Le Danemark, nouveau laboratoire de la gauche européenne ?

Seuls six pays de l’Union européenne sont actuellement dirigés par un chef de gouvernement issu de la gauche. Parmi eux, certains sont à la tête d’une coalition précaire et minoritaire, c’est notamment le cas de Pedro Sanchez en Espagne.

D’autres, comme Stefan Löfven en Suède ou Antti Rinne puis Sanna Marin en Finlande, ont dû se résoudre à des accords avec la droite pour pouvoir gouverner, dans un contexte délicat marqué par une extrême droite puissante et en plein essor. A ce titre, le Danemark fait figure d’exception : il constitue le seul pays européen dans lequel la gauche a ravi le pouvoir à la droite, obtenu une majorité et fait reculer l’extrême droite. En effet, l’ensemble des partis de gauche qui soutiennent le gouvernement social-démocrate au pouvoir totalisent 49,1% des voix et surtout 91 sièges, soit une progression de 15 sièges, et ainsi la majorité absolue à Christiansborg. Dans le même temps, le principal parti d’extrême droite a perdu près de treize points et plus de la moitié de ses sièges, tombant ainsi à 8,7% et 16 députés. La performance est donc suffisamment remarquable et unique pour s’intéresser au cas danois et analyser les enseignements que la gauche européenne pourrait en tirer.

Elue en 2015 à la tête du parti social-démocrate danois, Mette Fredrikssen a immédiatement mis l’accent sur l’un des principaux problèmes dont souffre l’ensemble des gauches européennes : la désaffection des classes populaires vis-à-vis des partis progressistes au profit de mouvements populistes, en particulier de l’extrême droite qui, au Danemark, venait de dépasser les 20%. Force est de constater que depuis une vingtaine d’années, les partis de gauche obtiennent avant tout les suffrages des classes moyennes éduquées, urbaines ainsi que ceux des minorités. Il s’agit d’une stratégie délibérée, utilisée à l’époque par Tony Blair pour conquérir le sud de l’Angleterre et les classes dites « aspirationnelles », puis théorisée en France par une célèbre note du think tank Terra Nova. De fait, la « Troisième voie » ou le « social-libéralisme » consiste à trianguler sur les sujets économiques en acceptant les données fondamentales du libéralisme, tout en adoptant en contrepartie (même si ce ne fut pas appliqué partout) une politique progressiste sur les sujets sociétaux ou sur des questions telles que l’immigration et le multiculturalisme. Les classes populaires, se sentant moins défendues au plan économique (même si le programme des sociaux-libéraux restait plus social que celui de la droite) et se définissant comme plus conservatrices sur les questions sociétales, ont fini par voter contre leurs intérêts économiques en privilégiant les enjeux culturels sur lesquels elles étaient davantage en phase avec la droite.

Pour répondre à ce défi, Mette Frederikssen et les sociaux-démocrates ont décidé de changer de stratégie. Au plan économique et social, ils sont revenus aux fondamentaux de la social-démocratie et à une défense assumée et revendicatrice de l’Etat providence. Ils n’ont pas hésité à prôner une augmentation des dépenses publiques alors qu’elles figuraient déjà parmi les plus élevées au monde (même si les finances danoises restent saines), ils sont revenus sur les coupes orchestrées par la droite dans les domaines de la santé et de l’éducation et ont fait appel à la solidarité des plus aisés en annulant les baisses d’impôts à destination des plus riches. De fait, le modèle danois a apporté la prospérité à ses citoyens et a permis au pays d’être l’un des moins inégalitaires au monde. Les sociaux-démocrates, qui en furent historiquement les grands initiateurs, ont raison d’en être fiers. Frederikssen a également adopté une approche plus critique vis-à-vis du libre-échange pourtant plébiscité dans les milieux politiques danois et faisant généralement consensus à droite comme à gauche : cette critique de la mondialisation est relativement nouvelle chez les sociaux-démocrates. Elle s’accompagne d’une forte préoccupation environnementale dotée d’un programme ambitieux en matière de réduction des gaz à effet de serre. En revanche, la triangulation a eu lieu sur les questions d’immigration et d’intégration. De ce point de vue, les sociaux-démocrates n’y sont pas allés de main morte lorsqu’ils étaient dans l’opposition. Ils ont soutenu les lois très dures et très controversées de la droite vis-à-vis des demandeurs d’asile qui prévoyaient par exemple la confiscation d’une partie de leurs biens ou encore l’isolement sur une île des déboutés du droit d’asile. Un certain nombre de progressistes se sont émus de la situation. Pour beaucoup, cette politique dure en matière d’immigration est une erreur : le droit d’asile est un droit fondamental et les classes populaires ne sont pas tant opposées à l’immigration par principe – tant qu’elle reste légitime, raisonnable et régulée – qu’à un certain laxisme vis-à-vis de l’intégration des immigrés dans la société d’accueil. Le problème n’est pas tant économique que culturel et se situe avant tout sur le plan des valeurs. La différence entre la gauche et la droite sur ce sujet doit d’ailleurs être marquée : contrairement à la droite, la gauche est ouverte à l’arrivée de « l’autre » mais elle veut en faire un membre à part entière de la société. Ce qui implique de miser sur l’intégration et sur la promotion de nos valeurs face aux dérives communautaristes et à une certaine conception erronée du multiculturalisme. Les sociaux-démocrates danois ont d’ailleurs grandement insisté sur ce point avec un discours plus offensif que jamais contre l’islamisme et en soutenant une loi anti-niqab et anti-burqua dans l’espace public.

