Où en est la gauche moldave ? Retour sur les élections de novembre 2014

La Moldavie, petit pays d’environ 3 millions d’habitants situé entre la Roumanie et l’Ukraine, a connu une recomposition politique sensible avec les élections législatives du 30 novembre 2014. Elle s’est effectuée tant sous l’influence d’événements internationaux tourmentés que du fait d’évolutions politiques internes. Dans ce contexte, il est particulièrement utile de se demander quelles sont les forces structurantes de la gauche aujourd’hui, quelles idées sont portées et quels intérêts sont défendus.

En portant un œil sur la situation internationale, on peut noter que le pays s’est rapproché de l’Union européenne, qui attache une importance spécifique aux pays situés à ses frontières orientales. C’est à ce titre que la Moldavie a été incluse dans le programme du Partenariat oriental, qui tente d’opérer un rapprochement de nature à la fois politique (consolidation de l’État de droit), social (accord de facilitation des visas) et économique (accord de libre-échange approfondi et complet). Dans le même temps, la Moldavie ne peut être indifférente aux événements de l’Ukraine voisine depuis novembre 2013, qui a été marquée la fin de la présidence de Viktor Ianoukovitch, la perte de la Crimée et le conflit du Donbass. C’est d’autant plus le cas qu’elle doit elle-même faire face à une situation de sécession de fait de la partie orientale du pays, la Transnistrie, depuis le début des années 1990.

Les résultats des élections de novembre 2014 font ressortir trois points essentiels : tout d’abord, la victoire étriquée de la coalition pro-européenne, qui a obtenu 55 députés sur 101 (1). Elle est aujourd’hui composée de trois partis (parti libéral-démocrate de Moldavie, 20,16%, parti libéral, 9,67%, et parti démocrate, 15,80%), et sa confirmation consolide les choix politiques effectués par la coalition pro-européenne. Par ailleurs, le scrutin est marqué par la chute sévère du Parti des communistes, qui passe de la première place à la troisième, passant de 42 à 21 sièges au Parlement (17,48%). Il continue de représenter une force politique réelle, mais son positionnement est aujourd’hui plus difficile. Enfin, il faut considérer avec attention l’essor du Parti des socialistes, devenu le premier parti de Moldavie (20,51%), devant le parti Libéral démocrate du Premier ministre Iurie Leanca.  Au-delà de ces résultats, il faudra retenir la difficulté des défis à relever (lutte contre la corruption, pauvreté, réformes politiques et économiques…), dans un pays qui reste encore très polarisé politiquement. Dans ces conditions, la coalition sortie des urnes n’est elle-même pas certaine de pouvoir durer pour la totalité du mandat de 4 ans.

Approcher la gauche moldave, c’est analyser ses institutions et idées aujourd’hui, tout en prenant en compte le caractère récent du système politique. De là, on s’attachera tout d’abord à inventorier ce qu’on peut appeler la « gauche institutionnelle », composée de ses différents partis politiques. On observera ensuite quelles sont les « idées de gauche » structurantes, qui diffèrent bien sûr assez largement du cas français.

Le système politique moldave. Points de repères

Avant d’éplucher le résultat des élections, il convient d’évoquer trois caractéristiques essentielles de la vie politique moldave : la jeunesse du système des partis, l’origine des clivages existants, et l’importance de la géopolitique dans la structuration du champ politique.

Tout d’abord, le système politique est composé de partis nombreux et faiblement enracinés : ce sont ainsi pas moins de 25 participants qui se sont présentés à des élections à un tour (20 partis politiques, un bloc électoral et 4 candidats indépendants). Dans ce contexte, en l’absence de loi sur le financement de la vie politique, disposer de ressources financières est plus important que de mobiliser des militants pour le vote, du fait des pratiques médiatiques et clientélistes en vigueur.

Ensuite, il faut observer que les clivages existants sont récents, et remontent à l’indépendance en 1991 ; les partis politiques moldaves ne sont pas la résurgence de ceux de l’entre-deux-guerres, et encore moins ceux d’avant (2). De ce fait, il n’y a pas à proprement parler de mémoire politique collective de l’entre-deux-guerres, à la différence par exemple de la Roumanie voisine ou des trois pays Baltes. Cela n’empêche pas des tensions mémorielles assez vives autour de la Seconde Guerre mondiale, du bilan de l’URSS et du communisme, faisant fortement clivage au sein de la société.

Enfin, les frontières politiques depuis l’indépendance n’ont pas été seulement travaillées par la question sociale ou des questions sociétales, mais également par l’orientation géopolitique. D’une manière générale, plus les partis sont proches de la Roumanie, plus ils sont considérés comme « à droite », plus ils sont favorables au développement de relations avec la Russie, plus ils sont considérés comme « à gauche ». Lors des élections de novembre, les électeurs ont voté pour résoudre le problème de la pauvreté en Moldavie en se partageant entre deux projets concurrents, l’Union européenne ou l’Union eurasiatique. Des préférences régionales existent : le Nord et la Gagaouzie votent plutôt à gauche, et le Sud et le Centre (Chisinau) votent plutôt à droite, avec des nuances suivant les préférences politiques des édiles.

Qu’est-ce que la gauche institutionnelle ?

