant de mener à bien une convergence nécessaire entre ses composantes nationales et ainsi de proposer des politiques européennes progressistes. En revanche, le mouvement syndical européen, son histoire, ses pratiques, ses objectifs et ses composantes nationales et sectorielles, restent très obscurs pour le public de gauche, même pour les plus politisés.

La question du mouvement social est pourtant centrale pour comprendre et construire les politiques européennes menées par les partis de gauche. En effet, si les politiques de la Communauté économique européenne ont longtemps porté sur la construction des outils institutionnels par « petits pas », en même temps que le nombre d’Etats membres augmentait, l’Union européenne pratique désormais, sans complexe, une politique économique au profit de la finance mondialisée, au détriment du monde du travail. C’est le Conseil européen, composé des chefs d’État et de gouvernement, qui insuffle ces politiques, mais les instances européennes (la Commission au premier chef) les dirigent avec zèle au travers de la défense acharnée du libre-échange. Les salariés paient le prix le plus lourd de cette transformation massive de l’économie, au travers de la disparition des emplois, de la baisse de leurs salaires, de la réduction de leurs protections sociales et de la dégradation de leurs conditions de travail.

Les syndicats sont les instances pertinentes pour observer ces changements, contester les transformations de l’économie et proposer des améliorations sur les relations de travail qui devront être portées par les partis de gauche. Car les réformes structurelles en matière économique menées depuis vingt ans ont toutes été synonymes de régression sociale. Le travail d’opposition aux politiques de la Commission Barroso et de construction d’une alternative politique par les partis de gauche en Europe ne pourra se faire sans un lien fort avec les syndicats européens. L’objet du présent article est de poser des débats préliminaires nécessaires à la construction de ce lien. Il décrit la situation actuelle du syndicalisme européen et propose des pistes pour les interactions futures de ces diverses organisations.

Les liens présents et à venir entre les partis politiques de gauche et les organisations de salariés sont au cœur de la problématique de la construction de l’Europe sociale, et plus généralement de la gauche européenne de demain. Ces liens sont très forts dans certains pays (germaniques, nordiques et anglo-saxons), très ténus dans d’autres. Il est indispensable d’avoir une réflexion sur ce sujet, étant donnée la convergence progressive et l’enracinement des structures politiques pan-européennes (construction et développement du Parti des socialistes européens par exemple), et syndicales (occupation de plus en plus importante de l’espace médiatique par la Confédération européenne des syndicats).

La Confédération européenne des syndicats (CES), actuellement dirigée par le britannique John Monks, a vu le jour en 1973. Elle regroupe quatre-vingt-trois organisations issues de trente-six pays (donc au-delà de l’Union européenne avec la Turquie, la Croatie, la Norvège, etc.). Sa création a été incitée par les instances européennes de l’époque. Elle a mis beaucoup de temps pour s’émanciper de la « tutelle » de ces instances politiques. Elle est composée de douze fédérations sectorielles : Fédération européenne de la métallurgie (FEM), Fédération européenne des travailleurs des transports (FETT), UNI pour les services, etc. ainsi qu’une organisation dédiée à la représentation des cadres (Eurocadres).

Il existe aussi une autre confédération syndicale, quant à elle dédiée aux cadres uniquement (la CEC, Confédération européenne des cadres). Les organisations françaises CGT, CFDT, FO, CFTC, UNSA (sur un siège CFDT) adhèrent à la CES. La CFE-CGC était membre de la CEC, mais elle vient de concrétiser son adhésion à la CES.

La lente convergence des structures syndicales européennes et mondiales

La question du travail, plus précisément des rapports de production entre salariés et propriétaires du capital, ainsi que celle de la répartition des richesses se sont posées de manière très différente au cours du XXe siècle. Le fractionnement idéologique entre socialistes, communistes, libéraux, chrétiens, nationalistes, étatistes, etc. sur le plan politique s’est répliqué au sein du mouvement syndical dans de nombreux pays. La guerre froide a également amené un fractionnement encore plus profond entre les diverses organisations syndicales internationales (Internationale syndicale rouge ISR, Confédération mondiale des travailleurs CMT, Confédération internationale des syndicats libres CISL…). La chute du mur du Berlin et l’effondrement de l’empire soviétique ont peu à peu dissout ces clivages et éloigné certains syndicats de partis politiques « de tutelle », pour rendre plus homogènes les mouvements de représentation et de défense des salariés.

