Reprendre les rênes de la politique monétaire européenne. Un objectif progressiste pour la gauche

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Le refus de l’effacement de la volonté politique au profit de mécanismes de régulation déliés de toute légitimité démocratique est au cœur d’un projet européen de gauche. Refusant l’hypothèse selon laquelle l’économie est l’autre nom de la providence, mais croyant que l’histoire est gouvernée par ceux là même qui en décident le cours, il nous semble urgent d’entreprendre une réflexion sur la gouvernance économique de l’Europe et sur les orientations progressistes au niveau institutionnel comme au niveau de la nature d’une politique monétaire favorable à l’économie réelle.

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Au lendemain de la crise grecque qui vient d’ébranler durablement la confiance que les européens avaient placé dans la monnaie unique depuis plusieurs années est apparue comme dans une tragédie athénienne des chœurs larmoyants dirigés par des Coryphées qui avaient tout prévu. On s’est aperçu à cette occasion que les adversaires de la monnaie unique, d’horizons pourtant différents, n’avaient jamais cessé d’entonner la ritournelle macabre du déclin.

Ces critiques nous semblent devoir aujourd’hui faire l’objet d’une analyse sans complaisance au cours de laquelle il faut dissocier la façon dont une politique monétaire est menée et le cadre de l’existence de la monnaie elle-même. Les défenseurs de l’Euro craignant trop souvent d’alimenter ce discours en n’osant critiquer les déséquilibres de la politique monétaire européenne, il convient d’aborder sans faux-semblant les dissymétries existantes.

La remise en question des bien-fondés monétaristes

Il faut d’abord poser la question du bien-fondé de l’option retenue depuis quinze ans de l’indépendance totale des banques centrales vis-à-vis du pouvoir politique. Les éléments qui plaident en la faveur d’un tel aménagement sont bien connus et se subdivisent en arguments politiques et économiques.

Les arguments politiques eux mêmes répondent à deux logiques distinctes : l’une d’entre elles concerne le modèle de construction européenne, la BCE étant considérée comme le symbole d’une institution totalement transnationale et correspondant à un modèle de dépassement des coopérations multilatérales vers l’intégration ; l’autre, répondant aux équilibres géopolitiques et à la prédominance du modèle allemand de désinflation compétitive comme paradigme des politiques macroéconomiques à mener au niveau de l’Union.

Si le fait de choisir une monnaie unique nécessitait la mise en œuvre d’une institution européenne spécifique chargée de battre monnaie, le fait de confier à une institution totalement indépendante cette tâche n’allait pas de soi. Les outils théoriques de l’analyse monétariste ont déterminé l’adoption d’un tel modèle de gouvernance de politique monétaire. Ces théories relèvent pour une part de la macroéconomie pure, et pour d’autre part de théories institutionnelles relatives à la gouvernance monétaire.

S’agissant des théories macroéconomiques, la domination du modèle friedmanien a profité d’une crise du modèle keynésien. La thèse friedmanienne est la suivante : toute tentative de stimuler l’économie par le recours au déficit budgétaire ou à l’assouplissement de la politique monétaire se retrouve inévitablement condamnée à l’échec, et ne représente au mieux qu’un mouvement de stop and go en raison de l’inflation ultérieure qui en découle. Ainsi, la hausse des revenus ne serait-elle qu’illusoire et momentanée, et se trouverait au contraire absorbée par la hausse corrélative des prix. De plus, dans cette lignée, la théorie des anticipations rationnelles de Robert Lucas proclame que les agents qui développent une préférence pour l’épargne contractent l’activité, car ils anticipent la montée corrélative future du taux de prélèvements obligatoires.

Saisis dans la tenaille monétariste, il paraît ainsi impossible de dégager une autre politique que l’orthodoxie financière et budgétaire la plus vertueuse. De surcroît, on a assisté aux développements de théories que l’on qualifiera d’« économico-institutionnelles » visant à inscrire des présupposés économiques dans les normes juridiques et institutionnelles et à soustraire à la volonté politique des gouvernants les leviers d’une politique qui devait demeurer intangiblement vertueuse.

Entre l’inscription de l’interdiction des déficits dans les constitutions nationales et la théorie du banquier conservateur de Rogoff qui théorise la nécessité absolue de désigner un banquier ayant la plus forte aversion pour l’inflation tout en le soustrayant à l’influence du cycle électoral (école du public choice) afin de favoriser stabilité et demande de monnaie, c’est une véritable offensive culturelle qui a été menée et a en grande partie réussi, au point de devenir la doxa pratiquement incontestée des responsables politiques. On s’aperçoit dès lors que l’option d’indépendance complète présente une archéologie de sa mise en œuvre profondément liée aux théoriciens les plus libéraux de la fin des années 1970 et 1980. Cet obstacle idéologique explique encore la profonde méfiance qui entoure toute idée de gouvernement économique européen.

