De Merkel II à Merkel III. Évolution du paysage politique allemand (2009-2013)

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Comment lire le résultat des élections fédérales du 22 septembre 2013, et le rapport de force entre les partis politiques représentés au Bundestag ? Leur ordre d’arrivée et l’écart entre les formations sont clairs. Le choix d’une nouvelle « Grande Coalition » est cohérent avec l’histoire politique de la République fédérale d’Allemagne et les aspects les plus spectaculaires du résultat de cet automne : l’élimination du parti libéral FDP et les contre-performances des alliés potentiels du SPD, les Verts.

Pour autant, l’évolution du paysage politique au cours des quatre dernières années recèle d’autres données, qui compteront également dans les prochaines années. Non seulement en raison des pouvoirs propres de chacun des länder (États), mais également du fait des compétences du Bundesrat, l’autre chambre du Parlement fédéral, qui représente les gouvernements des Länder.

Malgré leur résultat décevant en septembre et la domination écrasante des deux grands partis dans les deux chambres du Parlement, il apparaît notamment qu’au gré des scrutins locaux, y compris celui organisé en Hesse en même temps que les élections fédérales, les Verts ont acquis un poids politique inédit. Alors que le FDP, qui n’est plus représenté que dans un seul gouvernement régional, connaît un déclin tout aussi inédit.

Retour sur quatre années qui ont remodelé le paysage politique allemand.

2010-2011 : le retour en force de la gauche allemande

Moins de deux ans après la réélection d’Angela Merkel à la tête d’une coalition associant désormais la CDU aux libéraux du FDP, le système électoral allemand semblait avoir cessé de pénaliser la gauche lors des élections régionales. Après près d’une décennie tragique (le second mandat de Gerhard Schröder et les années de la « Grande Coalition » entre 2005 et 2009), la page semblait enfin pouvoir être tournée sur un épisode conclu par un résultat électoral fédéral historiquement bas et une marginalisation dans les régions.

La Rhénanie-du-Nord-Westphalie, la première région d’Europe en termes de PIB et de population, avait ramené la gauche au pouvoir dès mai 2010. Le nouveau gouvernement (SPD-Verts) ne pouvait certes compter que sur une majorité relative, et dépendait de l’appoint de la droite ou de Die Linke. Mais le symbole était immense. N’est-ce pas la victoire de la droite dans cet Etat qui avait provoqué la chute de Gerhard Schröder en 2005 ? En février 2011, Hambourg avait confirmé le mouvement qui s’amorçait en offrant une majorité absolue au SPD.

Fin mars 2011, le basculement du Bade-Wurtemberg, dominé par la CDU depuis la Seconde guerre mondiale, représentait cette fois un événement historique et inédit. Pour la première fois, les Verts devenaient le parti majoritaire au sein d’une coalition gouvernementale. Quelques mois plus tard, le parti écologiste dépassait même les 30% d’intentions de vote dans les sondages régionaux, continuant sa progression. C’est une nouveauté qui semblait devoir peser au niveau fédéral. Attribuer ce succès à un effet « Fukushima » est erroné. Les Verts étaient depuis des mois en tête de la gauche dans les sondages, et l’accident nucléaire japonais n’a pu que renforcer une tendance préexistante.

En mai 2011, le résultat de l’élection du Parlement de la ville-Etat de Brême confirmait les dynamiques observables : le SPD se maintenait à la tête du gouvernement en améliorant légèrement son résultat, et surtout, les Verts, déjà partenaire du ministre-président sortant, passaient au-dessus de 20% et dépassaient pour la première fois la CDU lors d’une élection régionale.

Au terme de cette séquence, la seconde chambre du Parlement fédéral, le Bundesrat, avait vu sa composition progressivement modifiée. Le Bundesrat est composé de représentants des gouvernements régionaux (entre 3 et 6 voix par gouvernement selon la taille du land). Depuis le premier semestre 2011, la balance y penche nettement en faveur de la gauche, malgré le poids de plusieurs coalitions droite-gauche dont la configuration ne correspondait pas au clivage majorité/opposition au niveau fédéral pendant la législature 2009-2013. Une nouvelle fois, une sorte de cohabitation avait pris forme dans les institutions de la République Fédérale.

2011-2012 : des remises en question et l’émergence de nouveaux acteurs

La partie était loin d’être gagnée pour la gauche allemande. Les élections de septembre 2011 amorcèrent une nouvelle tendance.