Ainsi, c’est seulement en 1999 que la CGT a pu adhérer à la CES, à la suite de son processus de détachement du PCF entrepris par Louis Vianet au début des années quatre-vingt-dix et du fait d’une modification des rapports entre confédérations syndicales françaises. Aujourd’hui, Joël Decaillon représente la CGT au poste de Secrétaire général adjoint de la CES. Même si elle est la première organisation syndicale en France, le nombre de ses adhérents (autour de 700 000) reste faible si on le compare aux syndicats germaniques, italiens ou nordiques (plus de un million et demi pour le seul syndicat de la métallurgie allemand IG Metal). Malgré tout, sa voix est entendue au sein des instances de la CES, car sa capacité récurrente à mettre des millions de français dans la rue étonne et interroge au-delà des frontières de l’hexagone. La qualité de la formation de ses militants et leur capacité à comprendre non seulement les préoccupations des salariés mais aussi les questions macro-économiques majeures lui octroie un grand respect parmi les syndicalistes européens.

Les outils permettant aux syndicats de défendre les intérêts des travailleurs ont été forgés peu à peu, ils sont de nature diverse.

1 – Le processus de Val Duchesse (du nom d’un château belge où eurent lieu les premières réunions entre syndicats et patronat), entamé en 1986 sous la houlette de Jacques Delors, a permis de codifier les relations entre les organisations de salariés et le patronat. Il a initié ce qu’on appelle le « dialogue social européen ». Désormais, avant la soumission d’une directive à caractère « social » au Parlement européen par la Commission, ce sont les partenaires sociaux qui sont appelés à négocier les termes de cette directive. Si l’un des deux refuse de mener cette procédure de négociation, c’est la Commission qui prend ses responsabilités en proposant son texte au Parlement européen. Sinon, c’est celui issu du dialogue social qui est proposé au vote du Parlement.

Cette construction est néanmoins soumise à un problème structurel. Le patronat en Europe est beaucoup moins structuré que les syndicats de salariés. Il est ainsi difficile pour les salariés de trouver des interlocuteurs prêts à négocier. La structure patronale, Business Europe, existe bien mais est relativement peu présente. La raison est simple : une organisation patronale dont la tâche serait de négocier avec les salariés ne s’impose pas aux entreprises puisque d’autres procédures parallèles permettent de défendre les intérêts des dirigeants des entreprises et de leurs actionnaires. Ce sont en particulier les procédures de lobbying développées par le patronat, qui permettent d’influencer considérablement les décisions de la Commission et des autres instances institutionnelles européennes. Le développement d’un grand nombre d’agents stipendiés par les entreprises pour faire pression sur les décideurs politiques rend donc inutile l’investissement dans des structures institutionnelles de négociation collective.

2 – Conseil économique et social européen (CESE) constitue un autre outil de défense des intérêts des travailleurs. C’est une instance où siègent des syndicalistes de tous pays, des représentants des directions des entreprises et des personnes dites « qualifiées ». Son rôle est très comparable théoriquement à celui du Conseil économique, social et environnemental français (aussi appelé « troisième chambre »). Il a pour tâche de rendre des avis sur les textes issus de la Commission. Ces avis peuvent être saisis par le Parlement européen pour amender concrètement ces textes.
Cette instance européenne est pourtant beaucoup plus efficace et pèse beaucoup plus que l’instance française. En effet, le clivage politique entre les membres du Parlement européen est beaucoup moins profond et durable qu’entre les élus français siégeant à l’Assemblée nationale ou au Sénat. La diversité nationale des eurodéputés y est pour beaucoup : les intérêts éventuellement divergents entre les pays de l’est et de l’ouest, les latins et les anglo-saxons, entre les grands pays et les petits pays, etc. permettent de forger des majorités politiques beaucoup plus variables au sein du Parlement européen qu’au sein des parlements nationaux. L’influence du CESE est ainsi plus grande car il permet de faire prendre en compte plus efficacement des propositions de modifications des directives européennes.