La gauche institutionnelle désigne l’ensemble des partis significatifs dits « de gauche » dans l’échiquier politique, que l’on regroupera en familles. On peut en dénombrer trois apparues dans les années 1990 : les « néo-communistes » (s’appuyant sur l’héritage de l’URSS), les « socio-démocrates » (orientés vers l’Union européenne) et les « orientalistes » (orientés vers la Russie). Naturellement, les différents partis peuvent tenter de reprendre à leur compte ces orientations respectives : le Parti des communistes (PCRM) au pouvoir entre 2001 et 2009 a tenu une ligne évolutive reprenant ces diverses identités politiques.
Les « néo-communistes » se reconnaissent dans le Parti des Communistes de la République de Moldavie (PCRM), dirigé par Vladimir Voronine depuis 1994, qui a lui-même été Président du pays de 2001 à 2009. Ce parti relativement bien structuré et identifiable pour l’électorat est apparu comme une réponse aux déçus de la « transition », l’économie moldave s’étant effondrée de moitié dans la décennie suivant l’indépendance, notamment dans les campagnes où il détient des bastions. Les élections de 2014 marquent un déclin sans doute irréversible de son influence, après avoir représenté pendant une quinzaine d’années entre un tiers et la moitié de l’électorat.

Les « socio-démocrates » du Parti démocrate partagent une aspiration européenne avec l’essentiel de la droite moldave, tout en ayant développé des liens soutenus avec les divers partis de gauche européens (ainsi qu’avec la Fondation Jean-Jaurès), en tant que membre de l’internationale socialiste. Ce courant est porté par Marian Lupu, ancien membre réformateur du PCRM et ancien président par intérim.

Les « orientalistes », par opposition aux « occidentalistes », prône un rapprochement économique, politique et géopolitique avec la Russie et l’espace post-soviétique. Le Parti Socialiste de la République de Moldavie (PSRM) a incarné ce courant dans les élections, auparavant porté par le PCRM. Le PSRM est mené par Igor Dodon, ancien membre du PCRM, qui a été le seul candidat reçu par Vladimir Poutine pendant sa campagne électorale. Sa victoire électorale a été facilitée par le fait que le parti de Renato Usatii, millionnaire moldave ayant fait fortune en Russie, dont le programme était assez similaire, a été empêché de concourir la semaine précédant le scrutin.

Quelles idées de gauche sont opérantes ?

La société moldave, caractérisée par sa ruralité, la place de l’Orthodoxie (98% de la population) et l’influence du passé soviétique (une cinquantaine d’années), reste davantage influencée par le conservatisme social que par le libéralisme culturel. Il nous faut donc sortir de nos conceptions habituelles de ce qu’est la gauche, fondée sur le progrès, l’individu et le peuple, pour appréhender le contexte moldave.

Le combat de la gauche moldave n’est pas celui des courants laïcs contre les religieux. Le pouvoir politique ne s’est pas gagné au détriment du pouvoir religieux, lui-même peu mis en avant du temps de l’athéisme scientifique (sous l’URSS). En outre, le clergé orthodoxe ne prétend pas s’affirmer contre le pouvoir temporel. Le clivage se situe plutôt au sein de l’Orthodoxie (98%), l’Église orthodoxe de Moldavie étant rattaché au patriarcat de Moscou tandis que celle de Bessarabie est rattachée à celle de Bucarest. La question religieuse concerne l’orientation géopolitique, plutôt que les relations entre pouvoir temporel et spirituel.

La crise économique liée au passage à l’économie de marché, qui a vu la richesse par tête baisser de moitié en une décennie, a suscité de nouveaux clivages au sein de la société moldave. Sans surprise, les soutiens de la gauche se retrouvent parmi les catégories sociales les plus touchées : les campagnes ont perdu leurs débouchés post-soviétiques, et un certain nombre d’usines ont fermé à la suite de l’ouverture des marchés. À ceci s’ajoute le sort des minorités (Ukrainiens, Russes, Gagaouzes, Bulgares, etc.), qui redoutent un rapprochement trop étroit avec la Roumanie. Paradoxalement toutefois, cette sociologie électorale n’empêche pas les différents partis de gauche d’être « pragmatiques » en matière de politique économique, des démocrates aux néo-communistes, tant les marges de manœuvre sont étriquées. Étrangement, le Parti libéral est souvent autant ou même davantage partisan d’un État social que les partis de gauche ne semblent l’être en pratique. Et le parti des communistes au pouvoir était soutenu par un grand nombre d’oligarques locaux.

Enfin, quid de la gauche critique ? On peut la retrouver dans une fraction du parti des communistes, de culture marxiste ; les différents mouvements citoyens, anti-corruption, féministes semblent assez souvent suivre les financements internationaux, et trouvent des relais pour l’essentiel dans la capitale. On pourra en revanche constater l’absence d’un mouvement écologiste progressiste, en dépit des problèmes environnementaux existants.

 

Notes

1 – La victoire est plus étriquée qu’il n’y paraît, si l’on prend en compte le fait que les deux premiers partis n’ayant pas atteint le seuil des 6% sont le parti communiste réformiste (4,92%) et le bloc électoral Union douanière (3,45%), qui sont dans l’opposition.

2 – Pour mémoire, avant son indépendance en 1991, la Moldavie a été sous l’autorité de la Russie de 1812 à 1918, de la Roumanie jusqu’à 1940, puis de l’Union soviétique à la sortie de la Seconde Guerre mondiale.

(Illustration photo : Pieter v Marion – Licence Creative Commons)

* L’article a été traduit et publié en roumain sur le site Platzforma.

Florent Parmentier

Florent Parmentier a notamment publié Les chemins de l’État de droit. La voie étroite des pays entre Europe et Russie, Paris, Presses de Sciences Po, 2014, et Moldavie. Les atouts de la francophonie, Paris, Non lieu, 2010. Fondateur du portail francophone de la Moldavie www.moldavie.fr, il co-anime le blog https://eurasiaprospective.wordpress.com/ avec Cyrille Bret.