La gauche européenne en temps de crise

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Les prochaines élections européennes de 2014 s’inscrivent dans un contexte social et économique d’une gravité sans précédent : crise économique, tensions sociales et montée des tentations populistes et autoritaires. Ce contexte, si difficile qu’il soit, ne doit pas faire oublier les principaux éléments du débat politique, qui se pose avec plus de pertinence chaque jour : à quel niveau résoudre la crise économique ? Européen ou national ? Quelle solution plaider ? Relance ou austérité ? Que faire du projet européen ? Le changer ? L’adapter ?

Parce qu’elle a joué un rôle de premier plan dans la construction européenne, et parce qu’elle est profondément internationaliste, la gauche (social-démocratie surtout, écologie politique, si cette dernière se reconnaît comme telle) se doit de donner des réponses claires à ces questions. C’est uniquement à partir de ce devoir de conviction et de formulation d’une alternative politique crédible que la victoire, au niveau européen, est possible. Nous entendons par « victoire » la conquête de la majorité au Parlement européen. Cette dernière année, de nombreux gouvernements européens ont connu l’alternance, à gauche.

Dans la tempête actuelle, les gauches en Europe devront pouvoir s’inspirer de ces stratégies de conquête au niveau national, tout en traçant de nouvelles voies. Le chemin est difficile, mais il peut être victorieux.

Le contexte social, économique et politique : tempête sur l’Europe

La situation sociale de l’Europe est plus que préoccupante : elle est dramatique. Confrontés aux déficits et malmenés par des gestions peu rigoureuses (principalement du fait de gouvernements conservateurs), les principaux piliers des politiques sociales des pays européens (le modèle bismarckien ou modèle beveridgien) sont en crise profonde. Nombreux sont ces piliers (caisses de sécurité sociale, assurance chômage, retraites) qui ne sont plus – ou ne seront plus, dans un proche avenir – à même d’assurer leur mission, si aucune réforme d’ampleur (pour assainir leurs comptes) n’est prise.

Sur le front de l’emploi, la situation est également catastrophique. Qu’ils soient conservateurs / libéraux (gouvernement Monti en Italie) ou progressistes (Hollande en France), les gouvernements d’Europe du sud ont tenté de réformer les marchés du travail dans une direction sociale-démocrate nordique (c’est-à-dire en introduisant de la flexicurité). Ces réformes, si nécessaires (pour sécuriser les parcours individuels et créer plus de fluidité sur le marché du travail) mais difficiles à prendre en période de quasi-récession, peinent à trouver un écho positif chez les travailleurs et à diminuer le chômage.

Dans son rapport annuel sur la situation sociale et de l’emploi en Europe (Examen annuel de croissance, janvier 2013), la Commission européenne dresse un constat rude et lucide : chômage en hausse, perspectives faibles, pauvreté et précarité en augmentation, risques sur la cohésion sociale. Selon la Commission, « La reprise de l’emploi est au point mort, le taux d’emploi est en baisse et les perspectives pour 2013 sont peu encourageantes […] la segmentation du marché du travail a continué de progresser, les contrats temporaires et le travail à temps partiel étant en hausse. La pression fiscale sur le travail reste élevée et a encore augmenté dans plusieurs États membres », « les effets de la protection sociale en tant que stabilisateur automatique se sont atténués depuis 2010, avec pour conséquence une augmentation des taux de pauvreté ».

« Depuis le début de la crise économique en 2008, 5 millions d’emplois ont été perdus au total dans l’UE, dont 4 millions dans la zone euro. Les fluctuations de l’emploi dans son ensemble s’expliquent essentiellement par le travail à temps partiel, mais les emplois permanents ont également été touchés » ; « Le chômage de longue durée a atteint des sommets inquiétants […] Des chances de trouver un emploi se sont réduites dans la plupart des Etats membres » (p. 4) « Plus d’un (actif) sur cinq sur le marché du travail est sans emploi »; « la proportion des jeunes qui ne travaillent pas, ne font pas d’études et ne suivent pas de formation ne cesse de croître. » La tempête économique et sociale atteint donc non seulement les fondations même de l’édifice de l’État social (la « maison du peuple », comme le désignaient les sociaux-démocrates suédois) mais également les « parapluies individuels » (du salarié).