Pour juger de l’efficacité de la stratégie de Mette Fredrikssen, il ne faut pas uniquement analyser les résultats bruts obtenus par le parti social-démocrate. De fait, son score est resté plus ou moins le même et il n’a gagné qu’un seul siège par rapport à 2015. En revanche, la structure de son électorat a beaucoup évolué. On estime que plus de 10% des électeurs qui avaient voté pour l’extrême droite en 2015 ont mis un bulletin social-démocrate en 2019. Il s’agit, pour l’essentiel, d’électeurs issus des classes populaires. De ce point de vue, le pari est donc pleinement réussi. Mais dans le même temps, les sociaux-démocrates ont perdu le même nombre de voix chez les électeurs jeunes et/ou de classe moyenne qui se sont portés sur deux autres partis de la coalition de gauche, l’un social-libéral et l’autre écologiste. Une opération blanche, donc, pour les sociaux-démocrates mais un gain massif pour le bloc de gauche, ce qui lui a ainsi permis d’obtenir une majorité. D’une certaine façon, cette stratégie ne peut donc fonctionner que dans le cadre d’une gauche plurielle lorsque les pertes de voix ont lieu à l’intérieur des blocs et que les gains se font à l’extérieur.

Bien qu’ayant fait le choix de gouverner seuls, les sociaux-démocrates ont dû faire un certain nombre de concessions pour s’assurer du soutien externe des autres partis de gauche. Mette Frederikssen a ainsi adouci son programme, principalement sur l’asile, en diminuant les conditions très restrictives quant à l’exercice de ce droit. Elle est donc revenue sur la disposition du gouvernement précédent concernant l’isolement sur une île des demandeurs d’asile déboutés que l’on ne pouvait renvoyer immédiatement. De cette manière, on peut considérer que le gouvernement a finalement trouvé son équilibre entre le respect d’une tradition d’accueil, notamment vis-à-vis des persécutés dans le monde et qui doit rester l’ADN de la gauche, et la rupture avec l’approche parfois naïve et laxiste qui a été celle d’une partie de la gauche ayant une vision trop angélique du multiculturalisme. Il faut souhaiter que ce nouvel équilibre permettra de lutter contre toutes les dérives identitaires, qu’elles viennent de l’extrême droite ou du communautarisme et de l’islamisme radical. Tout échec entraînerait au contraire une surenchère de part et d’autre, mettant en péril la société danoise et les valeurs qu’elle cherche à défendre, c’est-à-dire celles d’une démocratie particulièrement avancée et solidaire. 

Il faut noter que, pour le moment, la situation reste tout à fait stable. L’extrême droite demeure à un niveau très bas et il semble qu’elle ne soit pas en mesure de remonter la pente, du moins dans l’immédiat. De leur côté, les sociaux-démocrates ont progressé de quelques points aux dépens des autres partis de gauche, ce qui témoigne d’une certaine popularité dans l’exercice du pouvoir. Tous les signaux sont donc au vert.

Louise Amoris Sokoloff

Louise Amoris Sokoloff est diplômée en Relations internationales après un parcours à l’Institut National des Langues et Civilisations Orientales. La Russie et l’espace post-soviétique constituent son domaine de spécialité.