Perspectives social-démocrates pour l’Eurogroupe

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La polarisation et la vigueur du débat actuel sur la gouvernance de la zone euro et les grands choix socio-économiques européens trouvent leur débouché in fine dans le choix des hommes en charge de les incarner et de les mettre en œuvre. La prochaine échéance est celle de la nomination du président de l’Eurogroupe qui doit être désigné dans les prochains jours. Pour les sociaux-démocrates européens, la séquence doit s’envisager en trois temps (court, moyen et long terme) et selon une stratégie prenant en compte trois critères trois axes : la préférence pour l’étiquette politique, la défense d’une certaine flexibilité budgétaire et le choix de l’intégration européenne.

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Au-delà des réformes structurelles, l’un des problèmes majeurs de l’Europe actuelle est d’ordre institutionnel : non seulement les citoyens peinent à voir l’aboutissement, dans les politiques européennes, de leur vote, mais les détenteurs des principaux mandats politiques eux-mêmes sont confrontés à la multiplication des obstacles d’ordre politiques, juridiques ou économique. Le long processus de ratification du Mécanisme européen de stabilité (MES), les refus répétés ou les hésitations de l’Allemagne de souscrire aux différentes propositions (sauvetage de la Grèce, eurobonds, licence bancaire pour le MES, supervision européenne des banques…), le rejet du Fiscal Compact de la part du Royaume-Uni (et de la République tchèque) témoignent de cette complexité institutionnelle croissante. Résultat : en dépit d’une répétition des sommets européens et des pré-sommets (France-Allemagne, ou France-Allemagne-Italie-Espagne), les décisions sont prises trop tard et dans des proportions trop minimes. À ce phénomène s’ajoute l’érosion d’une Europe à 27, au profit de cercles aux périmètres différents selon les engagements.

Pour autant, la quasi-totalité des économistes et des décideurs convergent sur la nécessité d’intégrer encore d’avantage les politiques macro-économiques et les choix budgétaires de la zone euro. Clarification institutionnelle, intégration politique et solidarité budgétaire doivent dès lors aller de pair.

Pour les sociaux-démocrates, il ne convient plus aujourd’hui de s’opposer à de prochains partages de souveraineté, en échange d’une solidarité croissante, mais d’utiliser cette opportunité comme d’un levier pour la réalisation d’objectifs politiques. À terme, il pourrait même être envisageable, pour les sociaux-démocrates de l’Eurozone, de désigner un candidat à la tête de l’Eurogroupe, à l’instar de ce qui a déjà été entrepris pour le choix de la Haute Représentante pour les Affaires étrangères et la Politique de Sécurité.

L’Eurogroupe ou le pilotage progressif de la zone euro

L’histoire récente de l’Eurozone a montré combien la divergence des politiques budgétaires et fiscales est une faiblesse qui peut s’avérer fatale quand elle est révélée lors d’une crise financière et quand elle n’est pas résolue à temps. Depuis la ratification du Traité de Maastricht et la création de l’Euro, les États partagent non seulement une monnaie : ils s’engagent pour le respect de critères stricts (déficit, dette…) Dans cette crise, l’Eurogroupe (dans lequel siègent les 17 ministres des Finances de la zone euro, le Commissaire aux Affaires économiques et le président de la BCE), a assumé un rôle de plus en plus important : d’un simple forum de discussion et de comparaison de l’état de santé des finances nationales, il est devenu un lieu clé pour le l’élaboration des compromis macro-économiques et la résolution rapide des crises (comme en Grèce). La prise de conscience qu’une crise de la dette d’un pays représentant 3 % du PIB de l’UE peut avoir un impact multiplié sur l’ensemble de la zone euro a peu à peu imprégné les membres de l’Eurogroup. Au concert habituel de récriminations sur l’incapacité de certains États membres à rester dans le cadre des critères du Pacte de Stabilité et de Croissance (jugés « stupides » par de nombreux décideurs européens) a succédé un dialogue franc et structuré sur les conditions d’un retour à la stabilité et à la croissance sur le continent. C’est l’Eurogroupe qui a joué un rôle leader dans la définition des conditions d’assistance financière à la Grèce, à l’Irlande. Et demain, à Chypre et à l’Espagne.

