L’avenir de la social-démocratie européenne passe par la reconquête culturelle de la notion de dette

[button url=’https://eurocite.eu/wp-content/uploads/2014/03/eurocite_frederic_menager_social-democratie_reconquete_culturelle_notion_dette.pdf’ size=’small’ style=’magenta’] PDF [/button]

La crise grecque est un véritable tournant dont on ne perçoit pas encore la portée pour la social-démocratie. Celle-ci doit faire le choix de demeurer la garante de la mise en œuvre de deux attributs importants de l’Europe future : celle de la protection au sein d’un monde concurrentiel, celle de la Puissance, au sein d’une Histoire dans laquelle elle doit continuer à jouer un rôle décisif et moteur, porteuse d’une conception de la société qui demeure son patrimoine commun le plus irréfutable.

*

Nous assistons avec un sentiment d’impuissance des plus frustrants à l’implosion économique d’un pays qui nous est proche géographiquement, symboliquement considéré comme le berceau de notre culture, pacte entre Raison et Démocratie dans lequel nous puisons tant de références et de repères.

Voir la Grèce en proie à de telles difficultés ne touchent pas que les amoureux d’un pays si unique, mais résonne de manière angoissante en chaque européen comme le sentiment confus d’une menace qui pèserait directement sur lui. Si ce sentiment est nécessairement alimenté par la réalité économique et financière du risque de crise systémique qui devient désormais un spectre étrangement matériel, il est, en ses profondeurs, nourri plus certainement par une inquiétude d’ordre symbolique.

On sent bien qu’à travers le problème grec, c’est toute une conception du Politique qui doit être repensée et pas seulement en raison des références à la démocratie athénienne qui relèvent du réflexe oratoire.

Pour la Social-Démocratie, les leçons de la crise grecque seront contrastées, car il faut bien tirer du drame de tout un peuple des règles de conduite de politique économique et une réflexion sur l’avenir démocratique de l’Europe.

La dette publique devient un enjeu politique majeur

En premier lieu, il faut prendre acte que dans les prochains mois, la question de la dette publique sera au cœur du débat politique et que se déroulera autour de ce problème un véritable combat culturel pour lequel il faudra s’armer conceptuellement et stratégiquement.

C’est à une véritable démarche de type gramsciste qu’il faudra alors s’atteler, en favorisant la prégnance d’un vocabulaire et d’une sémantique propre à la social-démocratie sur une question pour laquelle elle n’éprouve pas une aisance naturelle à se positionner.

La question de la dette publique, qui était l’apanage des économistes et des spécialistes est en train de devenir une véritable question politique ; et une question à laquelle l’électorat populaire demeure extrêmement sensible. D’abord, parce que contrairement à des présupposés sociologiques erronés, la culture économique est très diffusée dans les classes sociales fragilisées les plus confrontées précisément aux variations de l’activité économique. Il y réside une angoisse culturelle de l’endettement liée à un vécu quotidien qui permet une transposition de la situation actuelle à l’échelle de l’individu. De surcroît, ces classes sont celles qui demeurent les plus attachées à la notion de service public et elles anticipent parfaitement la dégradation de ceux-ci du fait d’une dette publique qui deviendrait insolvable. Cet électorat sera donc sensibilisé à un discours prenant en compte cette dimension dans les politiques publiques et risque d’être réceptif à un discours d’affolement qui sera entretenu par le camp conservateur si celui-ci n’est pas contredit.

Les classes moyennes, quant à elles, posent la question de la dette en des termes antagonistes qui sont ceux du degré de pression fiscale et de l’efficience administrative.

La gauche devra donc, en France comme en Europe, résoudre une difficile équation électorale qui surdéterminera sa capacité à proposer un projet crédible compte tenu des contraintes budgétaires à venir.

La dette, un défi culturel pour la social-démocratie

L’état des forces en présence n’est pas, loin s’en faut, favorable à la social-démocratie qui est attaquée en ce qui est un des pôles de sa culture politique.

En effet, si l’action publique, au sens large, demeure un des piliers des modèles d’offre politique de la social-démocratie, les modèles de résolution des crises d’endettement préconisés aujourd’hui invalident un tel schéma.

