La social-démocratie face au « moment » de la gauche de la gauche

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Lors des dernières semaines, des succès électoraux et des poussées dans les sondages ont laissé à penser que la gauche de la gauche gagnait du terrain en Europe. Au-delà des similitudes, un décryptage s’impose.

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Fin Mars, trois élections régionales ou locales ont eu lieu en Europe : des élections régionales en Andalousie et en Asturies (Espagne), une élection régionale en Sarre (Allemagne) et une élection législative partielle à Bradford (Royaume-Uni). Ces trois élections, bien que locales, ont eu une portée nationale : les partis socialistes nationaux (PSOE, SPD et Labour) en avaient fait des symboles du rejet de la politique nationale d’austérité menée par des gouvernements conservateurs.

À ces trois élections, qui ont vu la gauche de la gauche se renforcer ou se maintenir, il convient d’ajouter la percée dans l’opinion française de Jean-Luc Mélenchon, dans le cadre de la campagne présidentielle française. Depuis quelques semaines, le leader du Front de gauche s’impose comme le « troisième homme » de la présidentielle. En Grèce enfin, à la veille des élections, les partis de la gauche de la gauche rassemblent au total (Syriza, KKE et Gauche démocratique) 36,5% des intentions de vote.

Pour la sociale-démocratie, faire face à cette situation implique de poser deux questions : s’agit-il d’un « moment » (momentum en anglais) de la gauche de la gauche, dû au malaise des populations européennes face à la crise, ou d’un phénomène plus profond ? Auquel cas, comment y répondre ?

Les succès en demi-teinte de la gauche de la gauche

Un accueil favorable à des mots d’ordre identiques

Qu’elle soit organisée politiquement ou groupusculaire, qu’elle soit l’héritière de partis communistes ou le fruit d’alliances plus modernes de déçus de la social-démocratie et d’altermondialistes (comme c’est de plus en plus le cas aujourd’hui), qu’elle se représente comme un parti de gouvernement ou comme mouvement purement protestataire, la gauche de la gauche européenne partage deux mots d’ordre majeurs : l’opposition frontale aux politiques d’austérité actuelles et au néolibéralisme (voire, pour certains mouvements, l’opposition au capitalisme) et le refus absolu de participation à des guerres.

À voir les résultats positifs des dernières élections locales en Allemagne, en Espagne, au Royaume-Uni, et les intentions de vote en France et en Grèce, force est de constater que ces mots d’ordre, simples mais efficaces, reçoivent un accueil favorable parmi différentes catégories d’électeurs : les déçus de la social-démocratie, les minorités, les « perdants » de la mondialisation, les précaires et les jeunes. De manière générale, la gauche de la gauche a réussi à rassembler des suffrages allant au-delà du seul électorat contestataire. Des électeurs attirés par l’abstention, le vote anti-système et/ou l’extrême droite se reportent actuellement vers l’extrême gauche.

La gauche de la gauche européenne s’en prend tant à la droite qu’à la gauche de gouvernement, tout en restant ouverte (pour une partie d’entre elle) à une alliance avec cette dernière. Elle reproche à la social-démocratie européenne d’adopter un profil trop gestionnaire ou d’être trop conciliante avec les politiques d’austérité ou de réformes structurelles.

Un succès à remettre en perspective

Au-delà des discours, il convient d’analyser dans le détail la réalité des récents « succès » électoraux de la gauche de la gauche. En effet, si en Espagne, la percée d’IzquierdaUnida (IU) est incontestable lors des régionales en Andalousie (passant de 7% à 11%, et maintenant ainsi la région à gauche) et en Asturies (passant de 10% à 14%), il convient de la remettre en perspective historique : dans les années 1990, IU pouvait culminer à 20%.

En Allemagne, en Sarre, une même prudence dans l’analyse est de mise : si Die LIinke, conduit par Oskar Lafontaine, a obtenu un score élevé (16%), il perd considérablement de voix par rapport au précédent scrutin (21%).

En France, le score de Jean-Luc Mélenchon dans les sondages tranche nettement avec les résultats du Front de gauche lors des élections européennes (2009) et régionales (2010), aussi bien qu’avec les résultats du Parti communiste lors des précédents scrutins présidentiels. Mais ces intentions de vote n’impliquent pas forcément un succès aux élections législatives qui suivent.

En effet, s’il nous paraît nécessaire de souligner le parallélisme de ces succès électoraux, il convient d’attendre les résultats des prochaines échéances électorales, au niveau national, pour pouvoir mieux appréhender l’ampleur et la profondeur de ce « moment » européen de la gauche de la gauche. En effet, les facteurs locaux de ces succès ne doivent pas être négligés.

Des facteurs locaux et historiques à ne pas négliger

Plusieurs facteurs locaux et historiques sont à prendre en compte, tenant tant aux circonscriptions qu’aux personnalités des candidats.