Dans le Mecklembourg-Poméranie, le SPD confirma certes sa première place en améliorant nettement son score, et les Verts étaient de nouveau en nette hausse, même si leur niveau restait très inférieur à celui atteint à l’ouest du pays. Pour autant, il manquait à ces partis quelques voix pour pouvoir gouverner ensemble, et la grande coalition sortante SPD-CDU était maintenue.

À Berlin, la reconduction de la coalition SPD-Die Linke échoua du fait du tassement du parti de gauche et d’un SPD en moins grande forme que prévue dans cette ville-Etat où la compétition électorale est particulièrement ouverte. La nette poussée verte permettait d’envisager une coalition « rouge-verte ». Pourtant, des négociations chaotiques ont amené le ministre-président social-démocrate à privilégier une grande coalition avec une CDU relativement faible. Avec 23% des voix, le parti d’Angela Merkel est la seule force de droite représentée au Parlement, mais elle avait connu une légère progression. Pour la première fois depuis l’élection de la coalition fédérale « Noire-Jaune » en 2009, la CDU marquait donc un point au niveau régional. De plus, l’élection berlinoise avait aussi vu l’émergence d’un « parti pirate » (9%), qui semblait capter des votes qui s’orientaient auparavant vers le FDP, mais aussi les Verts et le SPD, fragilisant ainsi un potentiel bloc « rouge-vert ».

Au début de l’année 2012, l’élection régionale anticipée en Sarre confirma ces tendances complexes : le parti Die Linke d’Oskar Lafontaine subit un net recul. Les Verts se tassèrent également, peut-être du fait de la chute de la coalition tripartite dans laquelle ils avaient rejoint la CDU et le FDP en 2009. Le SPD redevenait plus clairement le premier parti de gauche, mais sans réussir à remettre en question la première place de la CDU, alors même que la Sarre avait été un fief historique de la social-démocratie. Les deux grands partis s’orientèrent alors vers une grande coalition, alors même que les gauches réunies auraient pu être majoritaires. Pendant ce temps, les Pirates enregistraient un deuxième succès (7%).

D’une manière plus lisible, les élections du mois de mai 2012 accentuèrent la tendance en faveur de la gauche, tout en confirmant la dynamique des Pirates. La dissolution du Parlement de Rhénanie-du-Nord-Westphalie permit à la coalition SPD-Vert d’y acquérir une ferme majorité absolue, renforçant l’aura nationale de la Ministre-présidente SPD Hannelore Kraft. Au Schleswig-Holstein, une coalition « rouge-verte », complétée par le parti régional de la minorité danoise (SSW), chassait aussi la CDU du pouvoir, accentuant la précarité de la situation pour la coalition fédérale au Bundesrat. Mais, dans les deux cas, les grands partis subissaient de nouveau la concurrence des Pirates, qui rentraient au Parlement avec environ 8% des voix.

2013 : du suspense à la clarification

Le début de l’année 2013 a apporté son lot de paradoxes pour la gauche comme pour la droite, alors même que les principaux partis en lice affirmaient leurs préférences pour la coalition fédérale d’après septembre 2013.

Stratégies des acteurs en lice

Le camp des sortants devait tenter d’obtenir la reconduction de l’alliance « noire-jaune ». Son atout : la popularité croissante d’Angela Merkel, dépassant de loin celle de tous les autres leaders fédéraux, et l’avance inaltérable de la CDU-CSU comme premier parti du pays. Sa faiblesse, de plus en plus évidente avec le temps : la capacité du FDP à demeurer un partenaire de coalition suffisant. En chute libre après son excellent résultat de 2009, le parti libéral a flirté toute l’année avec la barre des 5%, minimum requis pour être représenté au Bundestag.

Le SPD et les Verts devaient plaider jusqu’à l’été pour une réédition de la coalition « rouge-verte » qui avait gouverné la République fédérale de 1998 à 2005. Sa faiblesse : l’incapacité du SPD à concurrencer la CDU comme premier parti, handicapé par les votes captés sur sa gauche par Die Linke, parti toujours considéré comme hors-jeu pour une coalition gouvernementale. Au fil des semaines et des mois, les difficultés de la campagne du candidat social-démocrate à la chancellerie, Peer Steinbrück, renforça cette faiblesse. L’atout des « rouges-verts » a donc longtemps résidé dans le haut niveau des intentions de votes en faveur du parti écologiste.

