Séisme politique au Labour

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Le 12 septembre, après trois mois de campagne interne, les militants, sympathisants et élus du Parti travailliste britannique (Labour) ont choisi leur nouveau dirigeant. Jeremy Corbyn est devenu le chef de l’opposition. Il y a trois mois, il était encore inconnu du grand public. Ses idées représentent l’aile la plus à gauche chez les travaillistes et, lorsqu’il s’est lancé dans la bataille, il était sans doute considéré comme une relique du passé par nombre de ses pairs. Au terme d’une campagne qui a suscité un engouement médiatique et une vague d’adhésion au parti sans précédent, il a été élu avec un score sans appel, 59,5% des voix, écrasant ainsi ses adversaires : 19% pour Andy Burnham, ancien ministre de Brown membre du cabinet fantôme (shadow cabinet) d’Ed Miliband, 17% pour Yvette Cooper également ancienne ministre et membre du cabinet fantôme, et 4, 50% pour Liz Kendall, la candidate du courant blairiste.

Tom Watson est élu deputy leader avec 50,7% au terme d’un vote plus serré. Ce député qui fut ministre dans le gouvernement Brown pendant un an, s’est notamment illustré dans l’opposition par son combat pour mettre à jour et sanctionner les pratiques illégales et immorales des tabloïds britanniques lors du scandale des écoutes téléphoniques.  La veille, fut également élu le candidat travailliste pour les élections à la mairie du Grand Londres (mai 2016). C’est le député Sadiq Khan, ancien ministre de Brown, d’origine pakistanaise et fils d’un chauffeur de bus londonien qui portera les couleurs du Labour

L’élection de Jeremy Corbyn est un « séisme politique ». Pour une fois les mots sont à la hauteur de l’événement. C’est aussi une défaite cuisante pour le courant blairiste et ces résultats témoignent d’une volonté forte d’en finir avec le Labour des 20 dernières années. Cet article présente quelques une des conclusions à tirer de cette campagne pour le parti travailliste, les défis auxquels le nouveau dirigeant doit faire face – ils sont à la fois internes (avec un réel risque de division), et externes au parti (une presse conservatrice virulente et très influente notamment) – et enfin place cette élection dans une perspective européenne.

Jeremy Corbyn slider

Qui est Jeremy Corbyn et quelle sont ses propositions ?

Jeremy Corbyn est un personnage qui détonne dans le paysage lissé de Westminster. Cet élu de 66 ans dans la circonscription londonienne d’Islington Nord, militant de l’aile la plus à gauche du parti, occupe les bancs arrières (back bench) travaillistes à la Chambre des Communes depuis 32 ans et n’a jamais, de près ou de loin, été impliqué dans la direction du Parti. Ayant voté des centaines de fois contre la ligne de son parti, il n’y a rien d’étonnant à ce que non seulement Tony Blair mais aussi l’ancien chef du Labour des années 80 et 90, Neil Kinnock, aient publiquement pris position contre Corbyn durant la campagne. Il est végétarien, ne boit pas d’alcool et cultive son propre potager. Il ne possède pas de voiture, se déplace à vélo et propose de renationaliser les chemins de fer britanniques. Parmi les 650 députés de la Chambre des communes, il était celui qui dépensait le moins, lors du scandale des dépenses parlementaires en 2009, scandale qui avait coûté cher politiquement aux travaillistes à un an des élections.

Ses idées ont apporté une touche de couleur dans le paysage politique britannique cet été. Son programme se décline en dix propositions qui sont toutes résolument ancrées à gauche. Son message est la promesse d’un avenir prospère pour chacun en mettant fin à l’austérité. Son programme économique se fonde sur un investissement public massif et une gestion publique dans les domaines de l’éducation, la santé et le logement, la nationalisation des chemins de fer et des industries de l’énergie ainsi qu’une plus forte présence des syndicats et la fin des contrats précaires. Sur le plan international, il promet la lutte contre le changement climatique, le désarmement nucléaire, y compris au Royaume-Uni, et une politique étrangère et de défense plus humaine et moins belliqueuse. Parmi les mesures plus concrètes figurent l’abolition des frais universitaires (mesure adoptée par Blair), l’instauration d’un salaire maximum, la fin des partenariats public-privés dans le secteur de la santé et l’arrêt de la modernisation de l’arsenal nucléaire britannique. Si la création d’une banque nationale d’investissement est prévue, un très grand flou persiste sur le financement de ces mesures. Les propositions portent à la fois sur le fond et la forme: il souhaite démocratiser la parole au sein du parti et à la Chambre des Communes avec des débats sur le fond et moins axés sur la rhétorique politique.

Personne ne peut douter de la sincérité de Corbyn – et c’est bien ce qui a fait sa force. Mais il doit travailler sans plus tarder sur la faisabilité de ses propositions dans le contexte budgétaire actuel et d’interdépendance économique transnationale. Et surtout, il faudra convaincre ses propres députés de la viabilité de ses propositions.

