Le SPD à mi-mandat de la grande coalition

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Deux ans après les élections législatives allemandes de septembre 2013, qui ont permis à Angela Merkel d’enchaîner son 3ème mandat de chancelière, avec l’appui des sociaux-démocrates, le moment est venu de se demander où en est le SPD.

Considérée comme « contre nature » par beaucoup, cette 3ème grande coalition dans l’histoire de la République fédérale reste une exception dans la vie politique. Il est difficilement concevable qu’une nation puisse être gouvernée en permanence par les deux grandes forces politiques, en principe opposées. C’est pourtant le cas en Autriche : depuis l’instauration de la Deuxième République d’Autriche il y a soixante-dix ans, SPÖ et ÖVP ont gouverné ensemble pendant quarante-deux ans. Est-ce le modèle vers lequel s’oriente l’Allemagne, ou s’agit-il d’un phénomène lié à la personnalité plutôt consensuelle et avant tout pragmatique d’Angela Merkel ?

Au lendemain de son Congrès (10-12 décembre 2015 à Berlin), le SPD est obligé de se poser des questions fondamentales :

  1. Le parti est-il encore capable de rassembler une majorité d’électeurs ?
  2. Faut-il continuer à gouverner avec Merkel ?
  3. L’attitude vis-à-vis de l’Europe est-elle suffisamment claire, et comment le SPD réagit-il face à la crise de la social-démocratie européenne ?
  4. Comment peut-il se positionner dans le défi immense que constitue la crise des réfugiés pour le pays ?

Le parti est-il encore capable de rassembler une majorité d’électeurs ?

La réponse à cette question est en apparence très simple : oui, si le SPD décide enfin qu’une coalition de toute la gauche (Die Linke comprise) est possible. Les dernières élections législatives ont très clairement démontré que cette majorité existe : les trois partis de gauche (SPD, les Verts, Die Linke) ont obtenu ensemble 42,7%, contre 41,5% pour la CDU/CSU. En l’absence d’autres partis capables de dépasser le seuil de 5% pour entrer au Bundestag, le nombre de sièges pour cette majorité de gauche imaginaire aurait été de 320 sièges, contre 311 pour la CDU/CSU. Angela Merkel dirige donc le pays avec un parlement où la gauche est majoritaire !

Pourquoi le SPD s’obstine-t-il alors à préférer une alliance avec la droite, alors que des coalitions avec Die Linke existent depuis fort longtemps au niveau régional (actuellement à Brandebourg et en Thuringe) et ne posent visiblement pas de problème, ni pour gouverner ensemble, ni vis-à-vis des électeurs ?

Deux pistes se dessinent pour répondre à cette question : tout d’abord, il persiste un anticommunisme prononcé en Allemagne, qui puise ses racines directement dans l’après-guerre. La partition du pays en zones d’occupation et le développement totalitaire de la zone soviétique ont éloigné le SPD très rapidement de toute tentation gauchiste, voire de toute neutralité durant la guerre froide. La place du parti était clairement du côté des puissances de l’Ouest. Le programme adopté à Bad Godesberg en 1959, souvent cité en exemple de ce qu’un parti pragmatique devrait faire (en résumé, abandonner les principes marxistes) est indubitablement une réaction à ce qui se passe en RDA. Une des formules de ce programme est : « Compétition autant que possible, planification autant que nécessaire ». C’est une différence importante avec ce qui prévaut, par exemple, en France. Autre indicateur : les scissions syndicales en France ou en Italie, dès 1947/48, sont causées par une plus ou moins grande allégeance de la CGT et de la CGIL à l’URSS. Tout cela n’existe pas en Allemagne où naît en 1949 un syndicat unique, le DGB, expressément anti-communiste.

L’autre obstacle à une majorité de gauche provient des prises de position du parti Die Linke sur certaines questions en matière de politique étrangère et de défense. La dissolution de l’OTAN et l’interdiction d’interventions à l’étranger de la Bundeswehr sont des positions que le SPD considère, bien évidemment, comme incompatibles avec son programme. Différents courants existent au sein de Die Linke, mais pour l’instant, nul ne sait si les « Realos », c’est-à-dire les pragmatiques, qui souhaitent une coalition avec le SPD, auront le dernier mot.

