Le nouvel objectif des sociaux-démocrates européens. Proposer pour rassembler

En décembre 2011, nous analysions (1) les tenants et les aboutissants des alliances électorales et politiques de la social-démocratie européenne, dans un contexte de remise en cause profonde et de relégation dans l’opposition. Depuis, force est de constater que la situation a profondément changé : les différentes élections nationales dans l’UE ont vu une poussée des forces sociales-démocrates et progressistes, même si parfois de moindre ampleur que prévue (en Roumanie, en Bulgarie ou en Italie). Les résultats ont systématiquement porté les sociaux-démocrates au pouvoir, changeant ainsi non seulement l’équilibre des forces politiques parmi les gouvernements européens (sur 28 gouvernements de l’UE, 16 comptent des ministres socialistes, travaillistes ou sociaux-démocrates et 12 chefs d’État et de gouvernement sont issus de la gauche) mais également l’analyse, aujourd’hui fortement à nuancer, d’une « social-démocratie en crise ».

Ayant (re)trouvé le pouvoir tant à l’ouest (en France, en Italie) qu’à l’est (en Slovaquie, en Roumanie ou en Lituanie), au nord (Danemark) qu’au sud (Malte), les progressistes ne peuvent plus être décrits comme « en crise ». Pour autant, il reste encore difficile de parler d’un retour massif des socialistes au pouvoir : dans les sondages de nombreux pays, les forces sociales-démocrates sont encore loin d’être en position de gouverner : en Allemagne, les sociaux-démocrates oscillent entre 24 et 27%, selon Wikipedia1. À ce titre, les élections européennes de mai 2014 auront valeur de test. Il en sera de même, à plus court terme, pour les élections allemande et autrichienne.

Mais plus encore que leurs récents succès, ce qui frappe dans la situation actuelle des progressistes, c’est leur participation à des gouvernements de coalition, dans la majorité des cas, avec des libéraux et/ou des conservateurs. En réalité, seuls les travaillistes maltais dirigent sans partenaires. En France, les socialistes possèdent à eux seuls la majorité absolue. Les modes de scrutin électoraux ou les traditions politiques (grande coalition en Autriche ou en Belgique) ne constituent pas la seule explication de cet état de fait : la constitution de gouvernements de large entente (en Italie) ou techniques (en Grèce), où socialistes et conservateurs sont alliés dans des pays plus habitués à des gouvernements dominés par un camp ou un parti (en Italie, en Grèce), doit être analysée comme une des réponses à la crise économique et sociale qui frappe l’Europe.

De fait, les socialistes européens sont confrontés à deux paradoxes :

  • comment concilier une présence croissante au sein des gouvernements européens, qui continuent de mettre en œuvre des politiques de rigueur, et représenter l’alternative (à l’agenda politique libéral et conservateur) au niveau européen ?
  • comment articuler des stratégies d’alliances différentes au niveau national et au niveau européen? Comment appuyer des alliances sur des convergences politiques et non sur des arrangements peu transparents ?

Avancer comme réponse à ces paradoxes l’expérience des pays fédéraux, comme l’Allemagne, où les majorités politiques des Länder et au niveau fédéral diffèrent sans que les électeurs y voient un problème, n’est pas suffisant : les interactions, les divisions de compétences entre gouvernements européens et Länder ne sont pas comparables. De plus, l’UE est un niveau supplémentaire à prendre en compte dans l’articulation et les interactions pour les États fédéraux.

Alors que la question des alliances, qui reste centrale dans les débats politiques nationaux, influe tant sur les politiques à mener (comme en Allemagne) que sur les stratégies des dirigeants voire même sur leur maintien à la tête des partis (chute de P. Bersani en Italie), et tandis que les prochaines élections européennes de 2014 verront sans doute l’émergence d’une Europe politique plus assumée (grâce à des programmes politiques européens et des candidats têtes de liste), il convient aujourd’hui, et dans la perspectives des élections européennes de 2014, pour les socialistes, d’envisager l’enjeu des alliances au niveau européen.