Un candidat porté et plébiscité par les militants mais sans le soutien des élus parlementaires

L’élection du nouveau dirigeant du Labour fait suite à la défaite sévère des travaillistes aux élections législatives d’avril 2015. Non seulement le Labour a reculé partout, et disparu en Écosse (un seul député travailliste sur 59 sièges écossais contre 40 dans la précédente législature), mais les conservateurs ont remporté une majorité absolue à Westminster. La défaite est largement attribuée au faible charisme d’Ed Miliband et au manque de confiance des Britanniques en la capacité du Labour à gérer l’économie du pays. La défaite est d’autant plus déroutante qu’elle ne fut absolument pas prédite dans les sondages qui donnaient travaillistes et conservateurs au coude à coude jusqu’à la dernière semaine. C’est donc sonné et désorienté que le Labour a entamé la campagne pour élire son nouveau dirigeant.

Corbyn a obtenu le nombre de soutien nécessaire pour sa candidature (35 députés) non pas parce que tous les signataires partageaient ses idées, mais plutôt parce que certains ont voulu que tous les courants du Labour, y compris le plus à gauche, soit représentés dans la campagne, pour que le débat soit le plus large possible. Ils ne se doutaient pas, tout comme Corbyn lui-même d’ailleurs, que trois mois plus tard, il deviendrait le nouveau dirigeant du parti. Sur les 232 députés travaillistes, seuls 20 ont voté pour Corbyn dimanche 12 septembre. Pour les élus travaillistes, l’élection de Jeremy Corbyn ne devait donc pas arriver. Mais ils sont les seuls à avoir pensé de la sorte. Corbyn a recueilli 80% des voix des sympathisants, 49% des voix des adhérents et un peu moins de 60% des voix des organisations affiliées au Labour.

Au-delà des résultats, c’est l’engouement énorme pour le candidat Corbyn pendant la campagne qui a d’abord surpris la classe politique britannique et le Parti travailliste. Ce phénomène, baptisé « Corbynmania », mérite une plus grande analyse. Toutefois, voici quelques points : le nombre d’adhérents au parti a doublé durant la campagne et la candidature de Corbyn a attiré des jeunes ; il n’est pas associé aux leaderships passés (Blair, Brown, Miliband) contrairement à Cooper, Burnham et Kendal et ceci s’est avéré crucial; enfin le vote de Corbyn contre la baisse des dépenses sociales début juillet alors que les autres candidats se sont abstenus conformément à la ligne du parti, l’a démarqué nettement de ses adversaires sur le plan politique, même s’il a l’habitude de voter contre la ligne de son parti.

De façon tout à fait inattendue pour les élites du parti, c’est le nouveau système de vote qui donne plus de place aux militants et sympathisants et dans lequel les syndicats ont moins de poids, qui a porté à la tête du parti le dirigeant le plus à gauche de son histoire et sans doute au moment le plus inattendu. Cela apporte une légitimité forte à Corbyn qui a fait défaut à Ed Miliband. Élu avec le soutien des syndicats, Miliband n’a jamais pu se défaire de cette étiquette malgré ses efforts pour être le candidat de tous les Britanniques. C’est d’ailleurs Miliband qui a réformé le système de désignation du chef du parti. Au vu de cette réforme et du score de Corbyn, il est impossible pour ses détracteurs de lui coller l’étiquette de candidat de la gauche syndicaliste. Les militants et sympathisants se sont exprimés ; et les résultats montrent que l’élite du parti est détachée de sa base militante, que les jeunes, peuvent encore s’emballer pour le Labour, et que les idées très à gauche retentissent encore au sein d’une partie de l’électorat. Il est ironique de constater que cette réforme qui visait en partie à minimiser le poids des syndicats associés à un programme politique jugé trop à gauche, a permis l’élection du dirigeant le plus à gauche que le parti travailliste ait jamais connu.

Quelle suite pour le Labour de Corbyn ?

Il reste à savoir si Corbyn, rompu aux campagnes et militant infatigable saura assumer un rôle d’exécutif et de rassemblement. Car les divisions sur le fond sont grandes.

Les parlementaires travaillistes craignent un retour de la gauche dure des années 80 , alors qu’ils pensaient s’en être débarrassée avec treize ans au gouvernement et l’entrée dans le XXIe siècle. Pas moins de huit figures du cabinet fantôme de Miliband ont démissionné dans la foulée des résultats. On imagine aisément à quel point il sera difficile de réconcilier un programme de renationalisation, d’investissement public massif, de salaire maximum etc. avec une orientation blairiste ou sociale-démocrate européenne. D’autres s’inquiètent de la position ambiguë de Corbyn sur l’Europe alors que le référendum sur le Brexit aura lieu en 2016. Le rôle de Tom Watson, le nouveau deputy leader est essentiel. Dès son élection il s’est attelé à appeler à l’unité et y travaille sans relâche depuis lors.

