Cette chère humanité de Philippe Curval

Philippe Curval (1929) est romancier et journaliste, mais surtout l’un des principaux auteurs de Science-fiction en France. Il tient d’ailleurs depuis de nombreuses années la rubrique de critique SF du Magazine littéraire. Il a également consacré un cycle de romans entier à l’Europe, intitulé L’Europe après la pluie et conclu par Lothar blues, paru en 2008.

Après Le dormeur s’éveillera-t-il et L’Homme à rebours, pour lequel il a remporté le Grand Prix de l’Imaginaire, Philippe Curval publie d’ailleurs en 1976 le troisième opus de son cycle sur l’Europe, récompensé du Prix Apollo en 1977 et intitulé Cette Chère Humanité. Il y décrit une Europe amputée de sa partie orientale qui, depuis plus de vingt ans, vit coupée du monde par un mur réputé infranchissable. Ce fragment d’Europe, le Marcom, est né du Marché Commun, constitué des treize premiers États à avoir adhéré à ce qui est aujourd’hui pour nous l’Union européenne.

A première vue, cette nouvelle Europe est idyllique. C’est une Europe prospère où l’on célèbre la victoire du rationalisme et du matérialisme. On y cultive le goût du futile et de l’agréable ; les objectifs de paix et de prospérité visés dès l’origine de la construction européenne ont bien été atteints, chacun étant assuré de vivre en toute sécurité.

La naissance du Marcom a d’ailleurs été vécue par ses contemporains comme ce qui se rapprocherait le plus du retour au paradis terrestre (avec certes un peu moins de végétation) : le Marcom, c’est l’avènement d’un anti-Babel où tous parlent la même langue, partagent les mêmes idées et les mêmes valeurs, bref où tous se comprennent. La civilisation y est portée à son comble et les Marcom’s célèbrent déjà la fin de l’histoire.

Enfin, et ce n’est pas rien, on peut y savourer l’ultime révolution du confort et du bien-être : l’invention du temps ralenti qui permettra bientôt à tous de vivre 7 vies en une. Que demander de plus ?

Mais voilà, les habitants du Marcom ont oublié qu’il existait un monde en dehors de leur fédération d’États, et l’invention du temps ralenti en détraque le bon fonctionnement, entravant la croissance des plantes et des animaux hors de ses frontières. A terme, il semblerait que la multiplication des cabines de temps ralenti puisse menacer la planète entière. C’est pourquoi Belgacen Attia, agent de la ligue des payvoides, une coalition africaine, a été envoyé en mission et doit tenter l’impossible : franchir les frontières du Marcom. Et il y parvient. Belgacen est ainsi le premier à réussir à pénétrer ce monde clos qui représente encore pour lui « un grisé sur la carte de la terre », toutes les communications avec le Marcom ayant été rompues 20 ans plus tôt. C’est alors qu’au fil des pages, le Marcom se révèle à nous sous un jour nettement moins idyllique.

En pénétrant au Marcom, Belgacen découvre en effet une société sclérosée et totalement repliée sur elle-même, qui frise à présent la névrose. Certes, les Marcom’s sont riches, mais leur vie suinte l’ennui et comme tout projet utopique passé du concept à la pratique, cette entité nouvelle a quelque chose de monstrueux.

A commencer par cette obsession de couper l’homme de tout ce qui pourrait le rattacher à la nature et d’en faire un être purement rationnel, jusqu’à le déshumaniser. Car à force de vouloir atteindre la perfection, le Marcom est tombé dans un excès lourd de conséquences. Ainsi, la société du Marcom n’est pas seulement athée, elle s’est édifiée contre la religion, mais ce faisant, elle en a édifiée une nouvelle : la foi prométhéenne en une domination totale de la nature et de l’instinct. Ce rationalisme paroxystique est une véritable aliénation de l’homme, mais les Européens restent persuadés que « le temps de l’obscurantisme et de la peur est enfin oublié », et persistent dans leur dangereux aveuglement.

Cette nouvelle société n’est plus que conformisme, et le pouvoir normatif et régulateur qui fait aujourd’hui la fierté de notre Union européenne est ici une véritable dictature de la norme. Les politiques européennes d’harmonisation et de prévention des risques y sont tellement exacerbées qu’elles font peur. Ainsi, les mass media possédés par le gouvernement fédéral sont officiellement chargés de travailler au « nivellement des mentalités » à travers le Marcom, sans que personne ne s’en émeuve, et on retrouve même dans cette société certains des traits du totalitarisme de 1984 : chacun y est fiché et doit porter sur lui sa carte encéphalographique, tous les faits et gestes des Marcom’s sont connus ; les travailleurs étrangers ont été remplacés par des machines à la satisfaction de tous ; le gouvernement du Marcom est formé d’êtres anonymes et en faisant voter les Marcom’s pour des numéros, on les convainc que voter pour un programme est plus démocratique que voter pour des hommes, mais il ne s’agit là que d’une parodie de démocratie et la propagande va bon train. Certains des slogans surréalistes du gouvernement évoquent d’ailleurs la Novlangue orwellienne et pourraient faire rire s’ils n’étaient si tragiques : ainsi, lors de l’expulsion des étrangers du Marcom qui a précédé la fermeture des frontières, les médias scandaient « Plus d’étrangers, plus de racisme », et à l’approche des élections, les programme holovisés entament le refrain « en Marcom, votre sécurité, c’est l’information ; c’est pour cela que vous voterez V.O.C., le parti qui vous informera. »

Informateurs, propagande, sondeurs d’opinion qui « ramènent toutes les idées à la moyenne », on en a à présent la certitude : le Marcom est une véritable dictature. Et il est d’autant plus difficile pour les Marcom’s de se rebeller contre cet état de fait que cette société est profondément marquée par l’immobilisme : « mais comment peut-on un jour décider d’arrêter l’évolution ? » s’indignera un des personnages. C’est simple pour Simon Cessieu, directeur de la compagnie du temps ralenti lui aussi tombé dans le conformisme : il suffit de reconnaître que l’art et l’imagination ont une limite et que celle-ci a été atteinte depuis déjà bien longtemps ; la preuve en est la décadence qu’a connue l’art au XXe siècle.

