L’Europe au bord de la falaise démocratique

En ce début d’année 2015, deux événements a priori opposés par leurs logiques et leurs protagonistes ont marqué l’actualité européenne : le plan de rachat massif de dettes souveraines de la BCE et la victoire électorale de Syriza en Grèce. Une institution européenne indépendante s’émancipait de la lettre de son mandat conféré par les traités. En Grèce, un parti politique de gauche radicale remportait les élections législatives sur un programme de rejet des contraintes européennes. Ces deux événements sont le produit de deux dynamiques contraires du processus d’intégration européenne, mais s’abreuvent à une source commune : la lutte politique pour la redéfinition du pacte constitutif européen.

Le coup de force de la BCE s’inscrit dans la logique dite fonctionnaliste de l’intégration. Les États membres mettent initialement en commun des compétences sectorielles dans l’optique de bénéficier des gains d’efficacité permis par les synergies. Mais l’intégration de ces secteurs génère à leurs périphéries des dysfonctionnements qui, afin de les résorber, amènent à intégrer les secteurs connexes. Ainsi, selon de nombreux économistes, l’union monétaire appelle mécaniquement l’union bancaire, qui elle-même requiert à terme une union budgétaire, qui ne peut aller sans union fiscale, qui, enfin, ne peut se concevoir sans véritable union politique. Selon cette logique, la politique de la BCE peut bien être illégale au regard des traités : elle n’en est pas moins nécessaire pour sauver la zone euro, donc légitime.

La révolte électorale du peuple grec obéit quant à elle à une logique opposée: celle du principe démocratique qui s’incarne dans l’État souverain. L’autodétermination collective d’un peuple se réalise à travers le principe majoritaire, dans les limites fixées par le régime constitutionnel de protection des droits fondamentaux. Il n’y a pas de démocratie si le pouvoir de gouvernement (kratos) n’est exercé ou contrôlé de manière plus ou moins directe par le peuple (demos). Il n’y a pas non plus de démocratie si le gouvernement élu par le peuple n’a pas le pouvoir de mettre en œuvre ce pour quoi il a été élu. Selon cette logique, la possible sortie unilatérale de la Grèce de la zone euro peut être dramatique, non seulement pour les Grecs mais également pour les autres États membres et le pacte européen; elle n’en serait pas moins la résultante d’un choix démocratique, donc légitime.

La double résistance du principe démocratique

Nécessité contre autodétermination, nous en sommes là. L’Europe est nécessaire, ne serait-ce que géopolitiquement, mais elle impose sa loi et asservit ceux qui pensent pouvoir s’en écarter. Les Grecs rejettent massivement le programme de réformes structurelles de la Troïka, mais désirent rester dans la zone euro par crainte du chaos. Se soumettre ou se démettre…

On peut se rasséréner à la vue de Syriza préférant manger son chapeau un mois à peine après avoir été triomphalement élu que tenter l’aventure du « Grexit » – du moins à ce stade. Mais il y va de l’humiliation d’un peuple souverain. Si la détresse sociale a pu conduire un peuple de l’UE à s’en remettre à la gauche radicale, où le conduirait l’humiliation ? À se livrer à l’extrême-droite ? C’est là l’une des possibles résistances du principe démocratique à la logique fonctionnaliste de l’intégration : la rupture politique décidée par un peuple.

L’autre résistance possible du principe démocratique est la rupture constitutionnelle. Le risque provient cette fois-ci de l’opposé du classement Eurobaromètre: de l’Allemagne. La poussée de l’intégration, notamment du fait d’institutions européennes indépendantes, Cour de justice de l’Union européenne (CJUE) et BCE en tête, engendre une tension constitutionnelle croissante à l’égard des ordres juridiques nationaux. Pour des raisons fonctionnelles déjà mentionnées mais également de logiques de pouvoir, le pacte constitutif des traités européens, tel que conçu par les États, se voit progressivement réinterprété, et donc redéfini, par des institutions supranationales non élues et indépendantes des gouvernements nationaux.

