La démocratie souveraine hongroise

Le 2 mai 1989, la Hongrie ouvrait ses frontières, en défiant la domination soviétique sous laquelle elle était depuis 1949. Ce noble pas vers la démocratie se poursuivit lorsqu’elle adhéra à l’Union européenne le 1er mai 2004. Cependant, l’arrivée au pouvoir du très conservateur Viktor Orbán changea profondément la nature du régime et suscita les craintes de l’Union européenne. L’adoption d’une nouvelle constitution par le Parlement en 2011 confirma ce que Louis Michel appelle une ‘dérive autocratique’. Pour Viktor Orbán, l’adoption de cette nouvelle loi fondamentale incarne la rupture qui aurait dû avoir lieu après 1989 et qui ne s’était à l’époque pas manifestée par l’écriture d’une nouvelle constitution. Celle-ci peut pourtant être interprétée comme un affaiblissement significatif des libertés individuelles en raison du non-respect des droits des femmes et des minorités sexuelles. Elle peut également être vue comme un recul de la démocratie du fait du retrait de l’essentiel des compétences de la Cour constitutionnelle, de la restriction de la liberté de la presse, ou encore du retrait du mot « République » de la Constitution. Ces changements constitutionnels apparaissent comme contraires au droit européen. De plus la relation ambiguë d’Orbán avec Poutine gêne profondément l’UE. On peut alors légitimement se poser des questions sur la capacité de l’Union européenne, qui repose aujourd’hui sur un équilibre politique et économique précaire, à tolérer une dérive antidémocratique aussi flagrante de la part de l’un de ses pays membres. La devise de l’Europe « unis dans la diversité » exprime une tolérance entre les pays quelles que soient leurs différences. Cependant au vu des évènements récents, la diversité ne serait-elle pas en train de prendre le pas sur l’union ? De telles différences de conception de la démocratie revendiquées par la Hongrie nous amènent à interroger la compatibilité de son interprétation avec le système de valeurs communes de l’Union Européenne.

Pourquoi parle-t-on d’une « exception hongroise » ? Une dérive autocratique qui met au pas la démocratie au cœur du continent européen

On parle d’exception hongroise, car la Hongrie, considérée comme un pays démocratique en pleine croissance et membre à part entière de l’UE, régresse au plan des libertés fondamentales, happée par un gouvernement conservateur. Aujourd’hui, la Hongrie qui semblait poursuivre un développement économique et social certain, est ralentie par son Premier ministre conservateur. La loi fondamentale entrée en vigueur en 2012 émanant de Viktor Orbán met au pas les finances et l’économie :hausse de la TVA passant de 25 à 27%, le plus haut taux de l’UE, création d’un Conseil budgétaire pouvant donner son véto sur le budget, etc. D’autre part, l’influence du gouvernement est renforcée : le Président n’a plus la possibilité de choisir ses trois adjoints qui sont désormais désignés par le Premier ministre. Une telle décision apparait comme dictatoriale, car elle traduit un accaparement des pouvoirs par Orbán. De plus, certaines institutions ont considérablement perdu en indépendance. Mais cette nouvelle loi fondamentale touche également la Justice : le Premier Ministre y a en effet installé des proches à des hauts postes. L’État se met progressivement au service du parti, le Fidesz. Ces changements concernent également les droits des femmes et ceux des minorités sexuelles. En effet, il est décrété que l’embryon est un être humain dès le début de la grossesse. De telles affirmations laissent penser qu’il est possible de rendre, à terme, l’avortement illégal. Ces réformes comprennent également l’exclusion du mariage homosexuel, ainsi que des peines de prison applicables aux sans-abri. Les médias sont également touchés, par l’interdiction de Klubradio, la seule radio d’opposition du pays. De cette façon Orbán cherche à faire du Fidesz l’unique voix politique acceptée dans le pays. Orbán s’attaque également à la religion en réduisant le nombre de communautés religieuses recevant des subventions publiques (de 300 à 14).

