La laideur de l’Europe

Si l’objectif était d’ébranler les certitudes des plus européistes, de donner l’impression à des millions d’Européens que l’Union européenne les a abandonnés, de fournir des arguments de poids aux Salvini, Le Pen et consorts, la mission est accomplie. De nombreux citoyens européens favorables à l’intégration européenne considèrent le comportement de certains dirigeants européens pendant la crise du coronavirus incompréhensible, voire contraire à l’essence même de l’Union européenne. Alors que la Banque centrale européenne annonce un recul économique pouvant atteindre 12%[1], les mesures de solidarité à l’échelon de l’Union européenne se font cruellement attendre. Tous les pays se disent prêts à aider, mais n’arrivent pas à s’entendre sur la manière. Et si les effets de la crise seront graves pour tous, ils ne seront pas uniformes dans tous les pays.

La Commission européenne devrait annoncer son Plan de relance le 20 mai, mais le mal semble déjà fait. En Italie, le pays de l’Union européenne qui a payé le plus lourd tribut en nombre de décès dus au Covid-19, ils ne sont plus que 51% à déclarer vouloir rester dans l’UE, contre 49% favorables à la sortie[2]. Des chiffres inquiétants dans un pays qui jusqu’à peu se distinguait par un fort sentiment d’appartenance à l’Union.               

Pourquoi avoir attendu plus de deux mois pour mettre sur pied ce plan, dont on ignore encore la teneur et l’ampleur ? Les divergences entre Etats peu touchés par la crise et ceux frappés de plein fouet font émerger une Europe laide, pour reprendre le titre de la Repubblica[3]. Ce fossé ravive les tensions qui avaient déchiré l’Union après la crise financière de 2009. Comment, 70 ans après le lancement de la construction européenne, les innombrables programmes de coopération qui sont regardés avec envie dans le monde (le plus connu et le plus emblématique étant certainement Erasmus, dont le but est justement de créer un sentiment d’appartenance entre citoyens européens), ne trouve-t-on pas comme allant de soi, en temps de crise, de tendre la main à ses amis à terre ?

Depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, l’Europe a réussi à se construire en mettant en commun sa production d’acier et de charbon, puis son marché et ensuite sa monnaie. Mais demeure un véritable problème : les taux d’intérêt, très différents selon les pays. Des pays endettés (et fortement touchés par la pandémie) comme l’Italie et l’Espagne doivent emprunter à des taux d’intérêt élevés sur les marchés financiers. Le raisonnement des partisans de la mutualisation des dettes est simple : si les pays de la zone euro émettaient des emprunts communs, ces pays pourraient attirer les investisseurs à des taux d’intérêt plus favorables, en profitant de la meilleure solvabilité de leurs partenaires, et ainsi faire des économies de milliards d’euros.

Si l’entraide et la bienveillance semblent être devenues des principes surannés entre Etats membres, il est plus difficile de comprendre pourquoi les pays du Nord n’arrivent pas à faire preuve d’une vision à plus long terme, et qu’ils ne puissent pas (ou ne souhaitent pas) comprendre qu’ils ont tout intérêt à aider leurs voisins pour le bien de leur propre économie, c’est-à-dire à être solidaires pour des raisons égoïstes. Dans le cas de l’Allemagne, un simple regard sur les principales destinations de ses exportations suffit pour comprendre qu’une grande partie de son succès économique tient à sa puissance d’exportation dans l’Union européenne[4]d’une part, et d’autre part au fait que la relative sous-évaluation de la monnaie européenne favorise grandement ses exportations en dehors de la zone euro.

Cette période est d’une grande tristesse personnelle pour de nombreux citoyens, qui ont perdu un proche, leur emploi ou leurs perspectives d’avenir. Elle est aussi sombre par la dégradation des relations entre pays européens. Les relations entre dirigeants européens ont  été marquées par un certain nombre de coups d’éclat, parfois salutaires. Le Premier ministre portugais Antonio Costa (Parti socialiste) a qualifié de « répugnante » la remarque du ministre des Finances néerlandais, lequel n’avait trouvé de meilleure idée, au faîte de la crise, que de réclamer une enquête pour savoir pourquoi certains pays ne disposaient pas des marges budgétaires pour affronter la crise sanitaire. Puis le 27 mars, le Premier ministre italien Giuseppe Conte (proche du Mouvement des 5 étoiles) a tout bonnement refusé de signer les conclusions du Conseil européen.

