Il s’agit dans un premier temps d’explorer l »inconscient libéral des dispositions actuelles qui se trouvent de plus être également les approches les moins européennes, les plus nationales, des questions financières, laissant les États isolés face aux crises qui les affectent. À travers une première approche théorique qui se veut un bref historique du concept économique de prêteur en dernier ressort (PDR), notre objectif est de sonder les grandes évolutions de cette notion pour montrer à quelle vision théorique se rattache l’actuelle volonté d’éluder cette problématique et le refus d’en assurer une transcription juridique dans le cadre des traités régissant l’Union européenne.
Nous souhaitons également, en parallèle, montrer la réalité d’une mutation du cycle de crises de la sphère financière, mutation quant à la nature de ces phénomènes, mais également quant à leur fréquence, leur survenance, leur impact et aux remèdes possibles et nouvelles gouvernances des architectures financières que ces transformations exigent et qui, au niveau européen, ne nous semblent pas avoir été prises suffisamment en compte à l’issue de la crise grecque.
Enfin, notre analyse se refuse à demeurer dans la sphère de la simple critique négative qui affecterait de juger de la situation depuis Sirius sans s’impliquer dans le débat politique. Nous souhaitons également esquisser les pistes les plus crédibles et les réformes les plus urgentes pour notre environnement économique. Selon nous, si l’aléa moral est un danger qui nuit naturellement à la sécurité du système financier, il nous semble, dans le cadre institutionnel de l’Union, encore plus dangereux de ne pas définir l’identité, le rôle et la compétence d’un prêteur en dernier ressort dont nous voyons difficilement comment il ne pourrait pas se confondre avec la Banque centrale européenne (BCE). Dans un contexte de concurrence des zones économiques, au sein d’une Europe devenue la première place financière au monde, où les marchés dérivés et où l’innovation financière, parfois heureuse mais parfois hasardeuse, représentent désormais un facteur d’exposition sensiblement plus important que dans maints ensembles régionaux à la gouvernance assise et établie, un tel flou ne peut être qu’improductif et nous laisser vulnérables et désarmés.
Enfin, bien que cette idée novatrice n’ait encore été avancée que timidement par quelques personnalités, hauts fonctionnaires, politiques et économistes, et qu’elle demande un mûrissement certain quant à ses modalités et une réflexion approfondie que nous nous proposons d’engager dans les mois qui viennent avec ceux qui le souhaitent, nous prenons le pari de l’engagement en faveur de la création d’un Trésor européen, de l’émission de titres de dette européens et ce afin, à la fois, de mutualiser les dettes des pays les plus en difficulté sans que les peuples n’aient à en assumer à eux seuls le fardeau, et, en outre, de permettre à terme une véritable orientation vers un budget européen accru favorisant l’investissement public, budget qui serait moteur dans les processus d’innovation en Europe et de création d’externalités positives propres aux infrastructures publiques.
Pour nous, cette réforme retranscrirait dans l’espace financier non seulement des modes d’action que nous pensons les plus efficaces en terme technique, mais, de plus, correspondrait de manière satisfaisante à notre vision institutionnelle de l’Europe où le système financier n’échapperait plus à un principe de subsidiarité clarifié et à cette éthique du projet européen qui allie à la fois Solidarité entre les peuples et Progrès social et économique, valeurs pleinement progressistes et pleinement républicaines dont l’Europe doit redevenir le creuset en véritable horizon internationaliste de la gauche.
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Introduction
La crise grecque a été l’occasion de comprendre que les problèmes liés aux statuts de la BCE ne sont pas uniquement d’ordre monétaire et technique mais aussi d’ordre politique et organisationnel.
Ils relèvent d’un équilibre sous-optimal du mécanisme décisionnel et d’une structure institutionnelle financière génératrice de flou, où le rôle du prêteur en dernier ressort (PDR)1, en particulier, a été totalement et volontairement omis.
Cette absence de référence explicite apparaît dès lors comme le symptôme presque emblématique de la persistance de conceptions dogmatiques freinant l’amélioration nécessaire de la gouvernance et de la stabilité de l’Euro-système.
Il convient donc d’analyser à travers la situation présente la réalité des enjeux théoriques, devenus cruciaux, tant les modèles appliqués recouvrent en réalité des fractures idéologiques et politiques majeures. Dans le paysage économique contemporain, ces choix apparaissent souvent comme effacés par une nécessité qui s’imposerait à tous, alors même que des marges de manœuvre et des capacités d’innovation et de proposition existent. Notre but est de montrer qu’il existe sur ces questions une possibilité de faire naître un clivage entre progressistes et libéraux, entre ceux qui laissent aux États le soin de socialiser les pertes et ceux qui pensent que c’est à une institution européenne d’assumer un rôle de filet de sécurité d’un système plus que jamais difficilement contrôlable.
En examinant les évolutions théoriques et historiques affectant la notion de PDR, en tentant d’en souligner les grandes évolutions et les tournants épistémologiques, nous tenterons de mieux cerner quelles pourraient être les mesures concrètes et réalisables pour une réforme ambitieuse de l’architecture financière de l’Union et doter celle ci d’une structure et d’un fonctionnement permettant de réduire et de prévenir la survenance et les conséquences des crises récentes.
L’omission de l’article 123 du traité sur le fonctionnement de l’Union européenne (TFUE)
Une certaine conception de la rigueur financière a poussé les rédacteurs du traité de Lisbonne à omettre sciemment toute référence à la fonction de PDR dans l’article 123 TFUE et surtout à ne pas prévoir de mécanisme de prise de décision en amont, laissant ainsi aux données empiriques le soin de dégager une jurisprudence.
Ce vide s’est traduit par un processus non-coopératif entre la Banque centrale européenne (BCE), les institutions de l’exécutif européen et les Etats décisionnaires majeurs. Cette situation a eu pour principale conséquence un manque de réactivité générateur d’une aggravation de l’épisode spéculatif qui s’est finalement mué en crise auto-réalisatrice.