Le rejet de la politique autoritaire d’Orbán s’exprime chez les jeunes, également touchés par la nouvelle loi, comme le souligne Àkos Bence Gàt. Ces derniers ne se sentent pas concernés par le programme du gouvernement et ont l’impression d’être « sous tutelle négligée ». Par exemple, le projet de taxe annoncé en octobre 2014 par le Ministre de l’économie prévoyait un « prélèvement de 150 forints (0,50 euros) par gigaoctet transféré ». Vouloir restreindre l’accès des Hongrois à Internet par le biais d’une taxe s’avère être le signe d’une dérive autoritaire. Cette polémique a pris de l’ampleur, notamment chez les jeunes, et le projet a rapidement été retiré, ne pouvant clairement pas être appliqué en ces termes. La jeunesse s’avère être un point faible de la politique de Viktor Orbán : la Hongrie fait aujourd’hui face à une forte émigration des jeunes. En effet, en 2014, l’émigration hongroise s’élevait à 31 500 personnes, estime KSH, soit 30% de plus que l’année précédente. Celle-ci touche particulièrement les jeunes à la recherche d’un emploi. La situation est catastrophique au vu des 10 millions d’habitants que compte la Hongrie, la force de travail ne s’élevant elle, qu’à 4 millions de personnes.

Au cœur de l’Europe, la Hongrie constitue une « exception » par ses réformes conservatrices qui vont à l’encontre des valeurs européennes. Mais la côte de popularité de M. Orbán s’est vue entamée, notamment lorsqu’il perdit un siège au Parlement lors des dernières élections. Si la Hongrie est membre de l’UE, la politique d’Orbán semble à bien des égards de plus en phase avec celle de son homologue russe que de ses voisins slovaque et slovène…

Le rapprochement russo-hongrois contraint l’Union européenne à une certaine méfiance et à un renforcement des mesures de surveillance

« Salut, dictateur ! » lancait Jean-Claude Juncker, président de la Commission européenne, le 22 mai 2015 au sommet à Riga, à Viktor Orban. Si ce trait d’humour mal placé a fait polémique, il n’en reste pas moins que cet accueil en dit long sur les tensions entre la Hongrie et les États-membres de l’UE. Si elle est au cœur de l’Europe, la Hongrie est également l’un des rares pays européens à entretenir une aussi bonne relation avec la Russie. En effet, la Hongrie conservatrice voit en la Russie ultra-conservatrice un allié de taille. Or, les relations UE-Russie sont des plus tendues, suite notamment à la crise en Ukraine qui a mené l’UE à imposer des sanctions économiques à la Russie. La proximité russo-hongroise s’est exprimée notamment par un accord nucléaire secret. Cet accord portait sur l’agrandissement en Hongrie de l’unique centrale nucléaire pour un montant de 12 milliards d’euros. Un prix révisé à la baisse par Poutine pour récompenser la Hongrie, dont 80% du gaz qu’elle consomme provient de Russie. Cet accord géostratégique inquiète fortement l’UE en termes de respect de la concurrence. En effet, la Russie favorise la Hongrie avec un prix du gaz nettement plus bas que celui facturé à d’autres consommateurs européens et essaie maintenant d’empêcher Budapest de revendre à l’Ukraine du gaz russe. On peut alors se demander à quel point la Hongrie est sous l’emprise de Moscou.

L’acceptation en Hongrie de la politique d’Orbán pourrait s’expliquer par quelques similitudes avec son allié russe. En effet, l’implosion de l’Union soviétique à la fin de la Guerre Froide a conduit à une crise économique de grande ampleur en Russie dans les années 1990, entraînant notamment une forte baisse de l’espérance de vie, ainsi qu’une baisse du taux de natalité de 40% sur la décennie. Cette crise, les anciennes démocraties populaires qui ont entamé une longue phase de transition vers une économie de marché comme la Hongrie, n’en sont pas exemptes,. Dès lors, l’arrivée au pouvoir de Vladimir Poutine a été vue par le peuple russe comme un espoir pour le redressement du pays. Il semblerait que le même schéma soit à l’œuvre en Hongrie avec Victor Orbán. En effet, en affichant sa volonté de redonner leur fierté aux Hongrois, ce dernier a su séduire l’électorat avec un programme conservateur.

