Zone euro : à la recherche du souverain

La zone euro a atteint le point critique où son existence est en jeu parce que son essence n’a jamais été assumée. La crise grecque et ses rebondissements sans fin, avec le référendum du 5 juillet, la stratégie du « Grexit » d’une partie des États membres, l’accord in extremis du 13 juillet et le vote d’un troisième plan d’aide, d’ores et déjà partiel, précaire et insuffisant, faisant au passage éclater la majorité parlementaire grecque, soulignent de manière dramatique l’incapacité de la zone euro, dans sa gouvernance actuelle, à faire face aux forces destructrices déclenchées par la crise post-financière. L’incomplétude de l’euro est apparue plus que jamais flagrante. En effet, la monnaie n’est pas une marchandise ; elle relève du contrat social, celui de toute communauté politique qui s’inscrit dans le temps. Bien public par excellence, la monnaie ne saurait ainsi fonctionner sans lien organique avec le pouvoir politique ; elle appelle un souverain.

Renouer le lien organique entre l’euro et le souverain

L’incomplétude congénitale de l’euro tient à cela : la rupture du lien organique entre la monnaie unique et le souverain politique. Ce découplage constitutif de l’Union économique et monétaire devient une force de désintégration lorsque les évolutions asymétriques des structures économiques entre les Etats membres sont exacerbées par des divergences financières. Le transfert de la politique monétaire à la Banque centrale européenne (BCE), sans rétablir le lien organique qui fait de la banque centrale le prêteur en dernier ressort de la dette publique, conduit à dégrader la dette souveraine au rang de dette privée. Tout État membre peut donc faire défaut sur sa dette, puisque tout se passe comme si l’euro était une monnaie étrangère pour les Etats membres. C’est le cas actuel de la Grèce qui ne peut garantir en dernière instance le recouvrement de sa dette, comme l’a récemment démontré un rapport du FMI. Il en découle une fragmentation de l’espace monétaire : un euro déposé dans une banque grecque n’a pas la même valeur qu’un euro déposé dans une banque allemande.

Ces dispositions institutionnelles uniques au monde ont été instaurées par le traité de Maastricht. À partir de la mi-2010 les forces d’éclatement provoquées par la crise grecque ont conduit la BCE à des achats de dettes publiques de certains pays. Des programmes spécifiques de rachats de dettes (SMP, OMT) ont été conçus pour contenir les divergences entre les coûts des dettes sur les marchés financiers. Mais c’est parce que la baisse continue de l’inflation mettait en cause l’objectif central de la politique monétaire que la BCE s’est ralliée à un vaste programme d’achat des dettes de tous les pays.

Le cœur du problème est bien révélé par les épisodes de crise. L’euro est une monnaie incomplète parce qu’il ne renvoie pas à une dette sociale commune reconnue. Le lien de confiance constitutif entre les citoyens européens et la monnaie unique, garanti par un prêteur en dernier ressort identifié et légitime, fait défaut. Le lien entre la monnaie unique européenne et les souverainetés nationales est indirect par traité interétatique, dont la force juridique dérive de l’approbation par les souverains nationaux.

Pour un emprunteur et un investisseur en dernier ressort

La conclusion paraît s’imposer. Mettre fin à la sous-optimalité de l’euro appelle à transférer au niveau supranational la coordination des politiques économiques ; ce qui implique logiquement de mettre en place une politique budgétaire européenne, c’est-à-dire un exécutif politique européen donc finalement un État fédéral européen. Celui-ci doit être formalisé par un ordre constitutionnel défini au même niveau. Mais sa légitimation démocratique présuppose une conscience d’appartenance commune qui fait actuellement défaut.

Tant qu’il en sera ainsi, la conception juridique de la souveraineté sera prématurée. Le transfert complet des compétences de la politique économique serait vécu comme une dépossession des États membres au profit de l’UE (par le renforcement du caractère automatique, c’est-à-dire juridique et administrative, des sanctions de la Commission, avec la possibilité de recours devant la Cour de justice de l’UE). Une telle dépossession pourrait pousser à la tentation contraire de rapatrier la compétence monétaire au niveau national sous la pression délétère des forces souverainistes. Ces forces sont excitées par la dérive réglementaire qui cherche à compenser les apories de l’action publique : réglementation du marché intérieur et des budgets nationaux, intrusion dans les politiques sectorielles. En vérité, le contrôle par la Commission européenne des budgets votés par les parlements nationaux ne cadre avec aucune conception de la démocratie.

Reste à explorer non pas la souveraineté juridique de l’UE, mais sa souveraineté comme puissance publique. Le budget européen pèse 1% du PIB de l’UE. Il est donc incapable de toute action de stabilisation macroéconomique. L’investissement public est délaissé et aucune impulsion n’est donnée au secteur privé pour sortir des anticipations de croissance basse auto-entretenue. Telles sont pourtant les responsabilités d’une puissance publique commune qui dispose d’un espace monétaire.

L’union doit procurer un emprunteur et un investisseur en dernier ressort. L’économie européenne, menacée de stagnation séculaire, appelle d’urgence une grande politique d’emprunt et d’investissement (UE comme puissance publique), que les États membres ne sont pas en mesure d’assumer, pris dans leurs obligations européennes d’assainir leurs budgets. La conjonction de l’urgence climatique et de la menace de stagnation offre aux pays de l’UE l’occasion de déployer une politique commune susceptible de nourrir l’innovation dans un vaste domaine de l’énergie aux transports, de la rénovation des bâtiments à la régénération des territoires par l’économie circulaire.

N’adviendra un peuple européen, c’est-à-dire une société européenne qui s’endette vis-à-vis d’elle même et s’inscrit dans le temps, et donc une véritable démocratie européenne, que lorsque le volume global du budget européen, c’est-à-dire de dette publique européenne, franchira le seuil qui fera passer l’UE de machine à réglementer à une véritable puissance publique.

 

* Une version courte de cette tribune fut publiée dans l’édition du 27 août 2015 de Libération.

(illustration : Jeff Djevdet / Flickr.com)

Michel Aglietta

Professeur émérite à l’Université Paris Ouest et conseiller scientifique au CEPII et à France Stratégie.