Cette séquence historique et financière a donc permis de mettre l’accent sur la nécessité de clarifier les rouages de la gouvernance monétaire de la zone Euro et de restituer à celle-ci la garantie que constitue un prêteur en dernier ressort clairement identifié, dont les modalités d’action et le champ d’intervention sont l’objet d’une publicité tant à l’égard des marchés que des partenaires institutionnels.
L’ « existentialisme » monétaire a désormais vécu
L’ «existentialisme » monétaire qui présidait aux destinées du traité de Lisbonne semble désormais avoir vécu à l’issue de la crise grecque qui a amené les partenaires institutionnels européens à adopter des solutions de stabilisation de la dette hellénique.
Mais on ne peut se satisfaire d’une démarche purement empirique de résolution des crises, dont rien d’ailleurs ne dit qu’elle permette de faire face à l’avenir à la multiplication et à la diversification des séquences historiques d’illiquidité et d’insolvabilité, défi majeur lancé aux institutions jouant le rôle de PDR à travers le monde.
En outre, la pratique récente a montré que le rôle du PDR, théoriquement circonscrit originellement à l’intervention sur le marché monétaire, excédait désormais largement le cadre de celui-ci.
Le rôle de l’innovation financière dans les techniques de garantie du PDR semble aujourd’hui crucial et les pratiques récentes initiées par Ben Bernanke à la tête de la Fed en sont un exemple intéressant. Grâce à un modèle visant à résoudre l’aporie entre une banque centrale conçue à la fois comme outil de stabilité monétaire et comme PDR, il s’agit de privilégier l’échange des créances douteuses contre des actifs sécurisés, de la dette publique en particulier (OAT, Bons du Trésor) à l’adjonction de lignes de crédit visant à renflouer les dépôts.
Vers un mode d’intervention plus intégré
De plus, la reconnaissance d’un prêteur en dernier ressort européen constituerait un pas supplémentaire vers une intégration accrue dans le domaine financier, faisant reposer la sécurité systémique de la zone sur une institution proprement européenne et renforçant en dernier lieu la finalité politique de l’Union économique et monétaire (UEM).
La BCE étant une instance intégrée, il semble en effet éminemment contradictoire de parcelliser la fonction de prêteur en dernier ressort en une multiplicité d’institutions, en faisant reposer les pertes induites sur les États tout en « européanisant » celle de stabilisateur monétaire.
Cette distorsion du niveau de degré de compétence s’ajoute au paradoxe qui veut que l’on renforce le caractère automatique de la gestion de la masse monétaire en se privant d’un des instruments du policy mix, tandis que dans le même temps on maintient le mécanisme de PDR dans une logique décisionnelle inter-étatique. C’est pourtant précisément cette fonction qui requiert d’identifier des procédures prédéfinies de mise en œuvre et d’alerte automatisées au niveau européen.
C’est à une nouvelle gouvernance simplifiée et intégrée du système financier qu’il faut réfléchir désormais.
Les acquis du sauvetage grec : prospectives et perspectives
Il s’agit de mesurer la dimension d’avertissement de l’expérience grecque. On ne peut nier la nécessité pour les Européens d’anticiper ce qui risque de demeurer, pour une certaine période, un mode de régulation cyclique par crise.
On sait qu’en matière bancaire, c’est la structuration des processus et leur cohérence autant que les contrôles afférents en amont qui sécurisent un système et non la préservation d’utopiques marges de manœuvre interventionnistes qui justifieraient la pluralité des modes d’action postérieurement à la survenance du risque.
Ce n’est pas la réaction pragmatique et vertueuse de la BCE, d’ailleurs en dehors de son champ de compétences circonscrit par les traités, qui doit rassurer ; c’est au contraire la nécessité d’excéder l’équilibre institutionnel qui doit inquiéter.
Il ne s’agit donc pas de refuser au Système européen de banques centrale (SEBC), qui constitue la charpente et le socle de l’ensemble financier, ce que l’on recommande et promeut au niveau du système bancaire privé, qui en constitue le mur de soutènement.
À ce titre, les profondes évolutions qui affectent le rôle et les modalités d’action du PDR corrélativement avec le caractère extensif pris par le concept de crise d’illiquidité et la porosité des délimitations théoriques avec celui de crise d’insolvabilité, de même que la multiplication quantitative de ces crises, nous amènent à repenser l’idée du PDR européen déjà développée par Michel Aglietta en 1999, puis étendu, par un nouvel article dans un rapport du CAE, à la mise en œuvre d’un PDR international.
L’idée de Trésor européen comme horizon
En outre, cette réflexion sur le PDR européen doit nous amener à penser la possibilité d’une toute nouvelle instance future qui pourrait à l’avenir jouer ce rôle, voire l’excéder, en devenant le « deep core » financier d’une Union européenne dotée d’une autonomie budgétaire accrue et inaugurant ainsi un véritable Trésor européen.
Cela nécessiterait dès lors une capacité d’endettement générant un financement public meilleur marché, assurant corrélativement une consolidation structurelle des établissements bancaires.
Dans le marché international, devenu à la fois excessivement concurrentiel en terme de compétitivité et excessivement solidaire du fait de l’imbrication des détentions d’actifs, l’Europe ne peut se permettre d’accuser une moindre réactivité ou de bénéficier d’instruments de stabilisation moins performants que ses concurrents.
Les présupposés théoriques de la notion de prêteur en dernier ressort (PDR)
La vision classique du prêteur en dernier ressort a été très solidement ancrée dans la tradition de la pensée économique classique née en Angleterre. Pour autant, l’idée d’une telle institution n’a rien de naturel au regard des présupposés théoriques de l’économie classique.
Neutralité de la monnaie
Les présupposés théoriques de l’économie classique reposent sur l’idée d’une certaine neutralité de la monnaie et sur une auto-régulation du marché monétaire excluant les crises de déséquilibre. Cette vision est liée à la croyance en la régulation harmonieuse des sphères marchandes et fiduciaires.