3 – Les comités d’entreprise européens (CEE) sont un autre type d’outils importants pour développer les relations sociales en Europe. La première directive instaurant leur existence réglementaire date de 1994. La seconde, initialement prévue dix ans plus tard, vient seulement de voir le jour en 2009, et les lois d’application nationales doivent être votées avant juin 2011. Ce retard montre le peu d’empressement de la Commission européenne à mettre en œuvre des avancées sociales bénéficiant aux salariés. Il y a aujourd’hui en Europe près de deux milles sociétés d’envergure européenne (au moins cent-cinquante salariés dans au moins deux pays européens). Il existe aujourd’hui un peu moins de mille CEE dans les groupes européens. Les instances syndicales européennes se sont saisies de cette question de façon diverse. La Fédération de la métallurgie (FEM), relayée par tous ses syndicats nationaux, s’est saisie de cette question avec volontarisme dès les années quatre-vingt-dix. Elle a instauré la présence d’un « coordinateur fédéral » au sein des CEE (un syndicaliste non salarié du groupe mais représentant la FEM). Il est chargé d’assister les travaux du CEE, commenter ses séances plénières à l’aune de ce qui se passe dans d’autres CEE, et de conseiller ses membres. Sa tâche est ardue : faire converger les intérêts particuliers et nationaux des membres pour homogénéiser les différentes composantes nationales, malgré les différences sociales, culturelles et linguistiques.

Le pouvoir des comités d’entreprise européens est inférieur au pouvoir de nos comités d’entreprise français. Si la directive de 1994 n’instaure que la procédure d’ « information », celle de 2009 y ajoute des avancées sociales, entre autres la procédure de « consultation ». Désormais, les CEE sont consultés sur les restructurations, les externalisations, les licenciements, les fusions, les acquisitions, etc. menées par la direction du groupe. Une autre avancée marquante est l’obligation faite aux entreprises de consulter leur CEE en « temps utile », l’avis du CEE devant avoir un « effet utile ». C’est-à-dire qu’une direction ne pourra pas consulter son CEE au dernier moment, sans lui laisser le temps d’établir utilement un avis compétent. Elle ne pourra pas non plus n’en tenir aucun compte.

Mais comme toujours, les pouvoirs des uns face aux autres doivent se prendre avant qu’ils ne soient donnés par les textes et malgré les avancées des textes. C’est l’espace pris par les instances représentatives du personnel qui définira leur poids futur. Les textes sont une donnée initiale d’un périmètre d’action, ils ont leur rôle à jouer, mais ils doivent être interprétés et c’est aux CEE de s’en saisir pour remplir les vides jurisprudentiels nécessairement laissés par les nouveaux textes pour faire vivre cette démocratie sociale en développement. À ce propos, nous pensons que les discussions préalables entre syndicalistes, sans présence de la direction de l’entreprise, tenues en général la veille d’une réunion plénière, permettent de créer peu à peu des convergences entre les salariés de nationalités différentes. C’est là que le pouvoir des CEE se construit.

Un exemple concret est l’intervention marquante du CEE de Gaz de France. Celui-ci s’est plaint devant la justice française du manque d’informations précises en sa possession au moment de la fusion avec la société Suez, en contradiction avec le texte de la première directive de 1994. Une bonne synchronisation de l’action judiciaire a permis de retarder d’un an cette fusion, que les directions de deux groupes voulaient précipiter, en imposant aux directions de fournir des informations traduites au CEE. Le CEE de Gaz de France a donc permis d’obliger les deux sociétés à effectuer cette fusion dans les meilleures conditions possibles pour les salariés, par l’obligation de prendre son temps, obligation imposée par la justice française. Cette affaire a tellement marqué le monde patronal qu’un attendu de la directive de 2009 est directement inspiré de cette décision de justice.

Un mot sur le mouvement syndical mondial

Au-delà des frontières de l’Europe, il est utile de dire un mot du mouvement syndical mondial. À la suite des évolutions politiques majeures survenues après la chute du mur de Berlin, le mouvement syndical mondial s’est éloigné des forces politiques constituées pour s’homogénéiser autour des problématiques du travail, des rapports de production, des conditions de travail et de la redistribution des richesses créées.

Les différentes organisations internationales qui étaient fortement marquées par les clivages de la guerre froide ont peu à peu perdu de leur influence. La Confédération syndicale internationale (CSI) a vu le jour en 2006 à Vienne. Elle intègre des syndicats historiquement de toutes obédiences politiques. Et même s’il subsiste d’autres confédérations syndicales mondiales, la CSI est le résultat d’une sorte de « fusion » d’organisations précédemment concurrentes (CISL et CMT). C’est le résultat du processus de convergence qui permet aujourd’hui à presque tous les acteurs syndicaux importants de travailler ensemble au sein de cette instance.

Il existe une particularité structurelle de la CSI par rapport à la CES : les différentes fédération sectorielles mondiales (FIOM pour la métallurgie, ICEM pour la chimie…) existent quant à elles depuis de nombreuses décennies, voire depuis plus d’un siècle (la FIOM par exemple). Elles ne sont pas membres de la CSI, mais existent de façon indépendante. Elles rassemblent les différentes fédérations nationales de leur secteur.