Du côté des tiers partis, outre Die Linke, le Parti pirate déclina tout au long de l’année, semblant initialement limiter le nombre d’inconnues de l’équation fédérale. L’ascension de l’Alternative pour l’Allemagne (AfD), eurosceptique et conservatrice, lui fit pendant, mordant il est vrai dans un tout autre électorat.

Élections régionales et montée du suspense

Les rebondissements électoraux de l’année ont dessiné certaines tendances.

Les élections du 20 janvier en Basse-Saxe ont rendu l’ancien land de Gerhard Schröder au SPD en coalition avec les Verts, grâce à l’effacement de Die Linke et des Pirates. Mais cette bonne nouvelle a été sérieusement limitée par le caractère étriqué de la victoire : le résultat s’est joué à un siège près. Un phénomène intéressant a pu être constaté : le transfert de dernière minute d’un nombre non négligeable de voix de la CDU vers le FDP, qu’on disait menacé de disparaître du Parlement régional. A la veille de l’élection, l’effondrement des libéraux semblait en effet rendre possible le scénario suivant : la CDU, de loin premier parti, serait restée minoritaire et sans allié. Ce scénario était d’autant plus intéressant qu’elle faisait écho aux tendances indiquées par les sondages au niveau national. Or, la CDU, tout en restant en tête avec 36%, réalisa un résultat nettement plus bas qu’annoncé, alors que les libéraux progressèrent contre toute attente. Ce vote stratégique a failli être gagnant pour la droite, puisqu’une fois le FDP hors de danger, il a fallu attendre la fin de la nuit électorale pour départager la gauche et la droite, arrivées à égalité.

Quelques mois plus tard, à une semaine des élections fédérales, les élections bavaroises du 15 septembre renforcent le suspense. Dans cet Etat, le plus à droite du pays, les choses prirent une tournure exactement opposée au scénario offert par la Basse-Saxe. La CSU, branche ultra-conservatrice de la démocratie chrétienne allemande, avait pour la première fois perdu sa majorité absolue lors des élections régionales précédentes. Elle s’appuyait depuis lors sur le FDP pour maintenir son pouvoir. Les élections de 2013 lui offrirent l’occasion d’effacer ce revers historique en retrouvant une majorité au Parlement régional et en confirmant au passage l’élan favorable à la CDU/CSU au niveau national. Néanmoins, le score réalisé (47,7% des voix) reste très inférieur à ceux qu’elle a pu obtenir dans le passé (jusqu’à 60% des voix). De son côté, le FDP s’effondra (3%) et disparut du Parlement. De quoi donner des sueurs froides à la Chancelière fédérale, qui pouvait difficilement rêver d’une majorité absolue pour son parti.

Quelques jours avant les élections fédérales, le paysage politique semblait donc en voie de cristallisation, et très différent de ce qu’il était quelques mois auparavant. Mais dans le même temps, il restait très incertain.

Depuis le début de l’année, le SPD avait échoué à marquer des points, et les Verts, marquant le pas en Bavière, étaient mis dans une situation défensive, bien loin des conquêtes qu’ils espéraient encore au lendemain du scrutin en Basse-Saxe. Cela était notamment dû à un scandale portant sur leur supposée tolérance passée à la pédophilie. La probabilité d’une majorité « rouge-verte » semblait en tout cas plus éloignée que jamais.

Pour autant, la reconduction de la majorité « noire-jaune » était loin d’être acquise. Une grande partie de l’incertitude résidait dans le score du FDP : ce parti serait-il en mesure de sauver les meubles, en bénéficiant d’un vote stratégique sur le modèle de la Basse-Saxe ? Son score suffirait-il à maintenir la majorité ? Ou subirait-il au contraire un scénario à la bavaroise ? Le résultat de l’élection régionale de Bavière constituait-il la cristallisation d’une tendance lourde, ou constituerait-il au contraire une piqûre de rappel pour les électeurs de droite ? Selon la réponse à ces questions, la coalition sortante pourrait être réélue, ou serait probablement remplacée par une alliance CDU-SPD ou CDU-Verts.

Résultats électoraux et nouveau paysage politique

Les résultats du 22 septembre 2013 constituent un coup de tonnerre pour différentes raisons. Notons tout de suite qu’en plus du Bundestag, le Parlement de l’Etat de Hesse était renouvelé le même jour.