Enfin, au-delà de ce problème institutionnel et théorique, l’équilibre économique de l’Europe s’est déplacé vers un point de gravité proche du modèle allemand. La prédominance économique et politique de l’Allemagne se traduirait par un biais dans la politique monétaire menée en raison du choix fait de longue date d’un modèle de désinflation compétitive qui lui serait avant tout favorable.

La voie allemande de la BCE

Il faut cependant nuancer cette thèse ; et certainement la considérer comme une tendance naturelle, et non comme l’expression d’une volonté de puissance. La préférence de l’Allemagne pour ce modèle de désinflation est cependant réel et liée à trois séries de causes.

La première série est d’ordre psycho-historique : l’inconscient collectif allemand demeure marqué par la période inflationniste des années 1920. La deuxième série est d’ordre commercial : la spécialisation de l’Allemagne en matière de valeur ajoutée et sa segmentation technologique rendent la balance commerciale allemande infiniment moins tributaire de l’influence monétaire que d’autres pays comme la France. La troisième série est d’ordre social : le dialogue social en Allemagne permet de concilier un niveau salarial optimal entre salaire d’efficience au niveau microéconomique et boucle salaire-prix non inflationnistes. Le rapport entre niveau salarial et productivité est ainsi socialement optimal.

Il ne faut pas perdre de vue, toutefois, que la santé économique de l’Allemagne influe sur l’ensemble de celle de la zone Euro. On ne saurait donc de façon productive opposer un modèle pro-allemand qui serait le modèle actuel à un modèle strictement opposé qui serait favorable à l’ensemble euro-méditerranéen, comme le font beaucoup d’eurosceptiques.

Cependant, il faut reconnaître le caractère foncièrement biaisé des critères utilisés par la BCE concernant l’évolution de la masse monétaire en Europe, dont l’univocité autour de la question inflationniste ne permet pas de définir un niveau équilibré de notre monnaie au regard des valeurs concurrentes. C’est particulièrement le cas dans un contexte global de faiblesse historique du dollar et de sous-évaluation du Yuan. Ces critères ne permettent non plus de définir une progression de l’évolution de la masse monétaire moins restrictive, ce qui permettrait de rééquilibrer le marché de la monnaie et d’alléger davantage les taux d’intérêts pour les ramener au niveau de ceux des États-Unis, par exemple. On s’interroge également sur l’efficacité des cibles d’inflation alors que la hausse de l’immobilier a constitué pour le pouvoir d’achat une sorte de choc inflationniste et une forme de redistribution patrimoniale favorable aux plus hauts revenus.

On ne présentera plus l’autre inconvénient majeur qui consiste en la persistance d’un équilibre non-coopératif des outils de la politique macroéconomique, que l’on peut figurer par un équilibre de Nash imparfait durable. A ce titre, non seulement les déficits budgétaires se révèlent plus coûteux, mais encore leur supposée efficacité économique s’en trouve structurellement limitée, d’autant qu’ils sont actuellement marqués par une dramatique sous-évaluation des besoins d’investissement du fait de l’endettement public. Or, selon le modèle de croissance endogène de Barro, le niveau d’investissement public influe sur le taux de croissance en raison d’une forte tendance de ces investissements à dégager des externalités positives au niveau microéconomique.

Autre conséquence fâcheuse : c’est un mécanisme finalement pervers de recours à l’endettement en dépit des ajustements structurels budgétaires qui se met en place. L’impossibilité d’assouplir l’évolution crée un biais budgétaire qui favorise indéniablement une tension entre les règles contraignantes des politiques monétaires te budgétaires. Dès lors, le seul recours de financement possible demeure l’endettement – endettement qui non seulement est quantitativement augmenté par la hausse tendancielle du déficit conjoncturel, mais de plus se révèle à terme d’autant plus coûteux que le bas niveau d’inflation ne permet pas de le résorber.

Contre la tentation protectionniste illusoire de sortie de l’Euro

Pour autant, il n’existe pas de solution idéale pour remédier à ces problèmes. La revanche des eurosceptiques serait l’explosion de l’Euro. Or, ne nous y trompons pas, ce modèle là, derrière son allure sociale fait pour adapter la monnaie à la réalité de chaque pays, est en fait le retour à un modèle de concurrence des plus sauvages : celui de la concurrence monétaire.

Il n’existe d’ailleurs qu’une différence mineure entre les théories monétaires de Friedrich von Hayek qui préconise la mise en concurrence des marchés monétaires par des émetteurs privés déterminant des taux d’échange de monnaie et une situation où les États se feraient concurrence à la place des agences indépendantes chargées de l’émission de monnaie évoquées par l’économiste autrichien. Une différence qui ne concerne finalement que la nature des institutions, mais qui demeure une situation de marché concurrentiel dérégulé.