Différents modèles et pratiques syndicales en Europe

Les modèles syndicaux et les pratiques syndicales au travers de l’Europe revêtent des natures très différentes. Ces différences proviennent d’abord des lois qui définissent la structuration de ces organisations syndicales, mais aussi de la culture des pays dans lesquelles elles prennent racine. Il n’y a pas un modèle syndical meilleur qu’un autre. Chacun s’adapte à la structuration politique, économique, culturelle et sociale de son pays. Le taux de syndicalisation n’est pas un bon critère pour juger de la pertinence d’un modèle syndical, comme nous le verrons par la suite. Par ailleurs, on peut se poser la question de la convergence des modèles syndicaux : les interactions des syndicats nationaux au sein des structures européennes mèneront-elles à une homogénéisation des pratiques, des structures et des discours ? Ou bien les différences culturelles entre modèles syndicaux nationaux différents survivront-elles à la convergence des pratiques au sein des euro-syndicats ? Pour des raisons de structures culturelles, voire même anthropologiques, des divers peuples européens, nous pensons que les différences entre ces modèles nationaux continueront longtemps de structurer les relations au sein du mouvement social européen.

On peut identifier quatre grands modèles syndicaux en Europe : le modèle latin, le modèle nordique, le modèle germanique, proche du précédent, et le modèle anglo-saxon.

Le syndicalisme dans les pays d’Europe centrale et orientale

Les pays de l’Est, quant à eux, commencent à peine à retrouver une saine pratique syndicale, même si elle est de faible intensité et assez brouillonne, étant donné le passé récent de l’époque du rideau de fer. Se détache néanmoins le cas de la Pologne, qui a vu, pendant cette période sombre, émerger « Solidarnosc’ », un syndicat libre qui reste très actif. Il fut un outil majeur de la chute du régime communiste. En Pologne coexistent aujourd’hui les syndicats Solidarnosc’ et l’OPZZ, d’obédience communiste, hérité de l’époque précédente. La confrontation de ces organisations a aujourd’hui encore comme un relent de guerre froide.

Il est trop tôt pour prédire ce que sera le paysage syndical dans les pays de l’Est et du Centre de l’Europe. Ses pratiques sont balbutiantes et leur nature très diverse. Par exemple, en Roumanie, il existe près de trente confédérations syndicales, de toutes obédiences, allant du rouge le plus vif au brun le plus inquiétant.

L’existence d’une organisation des salariés sous forme de syndicats défendant leurs intérêts dans tous les pays de l’Union européenne est assurée par les traités. Ils existent dans tous les pays et servent d’interlocuteurs, à la fois pour les pouvoirs publics et pour les directions des entreprises. Ils pratiquent la négociation collective, établissent des accords garantissant des droits pour les salariés, tant du point de vue social (protection sociale, santé, retraite…), qu’en matière salariale (voir ci-dessous pour une description détaillée du débat sur le SMIC européen), et sur les conditions de travail. Sauf dans certains cas, où ce sont éventuellement les instances représentatives du personnel (IRP) élues par les salariés, qui négocient.

Le modèle syndical latin

La culture syndicale latine nous est familière car le syndicalisme français s’y inscrit. Il s’agit d’une culture syndicale d’opinion. La politisation y est forte, et on retrouve dans chaque pays peu ou prou des organisations d’obédience historiquement socialiste, chrétienne et libérale. Les taux de syndicalisation y sont plutôt faibles à comparer à ceux des pays ayant un autre modèle syndical. Hormis en Italie qui présente encore aujourd’hui plus de 30 % de syndicalisation. La lanterne rouge étant détenue par la France avec moins de 10 % de syndicalisation, particulièrement dans le secteur privé. Dans les pays latins, les interlocuteurs des directions d’entreprises sont les syndicats, dans leur diversité. Ils négocient les salaires, les conditions de travail, etc.