Cependant la Hongrie est, elle, présente au Parlement européen où l’on dénonce « l’ingérence de la Russie dans les démocraties de l’UE » et où l’on invite également les États-membres à surveiller l’aide financière, politique ou technique fournie par la Russie à des partis politiques et d’autres organisations dans l’UE. Néanmoins, l’attitude de la Hongrie qui fustige l’attitude de Bruxelles face au Kremlin, montre un franc parti pris pour la Russie En effet, M. Orbán avait souligné en juin 2014 que  « sans coopération avec la Russie, nous ne pourrons atteindre nos objectifs de compétitivité » après la visite en Hongrie du Président Poutine .

Poutine est certainement un allié objectif aujourd’hui pour la Hongrie, mais pas le plus fidèle. Néanmoins, en l’état actuel il semblerait que la Hongrie soit, aux côtés de la Grèce, le maillon faible de l’UE. La relation russo-hongroise motivée par des intérêts communs, menace l’équilibre démocratique en Europe et le droit européen.

Le maillon faible hongrois. L’équilibre démocratique précaire du projet européen

Le pays, suite à ses modifications constitutionnelles, est aujourd’hui dans une situation telle que des sanctions sont envisagées au Parlement européen. La situation économique hongroise étant si différente des autres États-membres, la cohésion est-elle encore envisageable sur le long terme pour l’UE ?

Lors de son adhésion à l’UE en 2004, la Hongrie a montré une identité économique affirmée, théorisée par le concept d’ « orbanomics » (en référence à Viktor Orbán) qui a fait polémique dans toute l’Europe. Cette politique économique consistait dans le contexte de la crise économique à négocier une exemption de la réglementation de l’UE qui fixe une limite de 3% sur le déficit budgétaire. Suite au refus à sa requête, la Hongrie décida alors de mener une politique fiscale particulièrement dure auprès des ménages pour couvrir le déficit. L’arrivée au pouvoir de Viktor Orbán en 2010 eut lieu dans un contexte économique difficile. En effet, lors de son adhésion à l’Union européenne en 2004, la Hongrie a emprunté massivement à des taux d’intérêts faibles. Finalement, la monnaie s’est dépréciée laissant le pays dans une situation d’étranglement. Dès lors, M. Orbán restructura le système fiscal en mettant en place un taux d’imposition de 16% pour tous les ménages, ainsi que des taxes supplémentaires dites « de crise » sur les services de télécommunications, l’énergie, les médias et le secteur financier. De plus, il a imposé de très fortes taxes et autres charges aux banques. Il a par exemple ordonné que les banques convertissent les prêts contractés en devise étrangère par les ménages en forints (la monnaie hongroise, dont le coût s’est par ailleurs effondré). Cette politique marque pour Orbán ce qu’il appelle « la fin de la colonisation » des investisseurs étrangers. L’identité économique affirmée de la Hongrie laisse penser qu’il s’agit pour Orbán de s’émanciper de la tutelle européenne.

Quant aux sanctions, il a déjà été envisagé à l’échelle européenne d’appliquer l’article 7 du Traité de Lisbonne, qui suspend le droit de vote au Conseil à un pays membre de l’UE en raison du risque de violation des « valeurs de respect de la dignité humaine, de liberté, de démocratie, d’égalité, de l’État de droit, et du respect des droits de l’homme ». En termes de respect des droits de l’Homme, le souhait d’Orbán de voir la peine de mort rétablie provoque un profond malaise chez les autres États-membres et laisse place à des débats sur la légitimité de la Hongrie comme État-membre de l’UE. En effet, son abolition est écrite dans la Charte des droits fondamentaux de l’UE.. Jusqu’où la classe politique européenne est-elle prête à laisser faire la Hongrie pour faire perdurer la cohésion de l’UE? La politique d’apaisement semble n’être qu’une solution à court terme, pour l’Union qui pâtit d’ores et déjà d’une précarité démocratique. En effet, la révolte du peuple grec face à la crise et l’éventualité de la sortie de l’UE de l’Angleterre font planer, à terme, une menace sur la cohésion de l’Union européenne.