Concilier compromis national et propositions européennes

Pour les socialistes au pouvoir, la période actuelle est difficile : confrontés à la nécessaire mise en œuvre de programmes de rigueur, voire d’austérité, ils peuvent être mis en porte-à-faux face à leur électorat. Qu’ils gouvernent dans une position dominante (en France) ou en tant que « junior partner » au sein d’une coalition (en Irlande, en Finlande ou en Grèce), les résultats des sondages, des socialistes au pouvoir sont mauvais. L’argument d’une politique alternative semble daté et difficile à maintenir à l’épreuve des faits.

Les explications de  cette déception ne  manquent pas : mauvaise perception de la profondeur de la crise de la part de certains dirigeants sociaux-démocrates, incapacité de mettre en place une politique néo-keynésienne en l’absence d’instruments fondamentaux (monétaire et budgétaire), manque de courage pour assumer une ligne réformiste (voire, selon certains, sociale-libérale) et nécessaire compromis à des partenaires de coalition (le plus souvent libéraux ou conservateurs). C’est cette dernière explication que nous voulons traiter ici.

L’argument du compromis avec les partenaires de coalition, au niveau national, semble étrangement similaire avec l’argument européen. En somme, « il est impossible d’appliquer un programme véritablement socialiste dans nos pays car nous devons passer des compromis avec des conservateurs tant au niveau européen qu’au niveau national ».

Mais cet argument, si pertinent et construit soit-il, ne peut être en aucun cas l’excuse du renoncement à tout rapport de force. Parce que les questions européennes ont profondément imprégné les opinions publiques nationales (en Grèce, en Italie, mais aussi, dans une certaine mesure en Allemagne et au Royaume-Uni), les citoyens semblent conscients des enjeux et des marges de manœuvre de leurs gouvernements au niveau européen. De fait, les résultats de Conseils européens, porteurs d’avancées (ou au contraire de reculs) dans l’intégration sociale, la coordination économique, la priorité à la croissance, ne peuvent être uniquement expliqués par le rapport de force entre conservateurs et progressistes. D’autres facteurs sont à prendre en compte : les évènements extérieurs (telle que le scandale de l’évasion fiscale « Offshore Leaks »), les interactions personnelles des dirigeants (le couple franco-allemand en particulier), la faiblesse politique ou la division de certaines parties prenantes ou encore la « fatigue généralisée » qui a mis à mal un certain momentum.

De plus, cet argument ne peut se suffire à lui-même : dans de nombreux pays, le compromis gauche-droite semble plus facile à trouver au sein d’un gouvernement de coalition qu’au niveau européen, quand bien même ce compromis doit rassembler un cercle politique aussi large.

Dans ce contexte, les socialistes doivent éviter deux écueils : fuir les responsabilités de leurs propres décisions (ou les rejeter) et rester un parti de niche, dont la seule préoccupation serait de protéger les intérêts des travailleurs au sein d’un gouvernement conservateur ou libéral. S’ils veulent être majoritaires, les socialistes et sociaux-démocrates européens doivent accepter) de porter un projet qui parle à toute la société et qui soit réaliste) d’être crédible – tout en restant porteur d’avenir – tant au pouvoir que dans l’opposition.