Le modèle syndical germanique

Dans le modèle germanique (Allemagne, Autriche, Pays-Bas), les syndicats ont été créés par les Américains à la fin de la Deuxième guerre mondiale. Le nombre d’organisations syndicales dans chaque pays y est beaucoup plus faible. En Allemagne, il y a le DGB (le plus important de loin), un syndicat de fonctionnaires et un syndicat chrétien le CGC. Dans ce modèle, où l’on parle beaucoup de co-gestion, il faut se rendre à l’évidence que la participation active des représentants des salariés dépend beaucoup du domaine de gestion considéré. Pour les plans sociaux, les syndicats sont très sollicités et ont un vrai pouvoir décisionnel et d’accompagnement des licenciements. Pour les orientations stratégiques de leur société, en revanche, ils sont quasiment exclus du choix. Bref, plus on se rapproche des questions économiques et financières et plus le siège des syndicats à la table de la co-gestion est petit. On peut même affirmer que les instances représentatives du personnel (IRP) françaises (les CE en particulier) ont un pouvoir comparable aux germaniques pour ce qui est des questions économiques et sociales au sein de l’entreprise. Dans ces pays, ce sont les IRP élues qui négocient avec le patron de l’entreprise. Mais ce sont les syndicats qui négocient dans les branches. La syndicalisation dans ces pays est forte. Car les syndiqués bénéficient d’avantages que n’ont pas les non-syndiqués (augmentations salariales négociées par les syndicats par exemple). C’est un syndicalisme qu’on peut qualifier « de service ». Raison pour laquelle on observe encore une puissante syndicalisation dans ces pays, mais qui est passée récemment au-dessous des 30 % en Allemagne, en décroissance constante.

Le modèle syndical nordique

Dans les pays nordiques, on observe un syndicalisme de masse proche du modèle germanique. Tout comme les pays germaniques, ce modèle est abrité par le cadre culturel social-démocrate. Ce sont les syndicats qui ont historiquement créé eux-même leur débouché politique il y a plus d’un siècle : les partis sociaux démocrates, avec lesquels ils ont gardé des liens très étroits. Dans les pays nordiques, le syndicalisme est aussi un syndicalisme « de service ». Pour avoir droit aux caisses de chômage en Suède, il faut être membre d’un organisme gestionnaire de ces caisses. Pour les salariés, il faut donc adhérer au syndicat. Ceux-ci sont dédiés à certaines catégories de personnel. Un syndicat pour les cols bleus (ouvriers), un pour les cols blancs (cadres). On observe toutefois, comme dans le cas des syndicats germaniques, une désaffection progressive des salariés. Il y avait encore en 2008 en Suède 71 % de syndicalisation. Mais seulement 40 % de taux de confiance dans les syndicats parmi les salariés. Alors qu’en France, malgré ses très maigres 9 % de syndicalisation, les salariés accordent 60 % de taux de confiance aux organisations syndicales. Cette particularité provient du fait que les syndicats français sont garants de l’intérêt collectif, et pas seulement de leurs adhérents. Néanmoins, les syndicats français attirent l’attention des syndicats de masses (germaniques et nordiques) en étant capables de mettre régulièrement des millions de salariés (majoritairement non-syndiqués) dans les rues pour protester et revendiquer. Il faut toutefois observer une réduction massive de la syndicalisation actuelle dans les pays nordiques et germaniques, de plusieurs points par an, mettant en difficulté ces organisations. Dans ces pays, ce sont aussi les élus des IRP qui négocient sur les sujets ayant traits aux conditions de travail.

Le modèle syndical anglo-saxon

Le modèle syndical anglo-saxon est le plus ancien, puisque sa création a accompagné la première révolution industrielle en Grande Bretagne. C’est aussi le plus archaïque puisque subsistent encore aujourd’hui des syndicats professionnels qui peuvent entrer en confrontation entre eux  au sein d’une même entreprise (syndicat des soudeurs, syndicat des tourneurs…). Il n’existe pas en Grande Bretagne d’IRP (Comité d’entreprise, délégués du personnel, comité d’hygiène, de sécurité et des conditions de travail CHSCT…). Ce sont donc les syndicats qui négocient. La syndicalisation reste forte avec plus de 30 % de syndicalisation. L’actuel président de la CES, John Monks, en est issu. Ce sont ces syndicats qui ont inventé le « travaillisme » à la fin du XIXe siècle. Ils ont créé l’actuel « Labour Party », et y ont gardé une présence importante, malgré la volonté récente de Tony Blair de les éloigner des instances décisionnelles du parti. Car l’effondrement récent des politiques dites de la « troisième voie » prônée par le New Labour, a permis aux organisations syndicales de retrouver du pouvoir au sein du parti. C’est même cette frange du Labour qui a permis l’accession à la direction du parti de son actuel président, Ed Miliband, classé plus à gauche que son frère David qui briguait le même poste.