Si l’Europe cherche à sanctionner la Hongrie, qui constitue un maillon faible pour l’UE, la Hongrie a-t-elle à vraiment besoin de l’Europe ?

L’Europe : une force pour la Hongrie ?

Les valeurs démocratiques hongroises semblent s’éloigner des idéaux de ses voisins européens, et à terme il semblerait que la Hongrie doive trancher entre sa proximité avec la Russie et son adhésion à l’UE. Mais son statut d’État-membre s’avère être aujourd’hui une force pour la Hongrie du point de vue politique et économique.

D’un point de vue économique, il ne semble pas être dans l’intérêt des Hongrois de sortir de l’UE, d’autant plus que près de 3% du PNB hongrois vient de transferts de l’UE. En 2014 Eurostat évaluait l’endettement de la Hongrie à « 79,8 % du produit intérieur brut, contre 55,6 % pour la Pologne, 55,5 % pour la Croatie et 54,4 % pour la Slovénie ». La Hongrie doit dès lors se conformer au droit de l’UE, ainsi qu’à ses valeurs communes, ce qui est plus compliqué d’un point de vue politique.

En effet, le président du parlement hongrois, Laszlo Kövér, déclarait fin 2014, « si Bruxelles nous dicte comment gouverner le pays, il s’assimilera à Moscou avant la chute du régime en 1989 ». Cette déclaration controversée ouvrait le débat sur une sortie potentielle de l’UE. Il est vrai que la proximité russo-hongroise échauffe petit à petit Bruxelles. Néanmoins, à l’heure actuelle, une sortie de l’UE pour les Hongrois ne paraît pas d’actualité. En effet, il est important pour Orbán de répandre son idéologie à travers l’Europe et il n’hésite pas à qualifier le Parlement européen de “fenêtre sur le monde”, dans lequel il tente de renforcer son influence et son populisme. Cependant, , il paraît plus délicat pour la Hongrie de compter sur ses voisins européens qui ne partagent pas ses conceptions idéologiques notamment concernant les migrants. De vifs débats ont récemment émergé à Bruxelles à ce sujet. Face à l’afflux de migrants en Hongrie (de 2000 en 2012 à 54000 en 2014) le pays a annoncé, en juin, « la fermeture de sa frontière avec Belgrade et le début de travaux de construction d’une clôture de 4 mètres de haut sur les 175 km de frontière entre les deux pays » et construit dès à présent un mur avec sa frontière croate. La manière dont la Hongrie traite ses migrants a vivement été critiquée par Frans Timmermans, commissaire européen chargé entre autres de l’État de droit et de la Charte des droits fondamentaux, qui expliquait que stigmatiser les migrants comme des menaces pour l’emploi et la croissance ne faisait « que nourrir des idées fausses et des préjugés ».

Face aux changements constitutionnels en Hongrie, il semblerait que les valeurs communes européennes s’éloignent de son modèle politique. Si en 2004, le pays avait déjà changé sa loi fondamentale, il ne fait aucun doute qu’elle n’aurait pas rejoint l’UE. La construction du mur de barbelés autour de ses frontières pour lutter contre les migrants renforce encore le « risque clair de violation grave » des valeurs de l’Union. Il serait alors temps pour les pays membres d’agir, de mettre en œuvre certaines procédures prévues par le traité sur l’Union. C’est en tout cas ce que souhaite Guy Verhofstadt, président du groupe démocrate-libéral au Parlement européen.

La place de la Hongrie dans l’UE est donc fragile et son avenir sur le plan économique et politique, semble incertain. Son défi, aujourd’hui, est donc d’arriver à trouver sa place dans le paysage européen. Mais, l’instabilité de l’UE s’exprime aussi autour de la potentielle sortie de l’Angleterre de l’UE qui mettrait encore plus en danger la cohésion de l’Union.

 

(Illustration : Europe People’s Party / Flickr.com)

Julie Wald

Étudiante à Sciences Po Strasbourg en Master Études européennes et internationales.