On voit bien dans quelle situation le PASOK grec se retrouve, devant appliquer la mise en place d’un plan de rigueur aussi drastique que nécessaire pour éviter la faillite, et se traduisant par une vague importante de privatisations ainsi que par une réduction massive de la dépense publique. Autant d’orientations fondamentales qui mettent la gauche grecque en porte à faux avec l’électorat qui l’a amenée au pouvoir et qui risque de se traduire par une défiance durable. Les Grecs sont désormais loin de pouvoir revendiquer quoique ce soit qui ressemble à une extension des politiques sociales ou à une réhabilitation du rôle de l’action publique.

Outre cette problématique du contraste entre l’offre politique et la réalité de l’exercice des responsabilités dans un contexte aussi exceptionnel, ce qui est atteint dans cette crise, c’est la croyance fondamentale en la démocratie, à la possibilité pour la société de s’ « auto-instituer » – pour reprendre un vocabulaire propre à un penseur grec de langue française, Cornélius Castoriadis.

Si les formes traditionnelles de la démocratie représentative ne sont plus susceptibles de prodiguer une telle croyance, il ne faut pas s’étonner qu’une large partie de la population, soucieuse de retrouver ce sentiment de maîtrise du destin commun, en vienne à contester les formes traditionnelles de la représentation.

Cette défiance atteint aussi bien la démocratie politique que sociale et se traduit par les mouvements sociaux de protestation qui transcrivent la manifestation collective de cette volonté de se réapproprier un sentiment consubstantiel à la démocratie. Celui de l’expression d’une volonté collective déterminant le cours de l’Histoire.

L’opinion dominante est, au contraire, que « l’Histoire nous échappe ». Entre les révoltes populaires et les tentations nationalistes, extrêmes a priori opposés, réside le sentiment commun, en partie légitime, qui est celui d’une déprise des peuples sur les choix politiques, déprise accentuée par le creusement du fossé entre le discours des élites européennes et les cadres mentaux collectifs des populations.

Dans tous les cas, ces oppositions protestataires posent la question de la souveraineté, qu’elle soit populaire ou nationale, tout en contestant le cadre contemporain de l’expression apaisée de cette souveraineté qu’est la démocratie représentative.

Du scepticisme à la défiance

La possibilité de mener des politiques économiques et sociales publiques efficaces est minée par cette crainte de l’endettement. Par extension, ce scepticisme envers ces politiques donne lieu à une défiance plus globale envers la capacité même de la démocratie représentative à influer sur le cours des évènements, et donc à une tentation de se tourner vers des offres politiques qui permettent de trancher le nœud gordien de l’impuissance publique.

La traduction la plus immédiate en a été la défaite des socialistes portugais. L’Espagne ne devrait pas, elle aussi, tarder à tomber dans l’escarcelle du Parti populaire.

Si le tableau paraît sombre et si le discours dominant et ses traductions électorales demeurent préoccupantes, la réalité des leçons à tirer et l’attente profonde des peuples ne me semblent pas devoir faire l’objet d’une résignation définitive pour une social-démocratie qui saurait tenir un discours rigoureux et désamorcer le discours conservateur par une véritable lecture critique de la crise.

La tentation actuelle la plus inquiétante est d’accepter ce discours et de le faire sien sans y accorder la moindre nuance. Un certain nombre de dirigeants européens s’y rangent donc, soucieux de préserver ce qu’ils estiment être leur crédibilité, pris dans les exigences de la nécessité diplomatique. Un tel état d’esprit amènerait pourtant à prolonger durablement des débâcles électorales partout en Europe car elle viendrait à valider l’idée selon laquelle le paradigme social-démocrate n’est plus compatible avec l’évolution des grands équilibres financiers d’une économie globalisée. La gauche deviendrait-elle, contre elle-même, friedmanienne ? Pourquoi, alors, lui accorder son suffrage ?

Il faut donc sonder quelles seront les conséquences immédiates et nécessaires de cette crise sur le discours de la social-démocratie européenne.

Gramsci et la dette : vers un combat culturel

La solution viendra, comme le préconisait Gramsci, d’une reconquête culturelle, d’un travail sémantique et de la capacité de la social-démocratie in fine à imposer sa lecture historique des évènements et des solutions possibles.