Appliquée au niveau européen, cette recommandation devient plus complexe. En raison des différents temps des institutions européennes (au Conseil, les mandats durent au rythme des gouvernements nationaux et à la Commission et au Parlement, les mandats sont – sauf exception – de 5 ans) et de leur processus de prise de décision (diplomatique au Conseil, partisane au Parlement, politico-bureaucratique à la Commission), il reste difficile d’appliquer une telle recommandation et de trouver, pour les socialistes (ou d’autres familles politiques), la recette parfaite visant à la mise en place de politiques progressistes. La dernière illustration de cette difficulté peut être fournie à travers l’adoption du Cadre Financier Pluriannuel (CFP) 2014-2020, qui a vu s’affronter une ligne au Parlement européen (ambitieuse) et une au Conseil, plus conservatrice. Les socialistes, présents tant au Parlement qu’au Conseil, ont été divisés lors des négociations et dans le diagnostic du résultat (négocié notamment par M. Schulz, président social-démocrate du Parlement, et par E. Gilmore, ministre travailliste des affaires étrangères irlandais). Aucun discours, aucun projet véritablement social-démocrate n’a pu être trouvé sur cette question pourtant majeure.

Dans la perspective des élections européennes, cette situation sera d’autant plus délicate : comment faire une campagne véritablement européenne, en accentuant les clivages entre grandes familles politiques, tout en assumant des grandes coalitions (libéraux/conservateurs/socialistes) dans la plupart des pays ? La réponse n’est pas évidente et doit être construite dans la durée. Il devra s’agir de faire correspondre, ou du moins converger, les arbitrages internes nationaux des socialistes avec les positionnements européens. En termes pratiques, cela signifie que des sociaux-démocrates irlandais ou danois devraient faire porter un programme demandant la mise en place d’une taxe sur les transactions financières ou une révision du programme de Stockholm, points sur lesquels les gouvernements dont ils font partie, ne sont pas allants. Autre exemple, un programme socialiste européen et un(e) candidat(e) qui le porte pourraient proposer un équilibre entre rigueur et relance qui mette en porte à faux des sociaux-démocrates français, italiens (dans un sens) ou allemands ou finlandais (dans un autre sens).

Jusqu’à aujourd’hui, des programmes politiques ont été présentés par les partis politiques européens (notamment par le Parti Socialiste européen), mais peu ont été véritablement publicisés ou discutés dans les espaces publics nationaux.

S’il est clair que des choix programmatiques et politiques devront être faits, il est également évident qu’une certaine flexibilité nationale n’est pas à exclure. Selon les contextes nationaux et selon les personnalités des candidats, l’accent sera mis sur tel ou tel point du programme. Une campagne pan-européenne pourrait se décliner selon des accents et des sensibilités locales et nationales particulières. Dans la justification du paradoxe « être au gouvernement avec la droite au niveau national » et « polariser la campagne européenne », tant les partis nationaux que le parti européen auront un rôle à jouer.

Pour dépasser ce paradoxe, une bonne campagne européenne doit pouvoir s’articuler autour d’un nombre de points identitaires pour les socialistes : équilibre entre relance budgétaire (dépenses d’investissement et transferts de solidarité) et rigueur, coordination des budgets nationaux, Europe sociale, politique industrielle, réglementation bancaire et financière, politique environnementale, féminisme, droits des personnes LGBT… Ces points d’appui pourraient représenter la colonne vertébrale du programme électoral des forces progressistes et permettraient-en partie- de résoudre le paradoxe susmentionné.

Une campagne de propositions, portée par un candidat unique, serait une solution à l’érosion progressive des partis socialistes dans les intentions de vote. Encore faut-il que cette campagne, et le candidat, soit véritablement relayées dans les espaces publics nationaux et que les partis membres s’approprient les thèmes de campagne et le candidat…

En outre, une campagne de propositions constituerait une réponse à la stratégie de dénonciation et d’accusation qui sera choisie par les populistes (extrême droite ou extrême gauche).

Passer d’une alliance honteuse à une coalition assumée

Si le premier paradoxe a trouvé sa réponse, le deuxième (comment articuler des alliances avec les conservateurs et libéraux au niveau national et des alliances moins assumées au niveau européen?) doit encore être résolu.