Elle survient également à une époque où le lien entre monnaie et métal est particulièrement fort, ce qui semble également constituer une garantie de liquidité majeure en raison de l’indexation de la monnaie sur un bien quantifiable. Autant de garanties qui semblent a priori exclure la possibilité d’une crise sur le marché monétaire.
L’apparition du concept de PDR est donc d’autant plus remarquable qu’elle ne représente pas une vision hétérodoxe dans les cadres de la pensée économique classique. Elle est l’une des idées les plus durables de ce qui allait devenir la macro-économie financière.
En outre, un autre fait remarquable provient du caractère à la fois théorique et pratique de cette notion qui est née des travaux de plusieurs penseurs qui se sont succédés et non pas d’un diagnostic d’après-crise. Toutefois, il faut reconnaître qu’un certain usage coutumier s’était dégagé expérimentalement du fait de phases de création monétaire due à des déséquilibres persistants sur le marché, déséquilibres qui résistaient à l’analyse du paradigme classique.
Les postulats classiques du PDR posent un certain nombre de problématiques qui demeurent d’actualité. La problématique met en œuvre des notions voisines de celle, plus moderne, d’aléa moral et, plus généralement, du domaine contemporain de l’économie de l’information.
En effet, si la banque centrale est chargée d’émettre un flux monétaire indexé sur la détention corrélative de métal précieux, le fait de garantir une distorsion du marché en remédiant à une défaillance de l’identité entre monnaie et biens crée une contradiction interne au système puisqu’elle favorise, à travers l’option assurantielle ainsi retenue, des pratiques de crédit dont le banquier central cherche justement à se prémunir. Autrement dit, il s’agit de prévenir le risque sans le favoriser par une impression d’impunité ou de sécurité absolue qui pousserait les acteurs à abandonner leurs comportements prudentiels.
Le problème de l’aléa moral et de l’asymétrie d’information demeure entier et irrésolu. Il fonde pour bonne part la justification de l’absence de référence au PDR au sein du traité de Lisbonne.
Une contradiction fondamentale entre deux fonctions opposées
En premier lieu, Bagehot2 avait identifié ce qui demeure l’aporie fondamentale des banques centrales de nos jours encore : la contradiction entre le rôle de stabilisateur monétaire et le rôle de PDR.
Toutefois à l’époque classique, le postulat de la neutralité de la monnaie implique que la conception aporétique du PDR soit moins cruciale puisque la relation entre la monnaie en circulation, la vitesse de circulation de la monnaie et le prix n’est pas établie par les théoriciens.
Ce point principal avait été formulé très précocement par Thornton3, bien antérieurement, et portait sur la contradiction entre la fonction d’émetteur de monnaie papier et celle de prêteur. Cette contradiction est précurseur de celle, beaucoup plus récente, issue des thèses monétaristes qui, pour leur part, rejettent la théorie de la neutralité de la monnaie en son sens classique.
Le monétarisme4, en privilégiant le contrôle de la progression des agrégats monétaires afin de ne pas créer de tendance inflationniste et d’adaptation haussière de la fonction prix à la dichotomie entre biens et monnaie, fait tourner la question de l’aporie du prêteur en dernier ressort autour de la notion d’inflation et non pas autour de la question de l’aléa moral et de l’asymétrie d’information.
Cette approche superpose le problème du champ de l’économie monétaire proprement dit à celui de l’économie de l’information. On constate que la question de la distorsion entre les deux fonctions a connu un véritable « gap » théorique qui n’a fait que renforcer la dichotomie. On peut désormais parler d’un réel paradoxe du PDR, paradoxe que les modalités d’action modernes visent néanmoins à atténuer.
La désuétude des règles prudentielles de la théorie classique dans le monde contemporain
Les théoriciens classiques ont donc encadré très rigoureusement l’action du PDR, créant quelques règles de bonne conduite qui reprennent les problématiques précédentes.
La préconisation de taux dissuasifs
En premier lieu, pour résoudre l’aléa moral et l’asymétrie d’information, les taux de prêt doivent être dissuasifs.
On se prémunit ainsi des comportements à risque en développant la capacité anticipative des établissements de crédit qui, développant une aversion pour le risque, vont procéder à un mode de sélection garantissant leur solvabilité et leur liquidité, au risque du développement de phénomènes d’anti-sélection et de resserrement qualitatif excessif du crédit.
Cette option se fonde sur l’idée d’une rationalité des acteurs bancaires dans le temps. Le mécanisme est donc présenté comme dissuasif tout en garantissant la pérennité des banques concernées. Il fonctionne également comme un dispositif sanctionnant les politiques bancaires de crédit imprudentes. Si cette hypothèse était vérifiée, elle constituerait un élément de développement à la baisse d’une rigidité excessive des taux d’intérêt en raison de la limitation tendancielle de l’offre quantitative de monnaie qu’elle induit.
Elle pose en outre un problème de régulation efficace en terme systémique. Un mécanisme de sanctions tel que celui-ci ne peut permettre un assainissement suffisamment rapide et consolidé des bilans bancaires puisqu’il renforce la structure d’endettement et aggrave le passif tout en constituant d’ailleurs pour la banque centrale un risque supplémentaire de défaut de crédit dont la résolution passerait par la création monétaire.
In fine, ce type de mécanisme s’est révélé peu à peu atteint de désuétude et il est aujourd’hui très largement et très justement abandonné, car représentant un équilibre sous optimal, une efficience insuffisante qui révèle une incapacité à juguler le risque systémique et ses manifestations nouvelles.
Un champ d’intervention restreint à l’illiquidité
La doctrine classique préconise en outre une séparation rigide entre les termes d’insolvabilité et d’illiquidité, autant qu’une compréhension restrictive de ce dernier concept considéré avant tout comme un défaut de trésorerie plus que comme une dégradation du bilan causé par la dévalorisation des actifs mobiliers et la nécessité d’immobiliser ces actifs afin de ne pas dénouer des positions déficitaires.