On retient volontiers que c’est en se déplaçant vers le centre de l’échiquier politique que Blair a permis au Labour de revenir au pouvoir. L’idée que c’est au centre que les élections se gagnent est devenue la marque de fabrique des partis sociaux-démocrates partout en Europe. Dans l’état actuel des choses, à l’exception de Londres, la moitié sud de l’Angleterre paraît perdue pour le Labour et toute victoire nationale paraît impossible. Toutefois au Royaume-Uni, il n’y aura pas d’élection au niveau national avant 2020. En mai 2016 se tiendront toutefois des élections au Parlement écossais, à l’Assemblée galloise et pour la maire de Londres. En Écosse, où le Parti National Écossais (Scottish National Parti (SNP))a remporté une victoire écrasante avec un programme anti-austérité en avril 2015, et au Pays de Galles où le Plaid Cymru et UKIP (le parti indépendantiste et anti-européen) de Nigel Farage sont de gros concurrents du Labour, un tournant à gauche pourrait permettre de regagner des voix dans ces deux régions qui sont traditionnellement des bastions travaillistes.

En dehors du Parti, si le SNP écossais reste relativement silencieux, les conservateurs sont au contraire très loquaces. Convaincus que Corbyn leur offre la cible parfaite, notamment sur les questions économiques, l’ambiance est au beau fixe, d’autant plus que la presse britannique est devenue leur caisse de résonance et s’emploie à décrédibiliser Corbyn avec un acharnement qui lui est coutumier. Le Premier ministre David Cameron a réagi à l’élection de Corbyn en le qualifiant de « menace pour la sécurité nationale » du fait de son programme économique. S’il doit maintenant faire ses preuves à la tête du Labour et dans sa fonction de chef de l’opposition, il n’empêche que son style et ses idées sont en parfaite opposition avec les conservateurs.

Une perspective européenne

Le Labour n’est pas un parti eurosceptique contrairement à une grande majorité des conservateurs Britanniques, et il est très peu probable que cela change sous la direction de Corbyn. De manière générale, l’attitude du nouveau dirigeant du Parti travailliste sur l’Union européenne (UE) est encore peu connue. Sa position sur le référendum au sujet de l’appartenance du Royaume-Uni à l’UE est dépeint par la presse comme ambiguë. Certains des syndicats britanniques menacent de faire campagne pour une sortie de l’UE si l’accord qu’obtient le Premier ministre avec ses partenaires européens est synonyme d’érosion des protections sociales. Selon la presse, c’est un point de vue auquel Corbyn serait sensible. Mais les ténors de son cabinet fantôme s’attachent tous à souligner dans de multiples déclarations qu’en aucun cas le Labour ne fera campagne pour quitter l’UE. Corbyn appartient à la gauche internationaliste. Son engagement sur les questions des droits fondamentaux le place dans la catégorie des soutiens à l’UE. Ses convictions politiques sur les questions économiques et sociales le pousse sans doute à dénoncer la trajectoire trop libérale et pro-austérité de l’UE.

Si les comparaisons avec des partis comme Syriza ou Podemos sont courantes, il faut néanmoins être prudent. Au risque de souligner l’évidence, le Royaume-Uni n’est pas la Grèce ou l’Espagne. C’est un des pays les plus inégalitaires en Europe, mais c’est aussi une des économies les plus performantes de l’UE et qui garde la main sur sa politique monétaire. Le bipartisme prime dans le système politico-administratif britannique et le pouvoir est très concentré dans les mains des instances dirigeantes et du chef du parti (front bench) et laisse peu de place aux autres députés (back bench). De plus, le chef de l’opposition est une fonction officielle. À la différence de la Grèce, de l’Espagne et même de la France et de l’Allemagne, il n’existe pas de force politique nationale à la gauche du Labour. Le parti comprend des élus très à gauche comme Corbyn, des modérés et des blairistes. Toutefois, sur le plan des propositions économiques, les parallèles sont plus pertinents, notamment sur la position anti-austérité. La politique d’austérité comme unique option économique, le fameux TINA (There Is No Alternative), dont les conservateurs britanniques se sont faits les prédicateurs les plus zélés, n’a sans doute jamais fait rêver les électorats européens, mais peine de plus en plus à conserver sa force de coercition lorsque les citoyens sont appelés à voter. À gauche, une partie de l’électorat, notamment chez les jeunes, veut une autre politique. Corbyn a su capter cette demande, peut-être malgré lui, et apporter une note d’espoir pour l’avenir qui fait trop souvent cruellement défaut dans les messages et propositions des sociaux-démocrates européens aujourd’hui.

(Illustration : Chris Beckett / Flickr.com)

Cleo Davies

Après des études d’histoire et de politiques publiques comparées en Politique de la Ville à Paris et Berlin, Cléo travaille depuis près de 5 ans au niveau européen. En tant que conseillère politique au Parti Socialiste Européen, Cléo a coordonné le processus de réflexion politique « Sociétés Progressistes au 21ème siècle » au sein du PSE, qui a abouti à l’adoption de la Déclaration de principes et le Programme fondamental du PSE. Depuis début 2014, Cléo est en charge des relations avec les institutions européennes et les élus au sein de Polis, un réseau de villes et de collectivités territoriales en charge de la mobilité urbaine.