Cette crise sociale se répercute au niveau politique : les extrêmes et les populistes, de droite et de gauche, prospèrent  car, d’une part, en pointant des coupables inatteignables (les immigrés, l’Europe, la mondialisation, les élus des grands partis de gouvernement ou les médias), ils offrent des réponses faciles (et factices) à des situations difficiles, et d’autre part, ils viennent combler l’absence d’État social. C’est ainsi que le parti néo-nazi grec Aube Dorée – ou encore les partis populistes italiens – ont prospéré : en étant présent dans les quartiers où l’État ne l’était plus, en créant des solidarités que l’État n’était plus capable d’offrir. Les partis populistes misent sur une logique de front et de différenciation : en désignant des coupables et des victimes du « système » en période de crise, ils attisent les tensions et radicalisent les électorats. Ce faisant, ils placent les partis réformistes (de droite comme de gauche) dans un piège qui peut se résumer dans le choix suivant : succomber à la tentation populiste ou poursuivre la délicate voie du réformisme.

Les partis de droite « classique » sont à la croisée des chemins : si la majorité d’entre eux ont choisi de continuer la réforme, nombre d’entre eux sont d’ores et déjà entrés dans le populisme. Le fossé commence à s’élargir. Il n’est pas exclu qu’il continue de s’élargir dans les années à venir. Comme on l’a récemment vu en Italie, il y a aujourd’hui deux droites : une droite populaire voire populiste (Berlusconi), qui se radicalise dans la démagogie et la tentation « nationaliste », et une droite plus technocratique, centriste, gestionnaire et libérale (Monti). En France, si l’affrontement entre MM. Fillon et Copé n’a que partiellement repris cette division, on peut la retrouver entre un pôle plus centriste (de M. Raffarin à M. Borloo) et un pôle plus « droitier » (de M. Buisson au collectif de la Droite Populaire). Jusqu’à aujourd’hui, la droite, au niveau européen, a réussi, tant bien que mal, à proposer une synthèse, au sein du PPE (en dépit de l’appel à l’exclusion de Berlusconi). Mais le PPE devra être capable de gérer ce fossé grandissant : c’est son principal défi pour 2014. De plus, il est un autre élément essentiel de la droite européenne que le PPE n’est pas arrivée à intégrer : le courant eurosceptique traditionaliste. Celui-ci, qu’on retrouve au sein du groupe CRE, propose également une synthèse entre une radicalité anti-européenne et anti-sociale (très vive au Royaume-Uni et en République tchèque), un centrisme aux valeurs plus progressistes (sur les questions de société) et un courant  anti-moderne (en Pologne). La droite, divisée et dont une large partie succombe aux tentations autoritaires, est donc une situation extrêmement difficile.

Mais le piège dressé par les populistes s’adresse aussi à la gauche : comment concilier poursuite des réformes et proposition d’une alternative ? L’enseignement des scrutins nationaux est de ce point de vue utile.

Dans les scrutins nationaux : allier sérieux et alternative

Depuis fin 2011, les événements et les scrutins nationaux (et en partie régionaux) ont vu une progression, voire une victoire, des forces de gauche (en particulier des sociaux-démocrates) et des extrêmes : France, Pays-Bas, Roumanie, Italie, régions allemandes, autrichiennes et italiennes, Slovénie et Malte. Seules la Grèce, Chypre et certaines régions espagnoles (Catalogne, Galice) n’ont pas connu un mouvement aussi clair.

Il est difficile de tirer des leçons communes de ces scrutins nationaux, tant les contextes et les débats sont différents. Pour autant, force est de constater que l’alternance – ou la poussée – à gauche (particulièrement social-démocrate) s’explique par l’incapacité des gouvernements conservateurs ou libéraux à assumer des politiques d’austérité sur la durée, c’est-à-dire en conservant une majorité dans la population ou dans les parlements. Sans soutien populaire ni politique, ces gouvernements tombent. Cela fut le cas en Roumanie, en Italie, en Slovénie ou aux Pays-Bas.

Face à cette incapacité, la gauche gagne quand elle réussit à allier la rigueur et l’alternative. La rigueur (de la parole et de l’analyse) est nécessaire pour rétablir la confiance dans les institutions politiques et sociales, pour mener les réformes structurelles, pour nourrir la croissance et consolider les comptes publics. Mais la rigueur ne suffit pas : modeler et proposer un discours d’alternative est absolument vital. La gauche (social-démocrate) doit s’adresser aux salariés, aux ouvriers, aux jeunes, aux familles, à l’ensemble de la société qui a été déçue et trompée par les gouvernements conservateurs et libéraux. Elle doit proposer une société plus ouverte, plus inclusive, plus innovante. Mais l’alternative ne peut être uniquement une affaire de stratégie politique : elle implique également l’émergence d’une nouvelle génération de leaders.