D’une part, les régions ayant voté fin mars 2012 (Bradford au Royaume-Uni, l’Andalousie en Espagne, la Sarre en Allemagne) sont marquées par deux caractéristiques : ce sont des bastions de gauche et/ou des régions relativement pauvres et moins dotées financièrement que le reste du pays. Il n’est pas certain qu’un vote, au même moment dans la communauté de Madrid ou dans le sud-est de l’Angleterre, aurait donné les mêmes résultats. De plus, certaines de ces régions (l’Andalousie ou Bradford) doivent faire face aux nombreux enjeux que posent l’immigration et la coexistence de différentes communautés. Ainsi, pour Ed Miliband, leader du Parti travailliste, « à Bradford, il y a des facteurs locaux » ayant contribué à la défaite de son parti à Bradford : le Parti travailliste n’a pas réussi à parler aux femmes immigrées.

D’autre part, il convient de souligner que les candidats de l’extrême gauche étaient des personnalités médiatiques et historiquement implantées à la gauche de la gauche : G. Galloway à Bradford, O. Lafontaine en Sarre (tous deux d’anciens sociaux-démocrates charismatiques… à l’instar de J.-L. Mélenchon en France). Les combats de ces personnalités, en opposition à leur ancien parti, est centré sur des thèmes mobilisateurs et centraux : la guerre en Irak pour G. Galloway, les politiques structurelles (dont Hartz IV) pour O. Lafontaine.

Le malaise de la social-démocratie européenne : Que faire face à la gauche de la gauche ? Comment répondre à la crise ?

Face au succès (en demi-teinte, mais réel) de la gauche de la gauche européenne, la social-démocratie semble hésiter : au Royaume-Uni, E. Miliband a déclaré que « des leçons doivent être tirées » de la perte du siège de Bradford. En France, l’équipe de F. Hollande semble divisée sur la stratégie à adopter face à l’élan de J.-L. Mélenchon, tantôt insistant sur les convergences (A. Montebourg), tantôt dénigrant le  programme (B. Collomb). En Allemagne, les alliances à géométrie variable (le SPD était allié à Die Linke dans certains länder, mais refusait toute alliance au niveau fédéral) permettaient de cultiver cette ambiguïté. En Italie, l’expérience de primaires ouvertes avait pu permettre d’englober, pour un temps, les personnalités de la gauche de la gauche tout en conservant une unité de la gauche : ainsi, des candidats, clairement plus à gauche que le PD, ont été élus comme candidats du PD (à l’issue de primaires locales) à Milan, dans les Pouilles ou à Cagliari. Mais cette expérience n’a pas rencontré le succès escompté : la gauche de la gauche reste haute dans les sondages et les résultats de certaines primaires ont été « annulés » par le PD.

De manière générale, il semble que, du point de vue de la social-démocratie, la stratégie à adopter avec la gauche de la gauche dépende de plusieurs critères :

  • l’ouverture de la gauche de la gauche (acceptant de participer au gouvernement avec des libéraux et des centristes au Danemark ou en Finlande, ou le refusant catégoriquement en France, en Allemagne ou en Grèce) ;
  • l’intérêt manifesté par le parti social-démocrate à s’allier, ou au contraire, s’opposer frontalement à la gauche de la gauche (à ce titre, la récente analyse de Marius Busemeyer pour Policy Network est éclairante) ;
  • les traditions historiques (en Allemagne) ou les modes de scrutin (en France).

Mais au-delà de ces critères, le malaise de la social-démocratie face à la gauche de la gauche reste prégnant. Nombreux sont les soutiens de F. Hollande l’enjoignant de devenir plus ambitieux sur sa gauche. Sa proposition de taxer à 75% les revenus supérieurs à 1 million d’euros ou sa volonté de renégocier le traité budgétaire peuvent être lues dans cette perspective. De manière similaire, pour le Guardian, « the message from Bradford [is that] Labour needs to get angrier. »

Mais plus que de questions de stratégies électorales, les récents succès électoraux de la gauche de la gauche doivent pousser la social-démocratie européenne à s’interroger sur ces propres politiques (et notamment ses échecs). Les élections régionales espagnoles ne doivent pas dédouaner le PSOE d’une réflexion sur la gestion de la crise financière, les mesures d’austérité et la nécessité de réformes économiques soutenables. L’élection partielle à Bradford interroge le Parti travailliste sur son programme en matière de politique régionale, de relations internationales et d’intégration. Le SPD doit être vigilant sur l’impact que pourrait avoir un retour à une grande coalition (ou à la mise en place de réformes structurelles douloureuses).

Dans la perspective des prochaines élections en France, en Allemagne et en Italie, en 2012 et 2013, et les européennes en 2014, les récents succès de la gauche de la gauche européenne ne doivent être ni ignorés, ni surestimés : ils sont à la fois un message porteur d’espoir pour la gauche (l’Europe n’est pas vouée à être dominée par les libéraux et « Merkozy ») et un sérieux avertissement.

Antoine Bargas