Dès le premier appel à l’aide lancé par l’Italie début mars, deux logiques se sont opposées : les pays du Nord (au premier rang desquels l’Allemagne, l’Autriche et les Pays Bas) privilégiaient le recours au Mécanisme européen de stabilité (MES), fonds de soutien créé après la crise financière de 2009. Le Conseil européen a débloqué fin avril 500 milliards d’euros (somme qui apparaît très insuffisante), dans le cadre d’un plan d’urgence s’appuyant sur trois piliers : financement du chômage partiel dans les Etats membres (programme SURE), ligne de crédits de la Banque européenne d’investissement à destination des entreprises et le MES consistant de prêts alloués aux Etats membres. Les Pays-Bas ont insisté pour assortir l’obtention de cette aide financière à des conditions strictes d’assainissement des comptes publics, exigences pour le moins absconses en période de crise. Le gouvernement italien a immédiatement annoncé son intention de ne pas recourir au MES, sous la pression notamment du Mouvement 5 étoiles. L’Italie, grand pays industriel, a été soumise pendant des années à une violente politique d’austérité qui a débouché sur de nombreuses privatisations et sur une grave crise sociale (précarité, recul de l’Etat providence, dégradation des équipements publics). Même si les Pays-Bas ont dû renoncer à imposer les critères prévus, le souvenir de cette cure d’austérité est un traumatisme pour l’Italie qui a préféré renoncer à ces prêts.

Une dizaine de pays prônait la mutualisation pure et simple de la dette, une solution ambitieuse d’émission d’obligations européennes (les coronabonds) qui avait la préférence des partis écologistes et socialistes. Cette proposition a rencontré l’opposition farouche de l’Allemagne (à commencer par Angela Merkel et son ministre de l’Economie Peter Altmaier) et des Pays-Bas, car qui dit emprunts communs, dit responsabilité commune. Ces pays ont argué du fait qu’ils n’auraient pas leur mot à dire sur la façon dont cet argent serait dépensé et qu’ils craignaient d’ouvrir la boîte de Pandore. En Allemagne, une alliance hétéroclite d’économistes néolibéraux et keynésianistes soutient pourtant cette solution, ainsi qu’un certain nombre de cadres du parti conservateur (CDU) tels que Norbert Röttgen ou Norbert Lammert. A contrario, le refus obstiné de certains poids lourds du SPD, tels que le Ministre des Finances Olaf Scholz ou le Ministre des Affaires étrangères Heiko Maas, est incompréhensible. On ressent un silence gêné dans les hautes sphères du SPD qui doit penser qu’un retour rapide à la normale est possible et que les affaires pourront reprendre comme si de rien n’était.

C’est finalement une solution intermédiaire qui s’est imposée : un fonds de relance alimenté par des emprunts avec la garantie de tous les Etats membres qui se traduira par des subventions (et non des prêts à rembourser). Une résolution[5]du Parlement européen a été adoptée en ce sens le 14 mai et la Commission devrait en annoncer le contenu le 20 mai. Doté de 1 000 à 1 500 milliards d’euros, il serait créé à partir d’emprunts émis par la Commission et garantis par le budget européen, ce qui permettrait d’obtenir des taux d’intérêt très bas. Ces obligations ne mutualiseraient pas les dettes préexistantes, uniquement celles contractées après la crise pour réaliser les investissements nécessaires à la relance de l’économie. Autre différence par rapport aux coronabonds, ces obligations permettraient au Parlement européen d’exercer un certain contrôle puisqu’elles seraient adossées au budget pluriannuel européen (et donc aux contributions nationales, versées en fonction de la richesse relative de chaque Etat membre, et non pas en fonction des montants qu’auront touchés les pays). L’accord franco-allemand annoncé le 18 mai s’appuie sur ce principe et témoigne d’un assouplissement de la position jusqu’alors intransigeante d’Angela Merkel, même si beaucoup de questions demeurent floues, telles que les critères d’octroi ou les conditions de remboursement.  Reste également à savoir si cette solution ne sera pas mise à mal par l’arrêt de la Cour constitutionnelle allemande[6]qui s’oppose au rachat de la dette publique des Etats par la BCE et donc au principe même de mutualisation des dettes.