Ainsi, la CJUE consacrait de manière jurisprudentielle, dès les années 1960, au nom de l’effet utile du droit de l’UE (pas de marché intérieur possible sans un droit de l’UE uniformément interprété et appliqué partout au sein de l’Union), deux principes de nature constitutionnelle, pourtant inscrits nulle part dans les traités : le principe d’effet direct (le droit de l’UE s’applique directement dans les ordres juridiques nationaux) et le principe de primauté du droit de l’UE (celui-ci prévaut sur les droits nationaux, y compris sur les Constitutions nationales). Elle continua par d’autres mécanismes son œuvre prétorienne d’extension maximale du champ d’application du droit de l’UE, dont l’emprise s’étend désormais sur quasiment tous les domaines du droit national. Bien plus récemment, la BCE, en 2012, avec son plan d’opérations monétaires sur titre, puis au début de cette année, avec son programme de rachat de dettes souveraines, contournait allègrement la clause – pourtant littérale – de non renflouement des États et de leurs banques secondaires.

Mais la nécessité de sauver la zone euro, comme celle de donner au droit de l’UE une réelle effectivité, ne sauraient, aux yeux des cours constitutionnelles nationales, prévaloir sur le respect de l’État de droit, dont elles sont les ultimes garantes. Chacune d’elles a sa propre conception de l’État de droit, sa propre souplesse d’interprétation vis-à-vis des exigences de l’UE.

Celle de la Cour constitutionnelle allemande est des plus rigoureuses, pour ne pas dire des plus dogmatiques. L’Allemagne, plus que tout autre État européen, fonde la légitimité de son régime politique sur son État de droit qui s’incarne dans sa cour constitutionnelle. Cette dernière a clairement prévenu la CJUE de sa capacité à juger anticonstitutionnels les écarts de la CJUE et de la BCE vis-à-vis de la lettre des traités. L’affaire actuellement pendante devant la CJUE relative aux opérations monétaires sur titres de la BCE constitue tout simplement à cet égard une bombe à retardement.

Poser la question du fondement de l’Europe politique

L’Europe marche donc en équilibre précaire au bord de la falaise démocratique. La pression exercée par l’approfondissement continu du processus d’intégration fonctionnelle sur le principe démocratique apparaît comme insoutenable à terme. Nous sommes proches de ce terme, c’est-à-dire de la fin d’un paradigme désormais épuisé. Que fera la Grèce en juillet prochain, lorsqu’il lui faudra négocier un troisième plan de sauvetage ? En France, on évolue avec des scores électoraux du Front national qui, il y a dix ans, auraient semblé inimaginables, indicibles. L’arrivée au pouvoir du FN dans certaines grandes régions devient possible. Sa victoire en 2017 ne relève plus de l’absurde. Enfin, une crise constitutionnelle, sapant les fondements juridiques du marché intérieur et dont la première déflagration est attendue du coté de Karlsruhe, couve.

Tel est le destin écrit du projet européen, qui se résume pour l’essentiel à un processus d’intégration fonctionnaliste. Car un processus n’est pas un acte de fondation. Il ne rompt pas avec son point de départ originel, en l’occurrence le principe de souveraineté étatique, mais s’en éloigne toujours davantage, générant extension, tensions et rupture inéluctable. La finalité d’une « union sans cesse plus étroite entre les peuples de l’Europe » contient en elle-même la contradiction logique interne qui annonce la chute finale.

Un processus, répétons-le, n’est pas un acte de fondation politique. Ceci doit être le point de départ de toute réflexion sur l’avenir de l’Europe. L’Europe des grands projets pour les Français, l’Europe ordo-libérale pour les Allemands, c’est-à-dire une économie de marché régulée par le droit et non par la puissance publique, tout cela manque l’essentiel : quel fondement pour l’Europe politique ? Cette question, la question, les Européens ne peuvent plus l’éluder. Il faudra tôt ou tard opérer un saut qualitatif, qu’il soit d’ordre constitutionnel (souveraineté) ou budgétaire (puissance publique), transformant la nature politique de l’UE. Nous avons dix ans devant nous.

* Cette tribune fut initialement publiée sur Slate.fr le 23 avril 2015.

 

(Illustration : Murplejane / Flickr.com)

Nicolas Leron

Président fondateur d'EuroCité. Nicolas Leron est chercheur associé au Centre d'études européennes de Sciences Po Paris. Il est également vice-président de Nonfiction.fr, site d'actualité des livres et des idées. twitter.fr/nicolasleron