L’analyse de Sigmar Gabriel, président du SPD, ne laisse pas présager cette majorité de gauche. Selon lui, l’Allemagne ne pourra être gouvernée qu’au centre. Cette approche s’inscrit dans la tradition de la social-démocratie allemande : après Willy Brandt, premier chancelier social-démocrate de l’après-guerre et icône anti-nazie, ses deux successeurs Helmut Schmidt et Gerhard Schröder étaient clairement situés dans l’aile droite du SPD, et faisaient appel aux électeurs du centre.

A la question de savoir si le parti peut encore rassembler une majorité, la réponse doit donc être : oui, mais seulement si l’offre à droite devient peu attractive (après un départ d’Angela Merkel), et si le candidat du SPD arrive à convaincre avec ses positions, mais aussi avec une personnalité consensuelle. Dans ces conditions, le pari semble impossible pour Sigmar Gabriel s’il se présente en 2017 face à la chancelière, et reste difficile s’il devait faire face à un autre candidat que Merkel.

Faut-il continuer à gouverner avec Merkel ?

Après les élections législatives de septembre 2013, Sigmar Gabriel, sentant qu’une 2ème grande coalition avec la toute puissante chancelière pourrait déplaire à ses adhérents, décida d’organiser un referendum interne pour leur laisser le choix, tout en faisant campagne en sa faveur. Les adhérents se prononcèrent pour une grande coalition à hauteur de 76%, et ce, avec un taux de participation de 78%, chiffres inespérés pour la direction du parti.

Le parti obtint un nombre important de ministères, ainsi que le poste de vice-chancelier pour son président. Depuis, un grand nombre de lois d’inspiration social-démocrate ont pu être votées, conformément à l’accord de coalition. La plus emblématique d’entre elles est l’installation d’un salaire minimum unique pour toutes les branches professionnelles et toutes les régions, vieille revendication du SPD à laquelle la CDU a toujours été hostile. D’autres mesures ont par exemple concerné la limitation des loyers dans certaines villes ou encore un quota obligatoire de femmes dans les conseils de surveillance des grandes entreprises.

L’idée qui est martelée par la direction du SPD est : nous, sociaux-démocrates, améliorons la société allemande par cette coalition. Mais le parti y trouve-t-il son compte ?  Les sondages disent le contraire. Le parti n’a, dans les intentions de vote, jamais pu dépasser son dernier résultat aux élections législatives de 2013, qui se situait à 25,7% (2ème plus mauvais résultat depuis 1945). Début novembre 2015, les sondages lui donnent entre 24 et 25%. Il faut en déduire que, si les sociaux-démocrates améliorent la société allemande, celle-ci ne s’y intéresse pas. Ou alors elle attribue ces améliorations à la chancelière, qui reste une personnalité extrêmement populaire (malgré la crise actuelle des réfugiés qui a changé la donne, mais pas en faveur du SPD – voir ci-dessous). La « mante religieuse » détruit-elle ses partenaires ? On serait tenté de répondre par l’affirmative. Le parti libéral FDP, qui a gouverné avec elle entre 2009 et 2013, a tellement souffert de cette coalition qu’il a été éjecté du Bundestag en 2013, faute d’atteindre le seuil des 5% requis. Mais quelle en est l’explication ?

La personnalité de la chancelière, décrite plus haut (consensuelle et pragmatique) lui fait facilement adopter les arguments de ses adversaires quand c’est nécessaire. Il semble ensuite naturel de les lui associer. Autrefois grande pourfendeuse du salaire minimum, elle le défend aujourd’hui avec beaucoup de naturel. Il est dans ces conditions difficile pour le SPD de se l’attribuer.

Ainsi, la réponse à la question posée ne peut être que négative. Le parti ne pourra pas commencer à se reconstituer si ses positions se dissolvent dans un consensus dominé par la droite.  La politique européenne, par exemple, que préconise et pratique le gouvernement allemand, reste celle de la droite allemande, et le SPD, dans un souci de cohérence, s’est entièrement aligné sur ses positions. Dans ces conditions, il paraît illusoire de vouloir effectuer un bilan critique de la politique européenne d’Angela Merkel en 2017. Que cette politique soit un succès ou un échec (l’avenir le dira), le SPD aura pleinement pris sa part à la gestion des crises successives de notre continent.