En attendant de découvrir le contenu du plan de relance, il convient de s’interroger sur les raisons de  la frilosité des pays du Nord. Leur raisonnement s’appuie sur la fable de la cigale et la fourmi : les bons élèves (entendez ceux aux finances publiques saines) se verraient sommés de payer pour les cancres, parfois dénommés par le sobriquet flatteur de PIGS (Portugal, Italie, Grèce, Espagne). Lors de la crise de la dette souveraine en 2010, il avait déjà été question d’émettre des obligations communes pour la Grèce qui ne trouvait plus d’acquéreurs pour ses obligations. A l’époque, les mêmes avaient déjà opposé leur refus : pourquoi certains pays devraient-ils payer pour la mauvaise gestion financière des autres ? En l’occurrence, cet argument ne tient plus dans le contexte de la crise actuelle. Si on observe l’excédent primaire des Etats (donc hors services de la dette et intérêts) de ces dix dernières années, on ne peut que reconnaitre les énormes efforts (pour ne pas dire sacrifices) auxquels ont consenti les Italiens[7]. L’Etat italien, chaque année, a engrangé plus de recettes que de dépenses. Ces efforts expliquent certainement en partie le taux élevé de mortalité dû au Covid-19, tant la réduction des dépenses publiques en Italie s’est traduite par une dégradation des services publics dont on saisit aujourd’hui les conséquences désastreuses.

Une certaine presse dans les pays du Nord, prise d’un nationalisme économique de mauvais aloi, se garde bien de faire connaître cette réalité et ne prend plus la peine de cacher son mépris pour les pays du Sud, relayée par certains partis qui répètent à l’envi que l’Allemagne paie pour l’Italie, en oubliant d’ajouter que l’Allemagne profite à plein de la stabilité du marché unique et aurait beaucoup à perdre d’une plus grande fragmentation de la zone euro.

L’histoire pourrait s’arrêter là, mais c’est bien la crédibilité de l’Union européenne sur la scène internationale qui est en jeu : comment va-t-elle sortir de la crise par rapport à des pays tels que la Chine, le Brésil, la Russie ou les Etats-Unis, elle qui défend les principes de société ouverte, de démocratie, de libre circulation, d’économie sociale de marché, de multilatéralisme ? De plus, il serait temps de comprendre qu’un Etat membre, aussi puissant soit-il, est un nain impuissant en comparaison avec les autres puissances du monde et que le manque de solidarité des Européens est (et sera) immédiatement exploité par la Russie ou la Chine, trop contentes de cette désunion[8].

Et à quoi bon sert l’Union européenne si elle n’est pas fondée sur le respect et l’entraide, si les relations en son sein ne se font pas sur un pied d’égalité, si le succès économique de l’un se fait aux dépens de l’autre, si en cas de crise sans précédent, un pays se voit contraint de faire l’aumône ? Comment ne pas comprendre la déception, voire la blessure des Italiens ? Il serait injuste de ne pas reconnaître l’aide concrète qu’a apportée l’Allemagne[9]ou celle de  nombreux citoyens, villes et régions des pays du Nord, mais elle n’est pas à la hauteur de la crise actuelle et à venir.

Plus spécifiquement, comment avoir une Union bancaire sans communauté des taux d’intérêt ? Comment avoir une monnaie unique mais 19 ministres des Finances ? Comment avoir une Union si chaque pays regarde simplement ses intérêts ? Et pour l’avenir, comment revendiquer une légitimité démocratique de l’Union sans gouvernement européen, directement élu par les citoyens ?

 

[1]https://www.lecho.be/dossiers/coronavirus/le-confinement-a-plonge-l-europe-en-profonde-recession/10224293.html

[2]https://www.euractiv.com/section/future-eu/news/will-italys-coronavirus-epidemic-fuel-the-far-right/

[3]https://www.facebook.com/Repubblica/photos/a.196989226150/10159968812236151/?type=1&theater

[4]http://www.worldstopexports.com/germanys-top-import-partners/

[5]https://www.europarl.europa.eu/news/en/press-room/20200512IPR78912/parliament-eu27-need-EU2-trillion-recovery-package-to-tackle-covid-19-fallout

[6]https://eurocite.eu/publications/le-tribunal-constitutionnel-allemand-est-il-anti-europeen/

[7]https://sdw.ecb.europa.eu/reports.do?node=1000004700

[8]https://foreignpolicy.com/2020/03/30/russia-china-coronavirus-geopolitics/

[9]https://www.aerzteblatt.de/nachrichten/111286/Deutsche-Krankenhaeuser-nehmen-COVID-19-Patienten-aus-Italien-und-Frankreich-auf

Lucie Solem

Secrétaire générale puis Présidente d’EuroCité depuis le 9 mai 2017 jusqu’à octobre 2020. Ancienne trésorière de la section PS de Buenos Aires, Lucie Solem est membre du PS Paris XI (responsable des jumelages européens et partenariats internationaux) et du PS portugais. Sa forte passion pour les voyages l’a amenée à effectuer de longs séjours en Argentine, en Espagne, au Brésil, en Allemagne, au Portugal, en Autriche et en Angleterre.