De manière surprenante, le débat démocratique (amplifié par les médias) s’est déplacé du Parlement européen, relativement consensuel (les votes du « 6 pack », du « 2 pack » et de différentes résolutions ont rassemblé une large majorité), au Conseil (et surtout à l’Eurogroupe). Le débat entre États membres est légitime. Pour autant, la gouvernance de la zone euro ne peut se limiter à un intergouvernementalisme fort, une BCE active et un dialogue monétaire (avec le Parlement européen) qui se cherche encore. Le pilotage de la zone euro devra reposer sur deux piliers d’égale importance : États d’un côté, représentants des citoyens de l’autre. Il convient cependant d’accorder une attention toute particulière aux sommets des chefs d’État et de gouvernement de la zone euro, qui se réuniront deux fois par an sous la présidence d’Herman Van Rompuy, instance qui sera amenée à prendre une influence politique de plus en plus grande à l’avenir, et qui risque de déséquilibrer, dans un sens intergouvernemental, le fragile équilibre de la zone euro.

Dans un avenir proche, il pourrait être concevable de voir dans l’Eurogroupe non plus une chambre de débat mais un groupe d’élaboration de propositions concrètes sur les moyens d’une véritable convergence fiscale et budgétaire européenne. Dans ce cadre, la voix des décideurs progressistes doit compter.

Éléments pour une politique progressiste à la tête de l’Eurogroupe

Le camp progressiste en Europe peut envisager l’Eurogroupe sous trois angles : la question de la solidarité (à court terme), la question macro-économique (à moyen terme) et la question institutionnelle (à plus long terme).

L’Europe, et tout particulièrement l’Eurozone, souffre aujourd’hui d’un déficit de confiance et de solidarité : la confiance entre États a été mise à mal suite au non respect des engagements, aux processus de ratification de traités entravés, la confiance entre banques est entamée (ce qui a un impact non négligeable sur le marché interbancaire). L’une des réponses réside dans la nécessité d’accroître les mécanismes de solidarité entre États, ou pour une intervention des différentes institutions et fonds européens (FESF, MES, BCE…). À ce titre, il convient de rappeler que les progressistes (le PSE en particulier )1 ont longtemps appelé à un mécanisme de sauvetage de la zone euro, à la création d’euro-obligations, à une politique monétaire plus active, notamment concernant son action sur le marché secondaire ou à sa politique de taux d’intérêt. Sur les questions actuelles, il convient, pour les leaders progressistes, d’adopter une vision claire de l’accroissement du rôle du MES, notamment concernant le prêt direct aux banques. Dans ce contexte, il convient de souligner la récente proposition de Jacques Delors et d’Helmut Schmidt pour une agence européenne de la dette.

À moyen terme, et en contrepartie des mécanismes de solidarité, l’Eurogroup s’est engagé dans une discussion intense sur la poursuite des réformes structurelles. Grâce au « semestre européen » et aux différents processus réglementaires (« 6 pack » et « 2 pack »), la Commission tient désormais un rôle central dans l’appréciation et la surveillance de ces réformes. Si les sociaux-démocrates ont depuis longtemps appuyé le nécessaire retour à une discipline budgétaire (pour F. Hollande et P. Moscovici, « la dette est l’ennemie de la gauche »), il convient de ne pas transformer la discipline en austérité, et de ne pas faire de la rigueur une fin (et non un moyen). Dès lors, la ligne traditionnelle des progressistes a été celle d’un soutien massif mais ciblé à la demande, grâce à la stimulation de l’investissement et à la nécessaire poursuite des réformes structurelles (fiscalité, marché du travail, dépenses sociales…). Au-delà des discours progressistes traditionnels d’opposition à la seule austérité et de défense des politiques d’investissement, les idées de Philippe Aghion (un appui aux réformes structurelles grâce aux fonds structurels, un accroissement de l’investissement grâce à la BEI et une politique macro-économique revisitée avec un objectif d’inflation revisitée selon les régions de la zone euro) pourraient faire l’objet d’un examen approfondi.

La question institutionnelle, si elle s’inscrit dans une perspective de long terme, n’en reste pas moins primordiale. À l’instar du think tank Confrontations Europe2, il convient de plaider pour une réforme de l’Eurozone en vue de « la doter d’un socle de solidarité et d’une capacité de gouvernement. » Cette réforme reposerait sur trois piliers : « établir une politique budgétaire commune, rétablir la compétitivité et le potentiel de croissance durable de tous ses membres et promouvoir un investissement social puissant et solidaire. » Mais, au-delà du contenu du Traité, la réforme institutionnelle de l’Eurogroupe ne doit pas être esquivée. Il convient de fluidifier les processus décisionnels européens tout en augmentant la légitimité des politiques devant les citoyens. Les progressistes doivent s’inscrire dans cette perspective politique de long terme : ils doivent voir l’Eurogroupe comme un lieu de pouvoir politique et comme un levier, et l’investir en tant que tel.