Le premier constat, c’est le naufrage du FDP. Les commentateurs mettent généralement en avant son siphonage par la CDU d’Angela Merkel triomphante. C’est une explication valide, mais qui ne se suffit pas. Le FDP n’a pas seulement été exclu du Bundestag, pour la première fois depuis la guerre, du fait d’un accident électoral conjoncturel. Lors des élections de Hesse, il a également perdu plus des deux tiers de ses voix, et s’il a sauvé d’extrême justesse son groupe parlementaire, il n’a plus assez de députés pour compléter les troupes de la CDU victorieuse. Après avoir été fragilisé au Bundesrat par les progrès de la gauche depuis 2010, le FDP y est cette fois marginalisé, n’étant plus représenté que dans un seul gouvernement régional (Saxe, 4 voix sur 69).

Le deuxième constat, paradoxal, c’est la consolidation des Verts, qui n’est pas due à une performance électorale mais à un positionnement de plus en plus central dans le jeu politique grâce à l’affaiblissement du FDP et du SPD, et à la marginalité de Die Linke. Le parti écologiste n’était pas encore prêt à former une coalition gouvernementale fédérale avec la CDU, même si l’idée a été évoquée au lendemain des élections. En revanche, il se positionne comme seul partenaire possible des deux grands partis en alternative à la « grande coalition ». Ce n’est pas une révolution, mais l’aboutissement d’un chemin commencé avec les premières participations à des coalitions régionales avec le SPD. A la suite des élections de Hesse, les Verts vont désormais entrer en coalition avec la CDU. Surtout, ils représentent désormais, hors de la majorité, la principale force politique dans les institutions. A la suite des élections régionales des dernières années, les écologistes sont représentés dans des gouvernements régionaux qui pèsent pour 34 voix sur 69 au Bundesrat.

Le troisième et constat le plus inquiétant et peut-être le plus important, c’est le décalage du centre de gravité politique du pays vers une droite eurosceptique. Le triomphe de la CDU, à 41,5%, est réel, et Angela Merkel a frôlé une majorité absolue que personne ne pensait possible. Pourtant, il s’agit en partie d’un trompe-l’œil. D’abord, parce que le score de la CDU est exactement celui réalisé par Helmut Kohl en 1994, et qu’il est inférieur à tous les résultats obtenus par ce parti entre 1953 et 1990. Ensuite, parce que la CDU n’a qu’imparfaitement siphonné le FDP, le total des voix de la coalition sortante restant inférieur à celui obtenu en 2009 (46,3% contre 48,4%). Quant à la gauche dans son ensemble (SPD, Verts et Die Linke), avec 42,7%, elle réalise son plus mauvais score depuis plus de vingt ans. Les voix perdues par les partis parlementaires sortants, de droite comme de gauche, correspondent grosso modo au score de l’AfD, qui avec 4,7% manque de peu son entrée au Bundestag.

Cette inquiétante nouveauté peut être illustrée par le raccourci suivant : l’élection de 2013 clôt une législature marquée par une gestion austéritaire, conservatrice et timorée de la crise européenne par Angela Merkel et Wolfgang Schäuble, et caractérisée par un discours (à usage interne) basé sur la défense des intérêts d’une puissance économique supposée vertueuse contre des partenaires européens taxés le laxisme. Elle se solde par l’annihilation d’un parti de centre-droit au libéralisme ouvert sur le monde, acteur historique de la construction européenne (le FDP), alors qu’un parti de droite dure et eurosceptique (l’AfD) connaît un essor au détriment du reste du spectre politique.

(Illustration photo : World Economic Forum – Licence Creative Commons)

Joël Le Deroff

Co-responsable de EuroCité Bruxelles - Pôle « Analyses électorales » Joël joined ENAR in September 2014. He previously worked for 5 years as Senior Policy & Programmes Officer with ILGA-Europe, the European region of the International Lesbian, Gay, Bisexual, Trans and Intersex Association, where he led advocacy strategies on policies and legislation related to equality, hate crime and asylum at OSCE, Council of Europe, EU and national levels. He also managed projects supporting national and local civil society organisations to build and reinforce their capacities. As an activist, Joël was one of the founders of Rainbow Rose, the network of European lesbian, gay and trans social-democratic activists. From 2006 to 2009, he worked as a civil servant in the French Employment and Social Affairs Ministries. Joël holds a Masters Degree in European Geopolitics and International Economy, as well as a Bachelor in History and Arabic language.