La question de l’industrie et de l’environnement

Depuis quelques décennies, l’Europe se désindustrialise. Les syndicats se battent aujourd’hui pour contrer cette tendance. Accompagnant l’application de quelques dogmes économiques qui ont mené tout droit à la crise financière de 2008, l’augmentation du poids des services dans les économies européennes a rendu fragile le tissu industriel européen. D’autres erreurs grave ont aussi été commises : la croyance qu’il est possible de construire une « économie de la connaissance » a beaucoup handicapé notre industrie. Les objectifs de la stratégie de Lisbonne (2000-2010) étaient de faire de l’économie européenne « l’économie de la connaissance la plus compétitive et la plus dynamique du monde d’ici à 2010. » À l’Europe les activités de l’intelligence, à eux (la Chine, l’Inde…) les bras disponibles pour fabriquer les marchandises à faible valeur ajoutée. Outre le caractère quasiment raciste de cette idée, il apparaît aujourd’hui qu’elle est dangereuse économiquement. Le développement de la Chine l’atteste d’ailleurs puisqu’ils développent des activités industrielles à faible et à forte valeur ajoutée. Un ancien premier ministre socialiste français affirmait il y a vingt ans : « il n’est pas choquant que les chinois fabriquent les toiles à parasol et nous les ordinateurs ». Aujourd’hui, ils fabriquent les deux. Ils envoient des hommes dans l’espace et concurrencent nos fleurons industriels high-tech sur leur propre terrain. Mais en continuant à développer leur industrie à faible valeur ajoutée, ils tiennent les deux bouts de la chaîne de la création de valeur par une puissante politique industrielle.

Outre la perte d’emploi que les délocalisations d’usines dans les pays à bas coût occasionnent, elles revêtent un autre inconvénient : les centres de R&D finissent par les suivre. Il est en effet plus commode d’avoir une proximité géographique entre les deux entités (pour bénéficier du « retour d’expérience », du dialogue constant entre salariés « producteurs » et salariés « concepteurs »). Et ces pays forment d’ores et déjà plus d’ingénieurs que l’Europe.

Le mouvement syndical européen est conscient de ces réalités et il se bat sur plusieurs fronts contre cette tendance. D’abord en articulant « défense de l’industrie européenne » et « développement durable ». En effet, une étude du cabinet Syndex en 2007 commandée par la CES montre que, si le changement climatique va profondément affecter l’activité économique en Europe (en dévalorisant des secteurs entiers), il va aussi créer des besoins nouveaux. Le solde des emplois pourrait être positif si l’on pense dès aujourd’hui cette mutation profonde de l’appareil industriel vers un appareil industriel faiblement émetteur en carbone, et produisant des outils pour renforcer le développement durable (éoliennes, panneaux de capteurs photovoltaïques…).

Des convergences voient aussi le jour entre les salariés des groupes industriels en Europe pour sensibiliser les institutions aux inconvénients de sa gestion économique actuelle. Par exemple, les syndicats composants les comités d’entreprise européen d’Alcatel-Lucent, Nokia-Siemens et Ericsson, les trois grands équipementiers des réseaux de télécommunication, en collaboration avec la FEM, ont signé une pétition appelant à la vigilance des instances européennes sur l’affaiblissement de l’industrie de construction des réseaux de télécommunication de notre continent. Malgré la nature concurrentielle de ces trois groupes, les représentants de leurs salariés se sont rassemblés pour défendre leur activité face à l’agressivité des concurrents extrême-orientaux. Ils revendiquent l’instauration par la commission de nouveaux grands programmes d’investissement, ainsi que des programmes d’incitation à l’investissement privé, tout en demandant des mesures de protection commerciale dans le domaine par une standardisation technologique offensive. Rappelons que le succès du GSM, norme européenne de téléphonie mobile, est dû à la volonté politique forte des instances européennes à pousser et soutenir cette norme. Cette démarche initiée par le CEE d’Alcatel-Lucent est un autre exemple des moyens à la disposition des salariés pour orienter l’avenir de leur entreprise.