Stratégie pour une conquête sociale démocrate

Dès le 29 juin 2012, les leaders européens se prononceront sur le successeur de Jean-Claude Juncker à la tête de l’Eurogroupe. Jusqu’à aujourd’hui, un seul homme, Wolfgang Schäuble (ministre allemande des Finances) a fait publiquement acte de candidature. Plusieurs leaders de gauche européens (F. Hollande, M. Schulz) ont fait part de leur doute face à cette candidature. Considérons la candidature sous trois axes : celui de l’étiquette politique, celui de la flexibilité budgétaire et celui de l’intégration européenne.

Parmi les 17 ministres des finances de l’Eurozone, trois seulement appartiennent à la famille progressiste (Finlande, France et Slovaquie). En termes de dirigeants progressistes présents dans les futures réunions des sommets des chefs d’État de la zone euro, le nombre est de quatre (Autriche, Belgique, France et Slovaquie). Chypre, dirigée par un président communiste, pourrait être considérée comme proche des positions socialistes. D’autre part, il convient de souligner que des socialistes sont au gouvernement au Luxembourg, en Grèce et en Irlande (mais n’étant pas, tout du moins en Irlande, ni à la chancellerie ni à la tête du gouvernement). Même en considérant à part l’Italie, dirigée par un gouvernement technique, et les Pays-Bas, où de prochaines élections doivent avoir lieu sous peu, les progressistes sont loin de la majorité dans la zone euro, laquelle est dirigée, majoritairement, par des libéraux.

Un autre axe à considérer est celui de la consolidation budgétaire, qui recouvre pour partie l’opposition entre « colombes » et « faucons » monétaires et celle entre Europe du Sud et Europe du Nord. Sur cet axe, qui domine actuellement les débats politiques, on positionnera d’un côté, l’Autriche, l’Allemagne, l’Estonie, la Finlande, les Pays-Bas, le Luxembourg et la Slovaquie et de l’autre Chypre, l’Espagne, la France, la Grèce, l’Irlande, l’Italie, Malte et le Portugal. Ce classement n’est nullement définitif, certains pays pouvant changer de positionnement selon les politiques structurelles entreprises ou les positionnements publiquement assumés. De plus, il mériterait une analyse plus fine : des pays comme la Belgique ou le Luxembourg ont longtemps campé sur une position centrale, étant partisans d’une certaine flexibilité tout autant que d’une discipline dans les finances.

Le troisième axe, plus transversal, concerne la nécessité d’une poursuite de l’intégration politique européenne et partage d’un côté les partisans de partages de souveraineté accrus et de l’autre des dirigeants réticents. Sur cet axe là également, les positions des pays membres de la zone euro sont variables et doivent être analysées dans le détail : si l’Allemagne, l’Italie ou la Belgique sont, aujourd’hui, comme hier, partisans d’un quasi-fédéralisme européen, il n’en est plus de même pour les Pays-Bas ou la France qui restent sceptiques quant à l’opportunité d’une plus grande intégration politique, contrairement au passé (les résultats négatifs des référendums et l’évolution, vers plus d’euroscepticisme, des principaux partis gouvernants dans ces deux pays étant les deux facteurs majeurs de ce retournement). Sur cette question, il conviendrait de prendre en compte les récents appels de l’Allemagne à prolonger l’union politique ou ceux de Jean-Claude Trichet (Bruegel, Juin 2012) à mettre en place un « fédéralisme » par défaut, qui, bien qu’insuffisant sur bien des points, présentent des pistes de réflexion légitimes.