Le retour aux monnaies nationales dans le contexte actuel ne serait que l’application étatisée des préconisations hayekiennes : le marché déterminant automatiquement un niveau optimal des monnaies le mieux à même de refléter leurs valeurs respectives, sans plus de contrôle des gouvernants que dans le modèle actuel. La préférence pour telle ou telle monnaie dans cette perspective jouerait le rôle d’un grand marché concurrentiel spéculatif où les possibilités d’attaquer lesdites monnaies seraient d’autant renforcées que la faiblesse des réserves d’une banque centrale rendrait possible des crises de liquidité et la faillite du prêteur en dernier ressort.

Ainsi, si le niveau de l’Euro explique une partie des difficultés actuelles, l’existence même de l’Euro nous a-t-elle protégé, s’agissant de la Grèce, d’un scénario argentin encore plus catastrophique. On imagine mal, en effet, le drachme faire face à des attaques spéculatives de cette violence. Encore une fois, l’Euro en tant que système n’est pas en cause. Son niveau excessivement élevé – et pour tout dire beaucoup trop cher – a, en revanche, fortement pénalisé nos pays.

L’autre argument des adversaires de l’Euro serait celui selon lequel la situation actuelle montrerait que la zone Euro n’est pas une zone monétaire optimale. Doutons alors de la pertinence de l’existence du dollar et du yuan autant que celle du Rouble dont la sphère géographique recouvre des réalités économiques certainement plus contrastées que celles de l’Europe. On constate que l’argumentaire plaidant l’impossibilité structurelle de l’Euro à résorber les différences entre les structures économiques des diverses nations européennes est fondamentalement absurde. Il constitue tantôt le faux-nez du libéralisme échevelé derrière une apparence de préoccupation sociale, quand il ne vise pas à recréer le lien historique entre souveraineté et maîtrise de l’émission de monnaie derrière les apparences d’une position économique libérée des contingences historiques et politiques.

Les tenants du statu quo de l’orthodoxie monétariste, ainsi que ceux de la sortie de l’Euro sauvage et de la dérégulation du marché monétaire, représentent en fait les deux revers de la même médaille.

Pour une politique de la politique monétaire européenne par l’établissement d’un gouvernement économique européen

La réussite d’une monnaie provient très pragmatiquement d’un ciblage de son niveau relatif permettant de concilier les différences structurelles susmentionnées ; c’est ce que la BCE peine précisément à réaliser. Cela nous amène à plaider pour des conditions de renforcement d’une politique monétaire plus équilibrée, et donc par l’établissement d’une gouvernance européenne en face de la BCE.

En premier lieu, il faut renforcer les critères de compétitivité extérieure de l’économie européenne parmi les déterminants souhaitables de l’Euro, en considérant que ce dernier doit trouver un positionnement équilibré favorisant la santé de la balance commerciale européenne.

Une politique d’investissements publics à l’échelle de l’Europe doit être lancée dans le cadre d’un pacte de redéploiement des dépenses publiques qui consisterait à maîtriser ces dépenses plus progressivement en comprenant une large part de ventilation des dépenses de fonctionnement et d’investissement au profit de ces dernières.

Enfin, bien entendu, ces mesures ne peuvent voir le jour qu’au prix d’une immense réforme qui verrait naître un gouvernement économique de l’Union chargé de déterminer les objectifs politiques monétaires. Gouvernement économique devant lequel le directeur de la BCE serait responsable et qui veillerait à la coordination optimale des politiques économiques.

La récente interview de Jean-Claude Trichet publiée dans Le Monde ne doit cependant pas nous tromper. Le fédéralisme budgétaire évoqué n’y est ni fédéral ni budgétaire, mais plutôt comptable et multilatéral. En effet, les mécanismes évoqués ne plaident pas pour un accroissement du budget européen, mais pour un mécanisme de surveillance des États membres dit « de contrôle mutuel » et non pour un budget fédéral. De plus, la politique budgétaire préconisée est une contraction sans nuance de la dépense publique qui délaisse autant les questions d’investissement que celles de l’équilibre entre politiques monétaires et budgétaires.

La solution d’urgence reste bien la monétisation de la dette publique par l’achat de bons du trésor par la BCE et l’émission supplémentaire de monnaie, ainsi qu’une politique de prêt à 0% – à l’instar de ce que la Fed a réalisé aux USA afin d’alléger le fardeau des contribuables américains et de ce que la BCE a réalisé pour les banques.

À défaut, la chute de l’Euro produira certainement un effet inflationniste supérieur à une telle émission monétaire. On doit cependant reconnaître que les faucons de la BCE ne l’ont pas emporté dans cette crise. L’institution a tout de même racheté de la dette publique au risque de l’émission monétaire même temporaire, selon le président de la BCE.

Dès lors, le souci de la politique économique européenne est directement lié à cette naissance d’une société politique européenne clivée que nous ne pouvons qu’appeler de nos vœux et qui permettra au citoyen européen de choisir son destin et d’imposer une volonté politique et des processus de décision plus démocratiques, volonté que pourrait incarner un gouvernement économique européen de gauche.

Frédéric Ménager-Aranyi

Secrétaire général d'EuroCité.