Tout d’abord, il convient de réaliser un travail pédagogique préalable sur le concept de « dette » et d’en montrer la complexité. Le contexte est évidemment peu favorable – c’est un euphémisme – à une apologie de la dette publique ; il n’en demeure pas moins vital de ne pas laisser s’installer une lecture catastrophiste de la dette et d’en souligner l’ambivalence fondamentale.

Cela ne signifie d’ailleurs pas qu’on évitera pour autant une crise de défaut majeure dans l’année qui vient en gardant les mêmes options fondamentales de la policy mix européenne. Il faudra donc discuter de ces orientations.

Il faudra ainsi souligner que la nocivité de la dette ne justifie pas nécessairement que l’on décrète la réduction du périmètre de l’action publique pour la résorber, mais au contraire qu’il est nécessaire de réduire la dette pour favoriser l’émergence d’une action publique orientée sur des grands choix d’investissement publics d’intérêt européen.

L’actuel traitement de la question de la dette est au contraire anxiogène puisqu’elle tend à accréditer l’idée d’un non-choix et d’une Histoire soumise au gré du courant des maelströms d’une économie financiarisée dont nul ne contrôlerait plus les soubresauts.

Faire de la réduction de la dette un moyen de réhabiliter l’action démocratique et l’initiative populaire, de redonner à l’Etat un rôle protecteur et à la société un rôle d’innovation doit être la trame de cette reconquête culturelle.

Enfin, il faudra rappeler que la dette n’est pas uniquement la résultante d’une gestion déficitaire d’un Etat, que l’on identifierait à une entreprise, mais bien un mode de financement nécessaire, qui procurait d’ailleurs aux entreprises des constituants de trésorerie sans risque de défaut majeur.

Il paraît en outre nécessaire de clarifier le rapport de la social-démocratie à la dépense publique et d’adopter des distinctions très fermes dans le cadre de l’endettement entre ce qui relève de l’investissement et ce qui relève du fonctionnement.

Le rôle-clé de la social-démocratie allemande

La crise théorique du keynésianisme orthodoxe rejoint, il est  vrai, la situation d’endettement croissant des nations européennes pour invalider l’idée que l’on puisse rester sur des positions classiques en matière de relance et oblige à prendre en compte la nécessité d’un équilibre budgétaire primaire.

Toutefois, cet équilibre peut se faire de deux manières : celui qui est préconisé par les tenants du libéralisme, combinant diminution de la dépense publique sans distinction de nature, réduction de la pression fiscale pour relancer les mécanismes d’épargne longue et les déterminants financiers quantitatifs de la croissance, vente d’actifs afin d’équilibrer les comptes de l’État par réduction du périmètre du secteur public.

Or, l’un des enseignements de la crise grecque est bien celui de la réhabilitation du rôle social de l’impôt. À un budget primaire avant intérêts de la dette présenté en déficit, la Grèce rajoute un taux de recouvrement des impositions directes de 75% qui aggrave une situation fondamentalement déséquilibrée.

L’acceptabilité de la pression fiscale sera d’autant plus forte qu’elle s’accompagnera de politiques justes et évolutives. Il y a là aussi un espace politique pour opposer un impôt conçu comme facteur de solidarité et penser à ce titre un impôt européen1 face à une conception strictement individualiste qui est celle de la logique réductionniste.

Réhabiliter l’impôt passera sans doute par la réduction de la dépense fiscale, c’est à dire des mécanismes correctifs qui ne soient pas fondés sur le revenu et le patrimoine. Une des causes de la crise que nous vivons a été, non pas la croissance des dépenses publiques, mais l’incapacité parallèle à les rationaliser, à les déployer vers l’investissement. La pratique de déficits fondés précisément sur la dépense fiscale et qui demeurent particulièrement coûteux et inefficaces a été également nocive.

La social-démocratie allemande détient une part non négligeable de la capacité de la social-démocratie européenne à arborer un front uni et une démarche cohérente. Il reviendra à celle-ci de savoir si elle peut s’écarter de l’orthodoxie des formations politiques d’outre-Rhin en la matière pour se ranger à l’idée commune d’un policy mix assoupli, qui d’ailleurs ne serait pas défavorable à l’Allemagne qui réalise 70% de ses exportations dans l’espace intra-communautaire.