Les économistes classiques cités préconisent donc une action restreinte à des cas devenus, si ce n’est rares, du moins relativement périphériques dans la problématique contemporaine.
Par exemple, les Classiques préconisent une stricte abstention quant aux crises de solvabilité bancaire, suivant en cela une vision libérale selon laquelle le coût social de la survie d’établissements en défaut serait à long terme supérieur au coût immédiat du fait des imperfections de marché qu’elle engendrerait.
Une transparence de l’action du PDR
Pour remédier au risque d’aléa moral, les concepteurs classiques de la notion de PDR ont, de surcroît, théorisé les éléments d’information que le banquier central doit rendre public auprès des marchés et des établissements de dépôt.
Une certaine transparence est requise, pour définir le niveau de taux des prêts, les conditions d’intervention et de déclenchement de la procédure, affiner le critère de séparation entre solvabilité et illiquidité et se cantonner strictement à cette dernière. Enfin, la procédure décisionnelle doit être strictement prédéterminée afin d’une part, de définir une économie restrictive de l’usage du processus et d’autre part d’assurer une réactivité balistique de la prise de décision lorsque les conditions d’intervention sont remplies.
Cette démarche anticipative a été critiquée sur deux fondements. D’une part, les risques de rigidité quant aux modes d’intervention, rigidité à laquelle on devrait préférer la souplesse du pragmatisme et la pratique empiriquement validée des banquiers centraux. En outre, le fait de définir un cadre préexistant se révélerait a fortiori contraignant et comporterait des risques d’inertie décisionnelle concernant les situations hors-cadre, dont les cas d’insolvabilité.
D’autre part, l’absence d’ambiguïté quant à l’assurance du risque de défaut créerait une tendance à favoriser des pratiques de crédit expansives, accroissant le risque systémique par l’amoindrissement de la sélection qualitative de l’offre de crédit. Cette logique fonctionnerait comme un mécanisme entraînant une tendance inflationniste par hausse quantitative de monnaie en circulation.
La nécessité d’un PDR européen garant de solvabilité
On peut ainsi commencer lentement à dessiner le profil de l’institution et de ses modes d’action les plus à mêmes de garantir à l’Union européenne une consolidation de sa structure financière.
Il est évident que les profondes évolutions ayant affecté les marchés financiers et monétaires n’ont pu laisser la conception théorique du PDR et la pratique des banques centrales inchangées.
En premier lieu, une des évolutions théoriques, qui ne sont jamais d’ailleurs que le constat des changements de pratiques des banquiers centraux, concerne l’extension du concept d’illiquidité à des cas jusqu’à présent peu pris en compte.
La complexification des crises financières : l’effacement de la frontière entre insolvabilité et illiquidité
Il ne s’agit plus désormais seulement de garantir des défauts de trésorerie, même durables ; il s’agit d’étendre la notion d’illiquidité à des cas de dépréciation d’actifs rendant l’immobilisation de ceux-ci inévitable en raison du risque de moins-values en cas de cession.
Le poids de tels actifs dépréciés dans les bilans bancaires montre que l’action du PDR se situe d’un point de vue de l’économie interne de l’entreprise sur plusieurs niveaux comptables puisqu’elle vise désormais à éviter un niveau critique de dépréciation de la valeur des actifs.
Sous un angle macro-économique, on passe donc d’un rôle strictement monétaire et axé sur les interventions auprès des établissements bancaires à un rôle d’intervention sur les marchés financiers et de rachat ou de titrisation des junk bonds via l’utilisation d’autres instruments financiers plus sécurisés.
On constate ainsi que l’extension de la notion d’illiquidité va de pair avec un approfondissement de la notion de risque systémique, les agents percevant la dépréciation des bilans bancaires comme un risque de défaut de couverture susceptible d’entraîner par effet boule de neige des phénomènes de retrait de dépôt générateurs à terme de réels défauts de trésorerie.
Ainsi, la dépréciation des actifs est considérée en elle-même, mais aussi comme susceptible de générer un risque d’illiquidité monétaire stricto sensu tel que l’entend la théorie classique. On assiste, en outre, à un effacement progressif de la frontière entre insolvabilité et illiquidité due à la conception extensive de l’illiquidité.
Dès lors, les principes issus de l’économie classique ne sont dans les faits plus respectés, puisque les crises d’insolvabilité ont fait l’objet d’interventions régulières des banques centrales. La notion de crise systémique fondée sur la préservation de la garantie des dépôts bancaires prévaut désormais sur celle d’illiquidité du marché monétaire. En outre, cette extension des cas d’intervention a mené à une redéfinition des moyens par lesquels le PDR assure désormais son rôle.
Le PDR européen devra donc avoir pour fonction clairement définie de prendre en compte ces cas d’illiquidité.
On assiste, tout d’abord, à une multiplication des canaux de transmission des crises. Ainsi par exemple, on peut tenter de dresser une typologie succincte des modes principaux de propagation des crises de liquidité et constater leur caractère désormais extrêmement diversifié. On peut regrouper ces canaux sous différents sous groupes en préservant une summa divisio entre illiquidité monétaire et dépréciation des actifs.
Identifier les canaux de transmission des crises contemporaines : les canaux monétaires
Les manifestations proprement monétaires des crises peuvent donc être résumées à trois grands types de canaux de transmission.
Le premier est, bien sûr, le cas le plus traditionnel d’un retrait massif des dépôts. C’est l’illiquidité par excellence. Il se présente selon le modèle keynèsien de la prophétie auto-réalisatrice, les agents faisant survenir par leur anticipation la crise que précisément ils redoutent. Le phénomène de retrait massif des dépôts répond donc à la figure canonique de la panique bancaire et ne peut être jugulé efficacement en amont que par une garantie assurantielle systémique majeure provenant d’un PDR, en l’espèce, via des dispositions réglementaires prévoyant un seuil maximal de garantie par personne et par établissement.