Pour compenser l’actuelle perte de puissance de l’industrie en Europe, une restructuration des fédérations industrielles de la CES est prévue. Il s’agirait de fusionner les fédérations de la métallurgie, de la chimie et des industries textiles et du bois pour en faire une gigantesque fédération de l’industrie européenne. Cette option est portée par les fédérations industrielles nordiques et germaniques. Les syndicats français, et particulièrement la CGT, y sont favorables à condition de mettre du contenu économique, social et politique dans le produit de cette fusion. Il faudra forger une orientation syndicale forte au service des objectifs communs qui auront été arrêtés. Les syndicats nordiques et germaniques sont essentiellement motivées par leur perte d’influence dans leur salariat national et la chute libre du nombre de leurs adhérents. Nous pensons qu’un évènement aussi important que la chute massive de la syndicalisation dans les pays nordiques et germaniques ne devrait pas se satisfaire d’une modification structurelle ayant uniquement vocation à une réduction des coûts. Il mérite une réflexion sur le fond politique et nécessiterait une mise en cause des positions économiques et sociales portées par les organisations syndicales nordiques. De plus, il faut se demander comment un organisme aussi gigantesque que le regroupement de trois fédérations européennes pourra être piloté efficacement et comment il pourra réagir assez rapidement face aux mutations industrielles en cours en Europe.

La question des salaires et le changement d’orientation de la CES en la matière

La question des salaires est explicitement exclue du champ de compétence législative de l’Union européenne (article 153 § 5 du traité sur le fonctionnement de l’Union européenne). La modération salariale était une revendication des instances économiques européennes. D’abord dans les années soixante-dix pour lutter contre l’inflation à la suite du premier choc pétrolier, puis ensuite pour défendre la compétitivité des entreprises européennes dès les années quatre-vingt. Le résultat a été que la part des salaires dans la valeur ajoutée a chuté de 8,6 % en Europe (9,3 % en France) de 1983 à 2006.

On a assisté à la « dépolitisation » du salaire. Car depuis la fin des années soixante-dix, les instances européennes ont considéré le salaire comme une variable d’ajustement, voire uniquement comme une mesure du « coût du travail » en Europe. Il a perdu sa substance de vecteur pour la redistribution des richesses. Les crises successives depuis les années soixante-dix les ont amené à définir le salaire comme l’ennemi de l’emploi, particulièrement lorsque le chômage était très élevé (10-12 %) au début des années quatre-vingt-dix. Mais les salaires n’ont pas augmenté lorsque l’emploi allait mieux dans les années 2000, menant alors peu à peu à une stagnation du niveau de vie des salariés européens.

Les euro-syndicats ont participé à cette démarche de modération salariale en essayant d’obtenir des contre parties en terme d’emploi. C’est en mai 2007, au Congrès de Séville, que la CES a changé de doctrine en la matière. Le constat d’échec de cette tactique l’a menée à lancer de nouveaux chantiers de revendications : l’augmentation des salaires et aussi un débat interne sur la question d’un salaire minimum interprofessionnel au niveau européen. La première euro-manifestation sur la question des salaires a eu lieu en 2008 à Ljubliana en Slovénie. Elle marque le début d’un combat que la CES veut offensif. Car il apparaît désormais clairement que le différentiel de 1 à 12 du salaire minimum au sein même de l’Europe permet aux plus pauvres d’exercer un dumping salarial au détriment de l’emploi dans les pays où les salaires sont le plus élevés, les nouveaux entrants dans l’Union européenne ne faisant qu’accentuer ce phénomène.

C’est aussi au Congrès de Séville de 2007 que la CES a lancé le débat interne sur la question du SMIC européen. Les syndicats allemands ont lancé cette revendication dans leur pays en 2004. Ils sont soutenus au sein de la CES par les Britanniques et les Français du fait qu’un salaire minimum légal existe déjà en France et en Grande-Bretagne. Mais les Scandinaves et les Italiens, ainsi que la Fédération européenne de la métallurgie, refusent catégoriquement l’instauration de cet outil qui permettrait aux États de fixer le salaire interprofessionnel minimum. Ils pensent qu’ils seraient alors dépouillés de leurs prérogatives de négociation face au patronat pour fixer les minima salariaux. Pourtant, les Allemands ont basculé dans le camp des pro-SMIC européens lorsque les syndicats de ce pays se sont rendus compte que la mécanique institutionnelle européenne ainsi que les règles économiques imposées par la Commission réduisaient de plus en plus leur marge de manœuvre face au patronat dans les négociations collectives et qu’il devenait alors souhaitable d’en appeler à la loi pour compenser cette perte de puissance. On peut alors espérer que les réfractaires prennent rapidement les mêmes dispositions pour que cette question soit portée par le mouvement syndical européen dans sa totalité.