Une large part de la capacité de l’Europe à se sortir de l’ornière actuelle, et de la social-démocratie à jouer un rôle central dans ce processus, est de faire valoir qu’il existe un équilibre nécessaire entre maîtrise de l’inflation et stimulation de l’économie.

Les modes de financements des déficits  ne peuvent plus reposer uniquement sur l’endettement mais doivent pouvoir faire appel à la modalité monétaire afin de diversifier les sources de financement de l’investissement public en échange d’une recherche d’équilibre volontaire, contractualisée et non-contrainte des sections de fonctionnement des budgets nationaux. C’est d’ailleurs une pratique adoptée depuis des décennies par la social-Démocratie suédoise. Elle demande certainement à la social-démocratie française un aggiornamento théorique comparable à celui de la social-démocratie allemande sur la politique monétaire.

L’Europe social-démocrate ou le jeu de la protection et de la puissance

Enfin, la situation actuelle ne doit en aucun cas justifier la mise en place de mécanismes de tutelle directe de l’Union européenne sur les budgets nationaux. De telles mesures, dans le contexte actuel, relèveraient précisément d’un affaiblissement de ce sentiment de « contrôle de l’historicité » qui demeure fondamental à la survivance d’un pacte social acceptable par tous.

La volonté intégrationniste européenne ne saurait être un prétexte à un centralisme économique et budgétaire qui n’a rien à voir avec la fédération d’États-nations qu’évoquait Jacques Delors. Pourtant, nous sommes guettés en Europe par la tentation post-démocratique sous les aspects de la rationalisation budgétaire qui prend deux formes. D’une part, La tentation d’inscrire au sein des constitutions nationales l’interdiction des déficits et, d’autre part, la soumission des disciplines budgétaires à des tutelles extérieures coercitives.

L’avenir de la social-démocratie est lié sur ces questions à la capacité de dire non et à proposer des modèles alternatifs, parce que sa crédibilité repose sur l’adhésion à sa capacité d’impulser des politiques volontaristes. Si elle s’engouffrait dans l’impasse du rationalisme budgétaire néo-friedmannien, et si elle se privait, par naïveté ou myopie idéologique, des possibilités d’action historique qui sont sa raison d’être, alors nous serions arrivés au temps de ce que Hubert Védrine a qualifié de post-démocratie et, plus sûrement, à une fin de la gauche comme force historiquement agissante et porteuse d’une volonté de progrès.

Ni politiques sociales ni libre détermination des choix démocratiques ne seraient plus possibles, alors qu’il existe des alternatives fondées sur des logiques contractualistes, consenties et surtout révisables pour mener des politiques coordonnées.

Les conséquences les plus graves n’en seraient alors pas tant économiques que politiques, entraînant un divorce croissant des opinions publiques avec l’idée d’Europe conçue comme le lieu de l’impuissance publique.

Un tel scénario catastrophe est tout à fait évitable à condition de refaire de la social-démocratie l’instance d’une lecture critique et, plus fondamentalement, la force politique majeure garante de cette capacité pour la société de s’auto-instituer à travers une démocratie agissante.

On peut même parier avec beaucoup d’optimisme que le contexte actuellement défavorable pourrait rapidement se renverser à condition qu’un langage de clarté axé sur des choix politiques clivant en Europe emporte une adhésion large des partis sociaux-démocrates. Car l’attente populaire existe.

La crise grecque est un véritable tournant dont on ne perçoit pas encore la portée pour la social-démocratie. Celle-ci doit faire le choix de demeurer la garante de la mise en œuvre de deux attributs importants de l’Europe future : celle de la protection au sein d’un monde concurrentiel, celle de la Puissance, au sein d’une Histoire dans laquelle elle doit continuer à jouer un rôle décisif et moteur, porteuse d’une conception de la société qui demeure son patrimoine commun le plus irréfutable.

Note

1 – Voir Pierre-Henir Najal et Erwann Paul, Quelles justifications pour une fiscalité européenne ? Une analyse construite autour de deux exemples : la taxe carbone et l’impôt européen sur le revenu, EuroCité, 30 avril 2011.

Frédéric Ménager-Aranyi

Secrétaire général d'EuroCité.