Un autre cas relativement similaire – une subdivision du premier plus qu’un cas particulier – se résume au même phénomène résultant d’une panique institutionnelle provoquant le retrait des dépôts interbancaires. Cette fois, c’est l’anticipation auto-réalisatrice d’un défaut de réserves bancaires par les établissements eux mêmes qui génère la crise d’illiquidité. La difficulté de prévoir une protection assurantielle au regard des montants concernés est difficilement surmontable. Le deuxième cas relève d’une variation sur le thème précédent : soit le problème des relations interbancaires et des prêts qui s’effectuent naturellement entre elles pour couvrir des défauts de liquidité courants dans un marché monétaire normal. Si les banques anticipent des défauts de solvabilité et refusent de couvrir mutuellement le risque, alors il y a survenance de crise, puis mutation de la crise d’illiquidité vers celle d’insolvabilité systémique. Ce mécanisme est proche d’un resserrement du crédit sur le marché des particuliers générant des défaillances d’entreprises.
Le troisième cas relève d’une surveillance mutuelle sur les marchés monétaires. C’est le risque de phénomène mimétique. Les agents intervenant sur le marché monétaire amplifient de manière excessive les variations d’offre et de demande de liquidité ; la dépréciation monétaire peut amener une aversion pour la monnaie qui entraîne un phénomène de substitution des actifs mobiliers et immobiliers à la liquidité. Il s’agit d’un cas où la crise d’illiquidité se produit sur l’ensemble du marché monétaire.
La dépréciation des actifs comme nouveau canal de propagation de crise
On assiste à une multiplication des cas-limites d’illiquidité fondés sur la variation de la valeur des actifs détenus par les établissements de crédit.
Plusieurs cas de figure peuvent alors se poser. En premier lieu, il peut y avoir déséquilibre sur le marché, générant une insuffisance globale du marché monétaire à convertir les actifs. La préférence pour la liquidité est trop forte ou bien l’offre d’actifs mobiliers trop importante pour permettre l’absorption des titres qui se déprécient, entraînant la survenance de crises d’illiquidité, plus graves encore si de la masse monétaire n’est pas injectée.
Ce mécanisme est illustré par cet autre processus par lequel l’inefficience de la liquidation des actifs dévalorise brutalement la valeur de la société et conduit à valider des pertes nettes pour se procurer de la liquidité. Ces mêmes phénomènes de valeurs d’actif peuvent conduire également à de l’anti-sélection, le défaut d’information sur la valeur des actifs, leur trop grande volatilité pouvant être lus comme une asymétrie d’information globale.
Le problème de l’évaluation comptable de ces actifs au prix du marché ou au prix d’acquisition a joué un rôle non négligeable dans la propagation de la crise systémique, la difficulté de lecture de la réalité des bilans bancaires entraînant un défaut de confiance dans la couverture mutuelle du risque. L’adoption de nouvelles normes comptables concernant les dotations pour provisions a été capitale dans ce processus de brouillage. Cette lecture des bilans se traduit, par ailleurs, par une excessive interaction de la dégradation d’un bilan sur d’autres établissements en raison de l’interpénétration des détentions d’actifs mobiliers, qu’ils soient ou non immobilisés.
Enfin, on signalera aussi le problème de l’aléa moral dans le suivi des prêts et dans la sélection des emprunteurs qui sont également affectés par le niveau de valorisation des actifs, autant que les phénomènes d’anti-sélection entre les prêteurs sur le marché secondaire.
Mais il s’agit là de comportements identiques à ceux qui affectent le crédit lors des crises d’illiquidité classiques.
Déterminer des modes d’action modernisés et efficients
L’action des banques centrales a dû être, pour sa part, profondément remaniée pour s’adapter au mieux à ces nouvelles et multiples formes de crise.
Les modes d’intervention ont fait l’objet d’appréciation quant à leur efficience pour la banque centrale proprement dite en terme de coût d’opportunité, mais aussi pour l’ensemble des agents économiques dans sa fonction de régulation du marché monétaire et de ré-assureur du système financier.
La banque centrale a trois modes d’intervention privilégiés dont l’efficience et le risque d’exposition diverge.
Le mode le plus efficient pour la banque centrale combine à la fois une forte réactivité et une action ciblée envers les établissements susceptibles de générer un risque systémique. On injecte stratégiquement pour une catégorie d’établissements recensés des liquidités classées en prêt d’urgence, sans pour autant racheter les créances douteuses qui demeurent inscrites au bilan de la banque jusqu’à normalisation des prix qui déclenchent le processus de remboursement du prêt. Ce type d’action doit s’effectuer très en amont et repose sur un mécanisme de surveillance performant. Pour autant le maintien des actifs dépréciés n’en fait pas le mode d’action le plus susceptible de restreindre la propagation du risque systémique, à défaut d’être, en effet, le mode le moins sensible au risque d’exposition pour le banquier central.
La banque centrale peut également procéder, comme elle le fait fréquemment, à des opérations d’open marketqui constituent un mode d’opération des plus courants dans le refinancement des banques et se traduit par l’octroi de prêts supplémentaires à la double condition d’être un établissement agréé et de présenter des sûretés juridiques de type nantissement ou hypothèques. Ce mode d’action présente néanmoins deux inconvénients majeurs. Il est limité aux établissements bancaires, alors que le PDR européen devra avoir une très large marge d’intervention, y compris envers les Etats. De plus, les opérations d’open market peuvent favoriser un effet d’aubaine pour la spéculation, attendu que la seule éligibilité repose sur la détention de sûretés sur des actifs.
Enfin, et c’est la position pourtant la moins efficiente du point de vue du banquier central, ce dernier devient dans la finance moderne, non plus injecteur pur et simple de liquidités, mais acheteur d’actifs dépréciés dans le double but de soutenir l’offre de monnaie et de retirer des actifs dépréciés des bilans bancaires. En fait, cette méthode est d’un point de vue de l’efficience de marché la plus efficace puisqu’elle remédie aux difficultés tant monétaires qu’obligataires. Du point de vue de la banque centrale, elle est la plus susceptible de risque d’exposition, puisqu’elle conjugue création monétaire à l’encontre de l’objectif de stabilisation et détention prolongée d’actifs dépréciés dont elle supporte le poids financier.