Allier ces deux discours est un chemin difficile. Il peut générer des tensions internes ou des incompréhensions. Mais il peut également être la condition du succès. La campagne de François Hollande, en France, le démontre.

Si elle est incapable de tenir ces deux éléments (le sérieux et l’alternative) et de proposer un vrai changement, la gauche ne parvient pas à l’emporter. Si elle apparaît trop sérieuse, trop gestionnaire, si elle peine à proposer des visages nouveaux et des solutions nouvelles, elle offre un espace aux populistes, comme l’a montré le scrutin italien. Si, au contraire, elle privilégie l’alternative et la radicalité au détriment du sérieux de la gestion, dans le meilleur des cas, elle déçoit son électorat une fois arrivée au pouvoir, dans le pire, elle abandonne l’apparence de la crédibilité et de la responsabilité à la droite.

Le chemin difficile de la gauche pour le prochain cycle politique européen

Les élections européennes de 2014 seront difficiles pour la gauche. C’est là un paradoxe : si elle a – en partie – emporté les scrutins nationaux depuis 2012, le cycle électoral qui vient en Europe (élections en Bulgarie, en Allemagne, en Autriche, sans doute en Italie, en Belgique et aux européennes) ne présente en rien l’assurance d’une victoire de la gauche. Au niveau européen, le chemin de la gauche vers la victoire est lui aussi encore plus difficile qu’au niveau national.

Car si la gauche veut gagner une majorité au Parlement européen, elle peut s’inspirer des succès nationaux : allier rigueur et alternative dans le discours, responsabilité et nouveauté dans les candidats, chercher une majorité d’idées tout en insistant sur les clivages avec la droite libérale ou conservatrice (sur la dignité des institutions, sur la politique économique).

Mais deux éléments vont rendre ce cycle particulièrement dangereux et difficile pour la gauche : d’une part, l’approfondissement de la crise économique et des tensions sociales vont rendre les extrêmes (droites et gauches) plus violentes, d’autre part, le fonctionnement des institutions européennes (lieu du compromis entre États et entre familles politiques) rend difficile l’articulation des deux discours, condition du succès au niveau national.

En outre, qu’ils soient au pouvoir ou dans l’opposition, les partis de gauche ont vu une récente  démobilisation de leur électorat, dû notamment à l’insatisfaction des réponses apportées à la crise économique et sociale.

Les réponses de la gauche européenne sont en cours d’élaboration. Au niveau européen, le Parti socialiste européen (PSE) et les Verts européens s’engagent dans un processus programmatique et de présentation de candidatures. Il faut espérer que ces deux partis s’appuieront, pour ce faire, non seulement sur les partis nationaux mais sur la société civile (associations, syndicats, mouvement citoyens).

Mais d’ores et déjà, quelques éléments politiques peuvent être posés : la campagne des européennes devrait être l’occasion de répondre à la fois aux populistes, en montrant que l’Europe n’est pas qu’un instrument ultra-libéral mais qu’elle est un cadre politique qui peut offrir des protections et de la croissance, et à la droite, en insistant sur les points de clivage politiques. Ainsi, les grands partis de gauche européens (PSE et Verts) auraient tout à gagner à proposer – et décliner – des solutions européennes à la crise économique et sociale : Green New Deal pour les écologistes, Pacte social et de croissance pour le PSE. Pour autant, il convient de prendre en compte le poids des réalités et des sensibilités locales : importance de la République et méfiance envers la mondialisation en France, accent sur la stabilité et la rigueur en Allemagne, structures sociales différentes dans les pays d’Europe du Nord ou dans les pays anglo-saxons, discours politique à différencier si la gauche est au gouvernement en position minoritaire, dans le cadre d’une coalition (Pays-Bas, Belgique, Irlande, Finlande), dans l’opposition (en Allemagne, au Portugal, en Espagne, au Royaume-Uni ou en Pologne) ou en position majoritaire (France, Danemark).

Le chemin de la gauche est difficile : il implique de proposer une synthèse entre alternative et rigueur, entre solutions nationales et européennes. Mais il doit être tenté : c’est en ne proposant aucune solution, aucune alternative que la gauche va assurément à la défaite.

Antoine Bargas