Il n’y pas aujourd’hui de définition par la CES de ce que devrait être le SMIC européen. Néanmoins, le travail d’un réseau de chercheurs a proposé qu’en la matière ce soit la valeur d’au moins 50 % pour aller vers 60 % du salaire moyen national au sein de chaque pays qui soit pris comme point de référence pour un SMIC européen. Il s’agirait donc d’un SMIC non homogène en valeur lui permettant d’être peu à peu harmonisé par le haut, les pays où il existe déjà n’étant pas touché par ces valeurs minimales initiales.

Par ailleurs, sur les questions macro-économiques, la CES est désormais beaucoup plus offensive et revendicative. Certains théoriciens pensent que les syndicats de travailleurs devraient se cantonner à une action revendicative au sein de l’entreprise, sans incursion dans les questions économiques. Mais qui peut le mieux revendiquer en matière économique et sociale que les représentants de ceux qui créent la richesse par leur travail ? Qui connaît mieux que les syndicats la réalité de l’entreprise et les contraintes économiques auxquels les salariés sont confrontés ? La CES intervient en ce moment avec force pour lutter contre les politiques d’austérité menées par certains Etats. Elle montre que les politiques d’austérité sont non seulement injustes pour les salariés, qui paieraient une deuxième fois la crise alors qu’ils ne l’ont pas provoquée, mais également inefficaces économiquement puisqu’elles vont provoquer le marasme économique par une anémie de la croissance dans tous ces pays.

La CES fait aussi des propositions concrètes. Depuis décembre 2010, elle propose que la Commission lance une émission d’euro-obligations pour lutter contre la dette des Etats. C’est une proposition initialement formalisée par l’Institut Bruegel et reprise par le premier ministre Luxembourgeois Jean-Claude Junker, qui vise à donner de l’oxygène aux Etats asphyxiés par leur dette. Il s’agirait pour la Banque d’investissement européenne (BEI) de racheter une partie de la dette des Etats (à concurrence de 60 % de leur PIB, comme dans les critères de Maastricht) par émission d’obligations, pour que ceux-ci bénéficient de taux d’intérêts plus faibles et indépendamment des agences de notations.

La CES intervient plus généralement sur la nécessité de mettre en œuvre une vraie régulation financière. Elle fait des propositions concernant la réglementation des agences de notation, la suppression des paradis fiscaux et l’encadrement des bonus octroyés aux responsables des organismes financiers.

Le lien indispensable entre les partis de Gauche et le mouvement syndical européen

La question du SMIC européen est symptomatique du manque de lien entre les partis de Gauche européens et le mouvement syndical sur notre continent. En effet, on lit souvent de la part de certains partis politiques la revendication de l’instauration d’un SMIC européen, lorsqu’ils décrivent les outils qu’il faut forger pour développer l’Europe sociale. Néanmoins, il semble qu’ils n’aient pas conscience qu’il est avant tout indispensable d’établir une synergie avec les euro-syndicats pour établir un rapport de force afin être de rendre crédible cette proposition. En effet, si le mouvement syndical européen reste divisé sur cette question, la CES ne portera pas avec assez de force cette revendication et il est alors très improbable que les instances européennes et le Conseil européen se laissent convaincre par cette revendication.

Ce cas révèle la nécessité pour le PSE et les partis le composant de construire et d’entretenir des liens serrés avec le mouvement syndical européen. La structuration à la façon sociale-démocrate qui voit des représentants des syndicats siéger dans les instances des partis n’est pas forcément la bonne méthode pour pallier le déficit de communication entre les deux mouvements. Des rendez-vous fréquents et réguliers instaurés de façon statutaire serait probablement une meilleur idée. Ils permettraient de faire en sorte que chacun conserve son indépendance, tout en instaurant des lieux de discussion sur les questions importantes à même de faire avancer l’Europe sociale. L’organisation annuelle d’une conférence européenne PSE-CES, par exemple, pourrait permettre à chacun de mieux connaître les positions de l’autre afin de faire avancer des revendications commune crédibles. Plutôt que de verser dans des incantations qui mènent souvent à une puissance de plus en plus grande des entreprises et des actionnaires, générant une captation de plus en plus grande de la valeur ajoutée par le capital au détriment des salariés.

L’Europe sociale n’est encore qu’embryonnaire. Les traités renvoient à des négociations nationales des questions pourtant centrales pour le progrès social en Europe (les salaires, le droit de grève…). Les partis de gauche et les syndicats doivent s’entendre pour avancer de concert sur ces questions cruciales pour que le niveau de vie des européens sorte de la stagnation et que l’Europe redevienne un continent de progrès social.

Stéphane Lovisa - Contributeur

Militant socialiste, responsable syndical national et membre d’un comité d’entreprise européen.