Ce constat nous permet de montrer qu’il y a donc, là encore, une tension dans les modes d’intervention entre, d’une part, la maximisation de l’efficience de la banque centrale et, d’autre part, la maximisation du bien-être général du marché, ce qui revient à effectuer des choix entre efficience sur le marché et risque d’exposition. Il faut donc modéliser le choix d’intervention du banquier central comme résultant d’un équilibre entre ces deux exigences.
Remédier à cette tension et choisir le mode d’action le plus efficient implique la mise en place d’innovations financières qui restent impraticables pour le banquier central européen, à défaut de pouvoir s’adosser à une dette proprement européenne et à des instrument de financement adaptés. Là encore, la structure financière actuelle de l’Union européenne ne permet pas de choisir le canal d’intervention le plus efficient. La lenteur de la prise de décision obère la possibilité d’intervention ciblées : l’impossibilité de « swaper »5 des titres contre des bons européens implique l’injection de liquidités maximisant l’effet inflationniste, alors que la FED a pu adopter un mode d’intervention efficace en ce domaine en s’adossant à la dette publique américaine.
Garantir la solvabilité : un PDR européen assumant sa fonction ré-assurantielle
On a assisté à une impulsion théorique visant à légitimer la pratique de sauvegarde des banques insolvables qui, de fait, s’est révélée courante historiquement.
Certains théoriciens ont émis l’idée selon laquelle il fallait valider le principe du « too big to fail » et définir une limite au-delà de laquelle le PDR assurait la solvabilité effective des banques de manière inconditionnelle, et non plus intervenir uniquement en cas d’illiquidité.
On l’a vu, en réalité, l’extension de la notion d’illiquidité crée un flou dans la séparation entre les deux concepts qui deviennent difficilement discernables ex ante. Ainsi, les dépréciations d’actifs peuvent mener à des crises d’insolvabilité par deux canaux. L’un, quantitatif, lorsqu’elles deviennent trop importantes et risquent de menacer de défaillance les établissements ou institutions concernées. L’autre, plus qualitatif, lorsqu’elles peuvent générer une crise de confiance débouchant sur les mécanismes de retrait de dépôts ou d’anti-sélection tels qu’ils génèrent une insolvabilité.
Ainsi, un économiste aussi connu que que Solow6 préconisait, par exemple et dès 1982, de prendre en compte ces évolutions et de sauver les banques insolvables.
Les critères d’intervention pourraient dépendre selon certains de la taille des établissements ou du volume de dettes assorties d’une sûreté calculé selon un ratio prudentiel, ce qui obligerait les établissements à anticiper le risque.
Il convient en la matière de définir en tout cas une sorte de principe de subsidiarité circonscrivant les actions respectives des Etats et du PDR européen, qui ne peut certes être le seul intervenant, mais dont l’action doit être suffisamment large pour remédier au sentiment légitime dans l’opinion pour laquelle on socialise les pertes et les défaillances bancaires lorsque les Etats interviennent.
Le rôle d’un prêteur en dernier ressort tel que nous le préconisons est également d’en finir avec cette logique et de créer les conditions d’un mécanisme ré-assurantiel dont le coût soit supporté en grande partie par des mécanismes de cotisation et d’alimentation de fonds de réserve mutuels. On reconnaît désormais donc au PDR un rôle de recours au regard du risque systémique, non pas comme le régulateur du marché monétaire, mais bien plutôt comme le ré-assureur d’un système de sécurisation globale dont les acteurs se situent en amont, au regard du développement des process de contrôle interne de Bâle I, II, et bientôt III.
Cette mutation du rôle du PDR demeure néanmoins beaucoup trop inscrite dans des logiques implicites du fait de la nécessiter de minimiser les distorsions résultant de l’asymétrie d’information.
Lever les ambiguïtés sur l’action du PDR européen
C’est là toute l’ambiguïté moderne de la politique des banques centrales qui visent à créer une incertitude afin de maximiser le respect des attitudes prudentielles. Développer explicitement un tel système équivaudrait à prodiguer une sorte de garantie universelle à laquelle les théoriciens qui s’opposent.
Toutefois, il semble que, concernant les institutions financières européennes, la problématique soit plutôt d’arbitrer entre vitesse de réaction du PDR, qui est actuellement ralentie par le flou et la multiplicité des acteurs dans la prise de décision, et publicisation des critères et des méthodes d’intervention.
Il semble donc de plus en plus nécessaire d’affirmer un équilibre qui combinerait une procédure d’alerte et d’intervention inscrite dans les traités et inclurait effectivement le critère d’insolvabilité des banques et des institutions majeures, y compris les États parmi les bénéficiaires éventuels de ce mécanisme prudentiel en dernier ressort et une action ciblée du PDR.
Une graduation des modes d’intervention qui privilégierait l’intervention directe sur les banques-cibles paraît un moyen de remédier à l’aléa moral en développant une procédure très réactive en amont et minimisant le risque d’exposition de la Banque centrale, davantage que les opérations d’open market qui sont susceptibles de déclencher des mécanismes de « passager clandestin » et de faire bénéficier à des agents économiques sains de mesures prudentielles qui ne leur sont pas destinées, créant ainsi des distorsions de concurrence notables.
Le prêteur en dernier ressort n’est plus tant le régulateur du marché monétaire que le ré-assureur du système financier ; et c’est cette réalité factuelle qu’il convient désormais de formaliser juridiquement selon des modalités précises.
Développer une architecture financière européenne : créer un Trésor européen
Il résulte des divers constats que, sous conditions très précises, la BCE doit dans un premier temps être investie de la fonction de PDR au contraire des dispositions retenues à Lisbonne.
Elle est aujourd’hui la seule institution européenne intégrée disposant de la légitimité et de la capacité à assurer ce rôle. De plus, il devient de plus en plus délicat de faire peser, comme dans le cas grec, l’endettement d’un pays, comme d’ailleurs la défaillance d’une banque, sur le marché aux déficits publics des Etats que l’on cherche précisément à juguler.