Sur ces deux axes, les socialistes n’ont pas de positionnement clair ou uniforme : la ministre finlandaise des Finances, socialiste, reste sur une position plus rigide sur la question budgétaire et de nombreux socialistes, notamment en France, se sont déclarés opposés à un partage de souveraineté plus profond. De même, en Allemagne, le SPD, tout d’abord ouvert sur la question des eurobonds ou de la solidarité budgétaire, a montré récemment moins d’allant. Si la coopération bilatérale avec le PS a pu porter ses fruits (notamment grâce à une déclaration commune PS-SPD), la position du SPD reste incertaine. En acceptant l’accord avec Angela Merkel pour la ratification du Fiscal Compact (en échange de la mise en place d’une seule taxe sur les transactions financières, et non plus des eurobonds), le SPD a, de fait, privilégié l’axe national (de la consolidation budgétaire) sur l’axe partisan. Au-delà de cet échec pour les progressistes français, il est clair que les prochaines orientations du SPD dans ce débat seront déterminantes pour l’avenir de la social-démocratie européenne. À cet égard, il convient d’analyser en détail les programmes et les profils des potentiels candidats sociaux-démocrates à la chancellerie (Sigmar Gabriel, Peer Steinbruck ou Frank-Walter Steinmeier).

De manière générale, nous appelons les progressistes européens à considérer tout à la fois l’importance et l’urgence d’envisager ces trois axes de front. Néanmoins, il est compréhensible que, dans le court terme, les agendas nationaux imposent aux leaders progressistes européens d’opérer une hiérarchie (ou un équilibre) entre ces trois axes.

Selon la hiérarchie de ces trois questions, chaque leader social-démocrate pourra donc apprécier ses choix personnels. Mais, dans une optique de socialiste favorisant une flexibilité budgétaire et prônant plus de partage de souveraineté (selon un horizon fédéraliste), trois démarches peuvent être entreprises dans cette séquence : à court terme, et en l’absence d’une majorité de gauche au Conseil, il convient de fédérer une majorité d’idées, autour d’États favorisant la flexibilité sur la rigueur (comme l’Italie ou l’Espagne) à tout prix, afin de proposer un choix alternatif à Wolfgang Schäuble. Il convient toutefois de souligner que ce dernier s’est montré, historiquement, parmi les plus européens des dirigeants allemands (et notamment à la CDU). Sur les deux autres questions, son influence est à analyser profondément : il a longtemps tenu un discours double, prônant d’un côté la solidité de l’euro et la solidarité européenne, et de l’autre, un refus de l’Allemagne de « partager le fardeau ». Son récent appel à élever les salaires allemands ne peut être qu’une bonne nouvelle, favorisant le rattrapage des pays du sud de l’Europe… mais son intransigeance sur les eurobonds ou sur l’imposition de la discipline fiscale et budgétaire le classent résolument dans le camp des faucons.

À moyen terme, la gauche européenne ne peut faire l’économie d’une politisation de la politique monétaire, à l’instar des débats qui ont émergé au sein du Parti travailliste britannique sur la politique monétaire (notamment la contribution d’Ed Balls). La politisation de la politique monétaire passe, nous l’avons déjà plaidé3, par une reprise en main des instruments de la politique monétaire. En termes institutionnels, l’injonction de la Cour de Karlsruhe (pointant le manque d’ « accountability » du Parlement européen par son déficit de représentation) doit évidemment faire l’objet d’une réponse. Dans cette optique, les récentes propositions de Daniel Cohen (2012) ou de Pervenche Berès (2011) méritent d’être reprises et creusées : il devrait être possible, pour les citoyens européens, d’être représentés directement dans la discussion sur l’avenir de l’Eurozone de manière directe (au Parlement européen) ou indirecte (par une association des parlements nationaux). Les progressistes gagneraient à s’engager dans une telle réflexion.

À long terme, une fois cette représentation confirmée, il pourrait être envisageable que les progressistes de l’Eurozone présente un candidat pour la présidence de l’Eurogroupe qui, à l’instar des candidats actuels au poste de Commissaires ou de Haut Représentant, pourrait être auditionné par le Parlement européen. Dans un même parallélisme avec le Haut Représentant, il pourrait être envisageable, dans le long terme, de fusionner les fonctions de président de l’Eurogroupe et de Commissaire pour les Affaires économiques, monétaires et pour l’Euro.

 

Notes

1 – « Un plan de sauvetage pour la zone euro », PSE.

2 – Manifeste pour une Eurozone solidaire et intégrée, Confrontations Europe, 2012.

3 – Frédéric Ménager, Reprendre les rênes de la politique monétaire européenne : un objectif progressiste pour la gauche, EuroCité, juin 2010.

Antoine Bargas