Une foi scientiste s’est emparée de tous et les Marcoms partagent la conviction que si l’art appartient au passé, c’est seulement pour pouvoir mieux célébrer l’avènement d’un rationalisme triomphant. Les artistes sont moqués, taxés de fous et d’inutiles, mais on vénère le passé et on voue un culte à l’immobilisme en accumulant des collections impressionnantes d’objets, à condition qu’ils aient l’âge d’entrer au musée. Simplement, l’arrêt de toute création et le renoncement de l’imagination plonge peu à peu le Marcom dans le désespoir.

Pour tenter d’échapper à cette vie sans perspective de changement et sans imagination, les « montreurs de rêve » sont apparus et leurs adeptes poussent désormais comme des champignons, mais l’apparition de cette secte ne fait que révéler au grand jour la névrose qui habite le Marcom : certains fidèles, faute de pouvoir échapper à leur vie sordide dans le réel, finissent par sombrer dans leur propre psychisme et restent à jamais tétanisés en « surrêve », pour enfin vivre libres, mais en rêve seulement…

Finalement, seuls quelques « dissidents » et quelques marginaux résistent, mais il est si dur de remettre ce monde en question alors qu’en apparence, tout y frise la perfection : en s’opposant au Marcom, ces « anormaux » refusent tout simplement la civilisation. Ceux qui protestent provoquent l’incompréhension, puis l’hostilité et sont traqués car il n’est pas bon remettre en cause l’ordre établit en Marcom.

C’est justement ce qui fait du passionné Sahel, le fils du directeur de la Compagnie du temps ralenti, un total inadapté social. Incapable de se conformer à cette vie végétative où l’imagination même est un crime, il ne rêve que de s’enfuir hors du Marcom. Elevé par son père, Sahel a en effet échappé à l’école publique, en charge de formater les enfants afin de les fondre dans la société du Marcom. Sorte de Socrate parmi les sophistes dont les discours creux ne parviennent pas à le satisfaire, lui qui cherche à enfin appréhender le réel, Sahel ne parvient pas à trouver sa place dans cette société. Le Marcom « pue la mort » et Sahel tente de persuader son père de sortir de son confort imbécile pour enfin goûter à la vie, mais la rupture est déjà consommée et Sahel craint qu’avec l’invention du temps ralenti, la société du Marcom ne finisse par se fossiliser à jamais. Mais tout comme Socrate, on l’accusera de vouloir rompre l’ordre social et de transgresser les valeurs du Marcom. Il sera alors envoyé en camp de rééducation psychologique, avec l’appui de son père. Finalement, en personnage tragique qui peine à lutter contre son destin, Sahel ne parviendra jamais totalement à s’arracher à ce monde et il en fera d’ailleurs lui-même le triste constat : « Je suis un enfant de ce Marcom où le culte de l’immobilité a rongé toutes les imaginations. »

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L’auteur le montre bien, l’isolement total du Marcom vis-à-vis du reste du monde permet certes de forger UNE Europe, mais une Europe repliée sur elle-même et exclusive, car son but premier est la richesse et le confort matériel ; elle ne se préoccupe pas de l’effet que cela peut avoir sur les esprits. C’est une Europe réduite au marché et à la consommation, qui a ensuite dégénéré en totalitarisme, imposant un même mode de vie et une même pensée à tous. Ce monde dépourvu de sens et d’idées finit par rendre fou tous ceux qui l’habitent. Les Marcom’s sont peu à peu privés de leur liberté, puis de leur humanité : en voulant s’arracher à la nature, la société du Marcom est en train de s’autodétruire.

Le choix de la Communauté européenne n’est pas anodin et l’auteur semble adresser aux Européens des mises en gardes qui sont malheureusement toujours d’actualité. Tout d’abord, par rapport à la société que nous sommes en train de bâtir : il faut certes apprendre à vivre ensemble, mais pas si cela signifie exclure le reste du monde ; c’est en s’isolant que le Marcom a provoqué sa perte. Les Européens ne doivent pas non plus tomber dans le piège du matérialisme au mépris de leurs libertés : la recherche constante du confort et du bien-être est ce qui a permis à cette société répressive de s’installer, car chacun préfère jouir jalousement de son confort matériel chez soi plutôt que de débattre et de participer aux activités communes, ce qui fatalement aboutit à la mort de toute vie publique.

Enfin, et il faut le souligner car c’est encore assez rare en 1976, une des préoccupations majeures de l’ouvrage est d’ordre écologique : cette société de consommation a aussi un coût pour l’environnement et les besoins énergétiques sont devenus colossaux en Marcom. C’est d’ailleurs l’un des éléments qui provoquera la chute de la fédération : c’est la souffrance de la nature qui amènera Belgacen à pénétrer en Marcom et ce sont de mystérieuses forces cosmiques dont on continuera à ignorer l’origine qui feront disparaître le Marcom afin qu’il cesse de nuire.

 

* À lire également :

– L’interview de Philippe Curval par Mélinda Murail.

Mélinda Murail