Investir la BCE de ce rôle, c’est contribuer à l’avenir à une répartition plus équilibrée du financement public entre dette et inflation. C’est confier à l’institution chargée de la régulation de la masse monétaire, à laquelle serait adossée un gouvernement économique européen, l’arbitrage concerté entre plans de sauvegarde, de dette publique européenne, et de financement par la création monétaire à laquelle il faudra inévitablement en partie revenir pour contribuer à l’assainissement de la situation d’endettement public de la zone Euro.
Associer contractuellement le système bancaire privé
Désigner la BCE comme PDR renforce certes l’aléa moral, mais celui-ci peut être réduit en constituant cette dernière comme le point nodal d’une architecture duale comprenant, d’une part, un système prudentiel de banques privées dont la BCE serait le ré-assureur et, d’autre part, un mécanisme similaire appliqué aux États.
Il s’agit désormais de considérer le PDR dans un schéma de ré-assureur universel.
La contractualisation du processus peut être un mode subsidiaire de règlement assez intéressant en cela qu’il permet de demander aux établissements bancaires des contreparties en échange d’une clarification des modes d’intervention et de la garantie ré-assurantielle à fin de réduction de l’aléa moral.
Ces contreparties pourraient être de plusieurs ordres. Elles pourraient constituer d’abord en l’élaboration d’une architecture de contrôle mutuel des établissements selon un cycle vertueux et coopératif qui viserait à introduire ceux-ci comme premier degré du système de protection prudentiel. Ce mécanisme permettrait ainsi d’anticiper les séquences d’anti-sélection et de restriction des couvertures interbancaires qui constitue l’un des modes désormais les plus sensibles de propagation des crises systémiques, et d’y substituer un mécanisme d’alerte en amont.
Il serait nécessaire d’y adjoindre une possibilité de sanction afin de se prémunir contre le risque de substitution du rôle de couverture des prêts interbancaires. On ajouterait donc à cela un système de déclenchement des mécanismes de sauvegarde liés au fait de détenir une part raisonnable de sûretés sur les actifs, ratio qui reste à déterminer.
Créer un trésor européen
La création d’un Trésor européen est, selon nous, une nécessité qui tient tout d’abord à l’amélioration de l’action de la BCE afin de lui permettre d’aligner ses modes d’intervention sur les capacités de la Fed qui a évolué vers des modes de renflouement des actifs bancaires hors-bilan.
En quoi exactement a constitué l’action de la Fed ? Il s’agissait pour Ben Bernanke de substituer aux créances douteuses et aux actifs dépréciés des bons du trésor américain. Cette solution s’est révélée plutôt satisfaisante puisqu’elle permet à la fois d’assurer un financement à moindre coût de la dette. Elle permet également, plutôt que de renflouer un passif dû au retrait des dépôts, de consolider un actif, et se situe donc en amont dans le processus de sauvegarde systémique. Cette pratique est évidemment moins inflationniste que la création monétaire qui résulterait d’adjonctions de lignes de crédit au passif du bilan des entreprises bancaires.
Cette méthode avait part lorsque les crises de liquidité étaient dues à des paniques provoquant le retrait massif des dépôts. La mise en place de mesures prudentielles a renforcé la consolidation systémique et conduit à une anticipation de l’intervention des banques centrales dans le schéma de propagation de la crise. Cette anticipation a également changé la nature des modes d’intervention. Toutefois ceux-ci s’adossent à la possibilité d’endettement que représentent l’émission de bons du trésor pour un État en particulier.
Cette possibilité de créer de la dette souffre aujourd’hui du halo de négativité dont la notion de dette publique est unanimement entourée. C’est là profondément méconnaître la nature ambivalente de la dette qui est une source de financement majeure des investissements publics et donc de la croissance selon le modèle de croissance endogène de Barro.7
De plus, la dette publique permet de constituer le fonds de roulement des trésoreries des entreprises permettant ainsi à celle-ci de liquider leurs actifs plus facilement, tout en minimisant le risque. Ce schéma gagnant de la dette publique se trouble naturellement lorsque celle-ci devient trop importante au regard du budget et lorsque le ration dette publique/PIB s’accroît, créant un effet boule de neige de renchérissement de la dette et donnant lieu à un taux de remboursement paralysant l’investissement public. À haute dose, on ne peut nier que le remède ne devienne poison.
De Keynes à Schumpeter : mutualiser la dette pour favoriser l’investissement public
Il est très certainement nécessaire pour la Gauche, dans ce contexte, de remettre en cause un certain nombre de présupposés keynésiens qui ne sont guère tenables que dans une économie qui est polarisée entre des choix de financement par la dette et par la création monétaire, et les rapprocher d’un certain nombre de thèses schumpeteriennes privilégiant une lecture macro-économique axée sur l’investissement et l’innovation et liant la possibilité d’endettement public de l’Union européenne au financement des dépenses inscrites dans le budget de d’investissement de l’Union.
On peut certes regretter que la stabilité financière et le contrôle strict des agrégats monétaires soient devenus l’alpha et l’oméga du SEBC. On peut ne pas partager cette philosophie et considérer que, dans le contexte d’endettement actuel, un rééquilibrage des modes de financement entre création monétaire et dette aurait été souhaitable par un assouplissement de la politique monétaire auquel il ne faut pas renoncer.
On peut tout autant constater avec rigueur que la réalité diplomatique ne laisse guère de choix autre que de tenter de trouver des solutions internes au mode de financement par la dette et d’innover en ce domaine.
À ce titre, il faut nécessairement repenser un mode de contrôle de la dette fondée sur l’investissement public et sur des modalités de contrôle budgétaire inspirées du système en vigueur en Suède, où il existe une distinction entre dépenses d’investissement et de fonctionnement, la première section pouvant être présentée en déficit, au contraire de la seconde devant être présentée en équilibre réel.