Aujourd’hui, au niveau européen, le Parlement européen est témoin d’un mouvement contradictoire : alors que les communications des groupes politiques sont de plus en plus polarisées, en opposition les uns par rapport aux autres, les majorités sont surtout composées des plus grands groupes, la plupart du temps (68 % des  votes d la mandature 2004-2009, selon Votewatch2) entre socialistes, conservateurs et libéraux. Cet état de fait peut alimenter l’incompréhension, voire le rejet de certains électeurs habitués à des clivages gauche/droite plus marqués. La convergence socialistes/conservateurs pourrait même faire le miel de partis plus extrémistes et à l’analyse politique frontale. De fait, une grande partie des explications de vote des élus européens (à priori ou à posteriori des votes) tend à envoyer des messages clairs aux électeurs et à contrecarrer les attaques des autres partis.

Il est aujourd’hui temps de remettre en cause l’alliance honteuse (car non-assumée) entre groupes politiques européens. Nous plaidons pour la mise en place d’une coalition stable, pendant l’ensemble d’une mandature européenne, entre groupes politiques européens. Nous sommes convaincus que les mouvements populistes ne progressent pas tant sur les convergences entre conservateurs et socialistes que sur le fait que ces alliances ne sont pas assumées. Dans les pays, où ces grandes coalitions (Italie, Grèce, Pays-Bas, Belgique, Irlande, Finlande) sont présentes au gouvernement, force est de constater que les mouvements populistes n’ont pas progressé à cause de ces convergences, mais parce pré-existaient. Leurs ferments proviennent d’une fatigue des électeurs, d’une attirance pour les discours populistes, voire même d’une impression (justifiée ou non) de l’incapacité des partis « traditionnels » à proposer des politiques alternatives. Toutefois, d’autres facteurs peuvent expliquer le recul ou l’absence de mouvements populistes ou extrémistes : tradition historique en Allemagne ou en Irlande, divisions internes des forces populistes en Italie (Lega Nord, Movimento 5 Stelle).

Quelle que soit la coalition choisie par les socialistes au niveau européen (au Parlement européen et/ou à la Commission européenne), nous plaidons pour qu’elle soit assumée et expliquée devant l’électorat, de la même façon qu’elle l’est au niveau national, c’est-à-dire sur des points de convergence politique et un programme de législature. Ce programme pourrait être accessible à tous les citoyens européens, sur Internet ou par version papier.

Nous sommes en faveur d’une présentation de ce programme devant les électeurs, de façon directe (à travers les médias européens) et indirecte (au Parlement européen).

Plus largement encore, il est pourrait être envisageable de rédiger des pactes politiques communs sur des sujets de commune importance (sécurité, protection des droits fondamentaux, politique de voisinage) qui n’engageraient pas seulement les groupes au Parlement Européen, mais aussi les partis politiques européens, à l’image de ce qui s’est fait en Espagne sur la politique anti-terroriste ou dans les pays scandinaves sur la politique européenne.

Construire sur la durée

Les socialistes sont aujourd’hui présents dans la majorité des gouvernements européens et sont le deuxième groupe au Parlement européen. Tant au niveau national qu’au niveau européen, leur convergence avec les conservateurs, ne peut servir ni d’excuse au renoncement ni d’alibis aux accusations de trahison. La capacité de débattre de ces choix est une condition pour qu’ils soient acceptés. Les progressistes, s’ils veulent être fidèles à leur raison d’être, doivent continuer à porter deux projets : d’une part, porter l’alternative sociale et démocratique à un projet libéral, conservateur et/ou technocratique, et d’autre part, assumer le leadership et être capable de gouverner dans la durée.

Pour cela, il leur faut assumer des alliances sur la base de convergences politiques réelles. Avec les élections européennes de 2014, la politisation de l’Union européenne est en marche. À nous de la faire vivre.

 

Note

1 – Antoine Bargas, La social-démocratie et ses alliés en Europe. Pour un arc démocrate, EuroCité, décembre 2011.

(Illustration photo : European Parliament – Licence Creative Commons)

Antoine Bargas