L’attitude vis-à-vis de l’Europe est-elle suffisamment claire, et comment le SPD réagit-il face à la crise de la social-démocratie européenne ?

Le SPD a des convictions européennes fortement enracinées. Dernière preuve en date, s’il en était besoin, la campagne et l’engagement européen sans faille du président du Parlement européen et ancien candidat à la Commission européenne, Martin Schulz, qui restera sans doute une figure de poids dans l’histoire européenne.

La question n’est pas de savoir si le parti est suffisamment engagé sur les questions européennes, mais plutôt quelle est sa réponse face à la perte de vitesse de la social-démocratie dans un contexte d’appauvrissement économique, d’instabilité géopolitique et de renationalisation du débat politique.

Les réponses que donne la social-démocratie européenne semblent, de toute évidence, insuffisantes aux yeux des électeurs : aux élections européennes de 2014 comme à la plupart des élections nationales depuis quelques années, la gauche modérée est presque toujours devancée par la droite européenne, et, par ailleurs, sérieusement concurrencée par la gauche radicale, voire largement dépassée comme c’est le cas en Grèce.

Le SPD, lui, a tiré son épingle du jeu lors des dernières élections européennes (27,3% et 27 sièges sur 96 pour l’Allemagne), mais on ne peut évidemment pas dire que l’électeur allemand cherche dans la social-démocratie une solution pour l’Europe. L’appauvrissement économique est un véritable sujet parmi les populations autrefois acquises à la social-démocratie. Le chômage est maîtrisé en Allemagne, mais la précarité des emplois augmente. Les mesures de réduction de l’Etat providence ont été douloureuses, et la crise grecque renforce le sentiment de la compétition entre les nations. La solidarité entre les travailleurs européens ? Ce n’est pas ce que souhaitent les sociaux-démocrates allemands, qui considèrent que chaque pays doit d’abord faire ses devoirs. L’idée de la mutualisation d’une partie des dettes nationales, sous forme d’euro-obligations, émise et soutenue en principe par la gauche européenne, a été rapidement abandonnée par le SPD, avant même son entrée dans l’actuelle grande coalition.

Les réponses du SPD face à la crise de l’Europe sont un mélange d’ordo-libéralisme et de progressisme social et sociétal. Le problème est que les situations dans les différents pays en Europe sont devenues très disparates, et l’idée du progrès n’a plus de valeur universelle. Pourquoi en Grèce, où n’existent ni salaire minimum, ni revenu social minimum (du type RSA ou Hartz IV),  cette valeur universelle de la dignité humaine qui consiste à pouvoir se nourrir et se vêtir correctement n’aurait-elle pas lieu d’être ?

Le SPD, tout comme d’autres partis pro-européens, n’y apporte pas de réponse adéquate. La renationalisation du débat nous mène à cette question : et si l’Europe n’était pas la réponse à vos problèmes ?

Comment peut-il se positionner dans le défi immense que constitue la crise des réfugiés pour le pays ?

C’est l’autre grand défi actuel pour l’Allemagne : la crise des réfugiés syriens (et aussi afghans, pakistanais et érythréens), et la réponse généreuse apportée par la chancelière en septembre, qui consiste à dire que, le droit d’asile étant inscrit dans la constitution allemande, tout réfugié de guerre pourra être accueilli en Allemagne sans limitation. La chancelière a dit « Allemagne », mais a en fait pensé « Europe », ce qui a été son erreur principale, car elle n’a pas été suivie par les autres pays européens. Les réfugiés (un million de personnes au minimum en 2015) (1) resteront donc pour une large partie en Allemagne, et seront peut-être rejoints par un autre million ou deux dans l’avenir.