Cependant, s’il est une leçon à retenir de la crise grecque, c’est que les États ont assuré une part décisive du sauvetage qui n’a pu être envisagé de manière satisfaisante par les institutions européennes elles mêmes.
Il convient donc de réfléchir aux modalités d’action d’un PDR européen dont la BCE serait le noyau dur et qui pourrait également assumer ce rôle pour assurer la sécurité financière des États, tant il est vrai que la détention de dette par les acteurs financiers aplanit la distinction entre des risques systémiques ayant pour origine des défaillances d’établissement bancaires ou des faillites étatiques.
L’Union européenne doit absolument faire jouer des mécanismes de solidarité et trouver des solutions permettant une mutualisation de la dette actuelle et un lissage de celle-ci selon des modalités proche du modèle américain. La création de bons du trésor européen constitueraient donc dans ce domaine un moyen de consolidation des bilans bancaires lors de crises de solvabilité, autant qu’un mode financement intéressant de la dette publique mutualisée. Elle permettrait de transformer des ratios de dette publique devenus trop importants. Elle doit néanmoins s’accompagner d’un policy mix vertueux au niveau européen, la BCE jouant ici un rôle d’acheteur de titres afin de favoriser la circulation monétaire remédiant ainsi à la pression sur la dette par un assouplissement des taux d’intérêt.
Des objectifs progressistes
Encore une fois, soulignons que les propositions faites ici sont, derrière leur aspect technique, résolument progressistes. Elles sont empreintes d’une perspective politique qui vise deux objectifs :
1) d’une part, renforcer l’intégration européenne dans le respect du principe de subsidiarité et,
2) d’autre part, de reconnaître quand cela est nécessaire que la sauvegarde du système économique européen doit être le fait des institutions européennes et non des États qui, justement, doivent concevoir l’Europe non comme un super-État centralisateur et prescripteur mais comme un ultime filet protecteur.
De tels choix renforcent une Europe solidaire et vertueuse que nous appelons de nos vœux, tant dans l’esprit de ses institutions que dans sa pratique politique.
Il s’agit par cette même voie de poser une alternative raisonnable au financement par les États des défaillances en tout genre qui consiste à socialiser les pertes dans le cas des établissements bancaires et à mutualiser l’endettement dans les comportements étatiques de passager clandestin.
Cette alternative passe, on le constate, par une redistribution globale du poids et de la structure de la dette publique des États européens en la restructurant à un niveau supra-étatique, ce que pourrait permettre un Trésor européen.
Cette mesure s’accompagne de la nécessité pour la BCE de maintenir une politique d’assouplissement monétaire sans laquelle des États pourraient être tentés par des sorties de l’Euro pour résoudre leurs crises d’endettement, et ce, afin de maintenir à un degré raisonnable pour les peuples les efforts de réduction budgétaire dont il faut rappeler qu’ils ne doivent pas obérer le niveau d’investissement public, fondamental dans la détermination qualitative de la croissance.
Dessiner à travers la mise en place assumée d’un prêteur en dernier ressort européen une architecture financière plus stable, moins sujette aux crises dont les exemples portugais et irlandais nous montrent la triste prolifération, un système plus solidaire au sein de grands axes économiques qui privilégient l’économie de la production à la financiarisation, un système plus européen dans ses structures et surtout soucieux de garantir un intérêt général qui transcenderait les particularismes économiques nationaux pour convenir d’un consensus vers l’optimum social et économique européen, tel doit être le combat politique des forces progressistes européennes.
* Les propos de cet article n’engagent son auteur qu’à titre personnel.
Notes
1 – L’expression de prêteur en dernier ressort est utilisée dans le cadre du refinancement des banques, mais peut être étendu à celui de toute institution, dont les États. Lorsque celles-ci ne sont pas parvenues à se refinancer, soit auprès du marché monétaire, soit auprès d’autres banques, elles possèdent la possibilité de se refinancer auprès de la banque centrale qualifiée alors de prêteur en dernier ressort.
2 – Walter Bagehot (3 février 1826 – 24 mars 1877) était un journaliste britannique du XIXe siècle qui écrivit beaucoup sur les questions politiques et économiques.
3 – Henry Thornton (10 mars 1760 – 16 janvier 1815) est un homme politique, philanthrope, banquier, économiste et abolitionniste anglais.
4 – Le monétarisme est un courant de pensée économique pour lequel l’action de l’État en matière monétaire est inutile, voire nuisible. Le chef de file de ce courant, Milton Friedman, a cherché à réhabiliter la théorie quantitative de la monnaie contre le paradigme keynésien.
5 – Le swap est un échange de créance de devises différentes, à des termes différents, à un taux d’intérêt fixe ou variable, dans des pays différents pour diversifier et donc optimiser les portefeuilles de créances des banques et des entreprises. Plus généralement, il désigne des échanges de titres sur les marchés.
6 – Robert Merton Solow (né le 23 août 1924) est un économiste américain, surtout connu pour sa théorie sur la croissance économique : le modèle de Solow. Selon ce modèle, le développement économique s’explique par trois paramètres : les deux premiers sont l’accroissement des deux principaux facteurs de production – à savoir le capital (au sens d’investissement) et le travail (quantité de main d’œuvre) – et le troisième le progrès technologique. Robert Merton Solow a remporté le prix Nobel d’économie 1987 et intervient régulièrement auprès de la fondation Saint-Gobain.
7 – Robert Joseph Barro (né le 28 septembre 1944 à New York) est un macroéconomiste américain de réputation mondiale, professeur à l’Université de Harvard et Fellow à la Hoover Institution à l’Université de Stanford. Membre fondateur de la nouvelle macroéconomie classique, il a travaillé sur les déterminants de la croissance économique. Dans le cas des infrastructures publiques, Robert Barro conclut qu’elles facilitent la circulation des biens, des personnes et de l’information, et que leur financement par l’impôt est alors bénéfique. Robert Barro demeure un libéral convaincu.
(Illustration photo : D-Stanley / Flickr.com / Licence Creative Commons)