Inutile de dire à quel point la société allemande changera, et à quel point il sera difficile pour les partis politiques d’expliquer et de défendre ces mutations. L’équilibre politique du gouvernement est soudainement devenu instable, car la CDU, le parti de la chancelière, habitué aux succès et à la popularité de sa leader, est très divisé sur cette politique d’asile.  D’ailleurs, la popularité de la chancelière a beaucoup pâti ces dernières semaines. La CSU, versant bavarois de la CDU, et plus conservateur, est ouvertement en opposition avec Merkel sur ce sujet. Quant au SPD, il défend une politique d’asile proche de celle de la chancelière, mais essaie de se différencier, et ce pour plusieurs raisons :

  • Ce sont les plus modestes qui seront en compétition avec les nouveaux arrivants, et ce, en matière de logement, d’emplois peu qualifiés, et d’allocations sociales. Il faut donc rester vigilant pour que les conditions ne se dégradent pas pour tout le monde.
  • Le SPD dirige 9 des 16 régions d’Allemagne, et s’est très vite aperçu des difficultés matérielles que pose cette crise. La Rhénanie du Nord – Westphalie, par exemple, reçoit le deuxième plus grand afflux de réfugiés après la Bavière (qui est frontalière avec l’Autriche). La position des ministres-présidents des régions sociaux-démocrates a été de dire oui aux réfugiés, mais de réclamer des moyens financiers bien plus importants du budget fédéral. Ce dernier est « tenu » par le ministre des Finances Wolfgang Schäuble, connu pour son intransigeance sur le principe de l’équilibre budgétaire et son aversion à l’endettement. C’est donc un nouveau front qui s’ouvre entre le SPD et la CDU.
  • Le SPD n’est, bien évidemment, pas malheureux de la perte de vitesse de la chancelière. Même si ses critiques viennent surtout de la droite et des europhobes (AfD), elles semblent « enfin » avoir de véritables répercussions sur son autorité. Certains pensent qu’Angela Merkel ne pourra pas se représenter en 2017 en raison de sa politique d’asile. Le SPD n’en profite pas dans les sondages, mais pourrait se mettre à espérer une alternance politique si la toute-puissante chancelière disparaissait des radars.

Depuis le départ en 2005 du dernier chancelier social-démocrate, Gerhard Schröder, le parti n’a jamais pu représenter une véritable menace à Angela Merkel, qui est la chancelière à la plus grande longévité depuis 1945, après le chancelier de la réunification Helmut Kohl (1982-1998).  Le départ de Merkel, après un 4ème mandat, ou alors dans des circonstances liées à la crise des réfugiés, pourrait ouvrir une période nouvelle pour le SPD. Pour cela, il est nécessaire de tirer un trait sur la politique de la grande coalition qui, même si elle a apporté certains progrès dans les domaines sociaux et économiques, n’est pas suffisamment identifiée par les électeurs allemands comme sociale-démocrate. La crise grecque et la crise des réfugiés n’ont pour l’instant pas permis d’affirmer une voie différente.

Le probable candidat à la chancellerie en 2017, Sigmar Gabriel, a certes réussi à définir une ligne cohérente pour son parti, mais sans parvenir à attirer de nouveaux électeurs. Cependant, le SPD est en responsabilité gouvernementale dans un nombre important de régions et de grandes villes, et pourrait s’appuyer sur cette assise locale pour rebondir dans les prochaines années.

Notes

1 – Annett Meiritz http://www.spiegel.de/politik/deutschland/fluechtlingszahlen-die-unberechenbare-millionen-prognose-a-1056174.html

(Illustration : Metropolitico.org – Sigmar_Gabriel_SPD_AO_Bundesparteitag_2013_2)

Elisabeth Humbert-Dorfmüller

Trésorière et responsable de l'Observatoire de la gauche européenne, Elisabeth Humbert-Dorfmüller est spécialiste de l'espace germanophone. Elle est membre du SPD (Parti Social-Démocrate d'Allemagne), et actuellement co-présidente de la section SPD à Paris, ainsi que co-présidente du SPD International, l'organisation du SPD à l'étranger. Elle est aujourd'hui consultante (Associée-Gérante chez SEE Conseil), et cultive par ailleurs un intérêt particulier pour la politique franco-allemande, pour l'économie et pour les entreprises.