La social-démocratie et ses alliés en Europe. Pour un arc démocrate

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Des partis sociaux-démocrates aux Verts ou aux mouvements citoyens, la gauche européenne est actuellement fragmentée, plurielle… et majoritairement reléguée dans l’opposition. Dans ce contexte, la social-démocratie, si elle veut revenir au pouvoir, ne peut faire l’économie d’une réflexion profonde sur ses alliances électorales et politiques. La situation actuelle impose donc de poser la question dans des termes nouveaux.

En France, au sein du Parti socialiste (PS), il a longtemps été difficile de dépasser la prégnance idéologique de la question des alliances tant elle a constitué une question identitaire et clivante. À chaque élection (ou chaque congrès), le PS semble poser publiquement, sans y répondre franchement et intelligemment, la question des alliances : une alliance avec le centre est-elle imaginable, et à quelles conditions ? L’alliance avec le Parti Communiste (PC) ou la gauche de la gauche fait-elle encore sens ? Comment justifier ou répliquer, au niveau national, des alliances locales différentes ? Au lendemain de la gestation difficile d’un accord avec Europe Écologie Les Verts (EELV) aux conséquences non négligeables et après des doutes sur la stratégie à adopter face au centre, la question des alliances se pose avec acuité.

En outre, dans le contexte de la série d’échéances électorales à venir dans plusieurs grands pays européens (France en 2012, Allemagne et Italie en 2013, Royaume-Uni probablement en 2013, 2014 ou 2015), cette question prend une résonance particulière : selon leur composition, les gouvernements de gauche, s’ils sont élus, pourront-ils faire converger leurs choix politiques ? S’appuyant sur ces gouvernements, est-il possible d’imaginer une alliance politique et durable au niveau européen ?

Si les particularités nationales entre les systèmes électoraux et les traditions historiques imposent la prise en compte d’une analyse « nationale », force est de constater que deux tendances sont à l’œuvre au niveau européen : (i) l’effritement de la social-démocratie au profit de mouvements alternatifs, citoyens et temporaires, et (ii) l’émergence d’une nouvelle droite et d’une extrême droite populiste.

Sur la base de ce constat, nous verrons en quoi la question des alliances, du niveau local au niveau européen, est fondamentale pour la social-démocratie et, après une revue des principales options politiques, nous esquisserons des pistes de réflexion pour un débat refondé.

La social-démocratie, entre errances et alliances

Tant au niveau local, national qu’européen, l’alliance politique revêt une importance fondamentale pour les électeurs. Organisée et connue avant le scrutin, une alliance électorale peut permettre de rassurer les électeurs sur la stabilité (et le périmètre) d’une majorité politique. Elle peut aussi, paradoxalement, constituer un repoussoir ou un « boulet » pour la crédibilité du candidat social-démocrate. En France, le PS a été longtemps confronté aux peurs que pouvaient susciter son alliance avec le PC. Aujourd’hui, il est poussé à justifier son pacte électoral et politique avec Europe Écologie Les Verts sur des sujets délicats (l’avenir du nucléaire et de la filière MOX, des projets industriels en matière de transports ou d’énergie ou le siège unique au Conseil de sécurité des Nations Unies). De même en Suède lors des dernières élections. Comme l’a rappelé David Miliband, ancien ministre britannique des Affaires étrangères, dans un récent discours, la social-démocratie suédoise a perdu une grande partie de son électorat urbain (de jeunes parents cadres) mais aussi de salariés syndiqués, parce que les sociaux-démocrates suédois ont affiché leur ambition de gouverner avec le Parti de Gauche (d’inspiration post-communiste). À l’inverse, la social-démocratie danoise a emporté les dernières élections en menant campagne sur la base d’une promesse d’une coalition solide et large, des libéraux-sociaux à la gauche de la gauche.

L’alliance politique ne permet pas seulement de renforcer la crédibilité du futur gouvernement. Elle permet, entre autres, d’élargir l’électorat. En Allemagne, en France, en Belgique ou en Autriche, les alliances (au sein des exécutifs locaux et après les élections) entre partis sociaux-démocrates et partis Verts permettent de diversifier la base électorale de la coalition : les partis Verts s’appuyant généralement sur un électorat urbain, riche et diplômé, il convient pour les partis sociaux-démocrates de prendre acte de ce « transfert de vote » et de s’assurer de leurs soutiens pour gouverner.

Au niveau européen, la question des coalitions prend de plus en plus d’importance pour la social-démocratie.

D’une part, en termes d’échanges d’idées et de vision. Les mouvements socialistes se sont longtemps inspiré les uns des autres, tant sur les aspects programmatiques que stratégiques. Ainsi l’expérience de l’Olivier, alliance de chrétiens-sociaux, d’écologistes et de sociaux-démocrates (gouvernements D’Alema et Prodi en Italie), a-t-elle été reproduite en Belgique à différents niveaux. De même, en France, le fait que le PS privilégie les négociations avec les Verts au détriment du Front de gauche est à rapprocher de la coalition « Rouge-Verte » allemande (au gouvernement fédéral entre 1998 et 2005) et de la distance accrue entre le SPD et Die Linke.

D’autre part, en termes de prise de décision. Comme l’ont récemment montré les négociations au sein du Conseil européen ou du Parlement européen, une coalition stable permet d’assurer une position ferme et d’engager un pays ou une institution sur la voie d’un accord. À l’inverse, un gouvernement national dont la majorité parlementaire est peu stable peut retarder la prise de décision, comme la Slovaquie ou l’Allemagne l’ont récemment démontré. Le fonctionnement du Parlement européen, où les coalitions sont changeantes selon les sujets, empêche en pratique la création d’une coalition durable autour de la social-démocratie. En théorie, toutefois, cette possibilité n’est pas à écarter. Il faudrait pour imaginer une coalition politique au Parlement européen pouvoir convaincre des parlementaires issus de traditions électorales différentes – un eurodéputé travailliste britannique ou socialiste grec pourrait-il assumer une alliance politique avec des eurodéputés verts ou libéraux ? Comment l’expliquer aux électeurs ? – et ainsi passer un véritable « contrat de législature » entre groupes politiques.

Le paysage européen actuel : l’effritement du bloc social-démocrate, la faiblesse des alliés

Depuis les élections européennes de 2009, les nombreuses élections anticipées ou régionales se sont conclues, à quelques exceptions, sur un rejet ou un déclin de la social-démocratie, qu’elle soit dans l’opposition (en France, en Allemagne, en Suède) ou au pouvoir (au Portugal, en Espagne, en Slovénie).1

Si cet article tend à corroborer la pertinence de la lecture européenne, il convient de ne pas ignorer les spécificités nationales ou régionales : dans certains pays, la social-démocratie est historiquement faible ou fait jeu égal avec des formations politiques ailleurs plus marginales (libéraux, chrétiens-démocrates ou souverainistes). C’est le cas en Irlande, en Pologne ou dans les pays baltes.

La force des potentiels alliés est également fortement différente d’un pays à l’autre : les Verts sont une force émergente en Europe de l’Ouest et du Nord mais sont quasi-inexistants en Europe de l’Est et du Sud. Les partis libéraux et démocrates sont depuis longtemps ancrés dans le paysage politique de pays de l’Europe continentale et du Nord tandis qu’ils émergent en Europe de l’Est et peinent à exister au Sud de l’Europe. À Chypre ou en Lettonie, la gauche est quasi-monopolisée par l’organisation héritière du Parti Communiste.

Au sein même des États, des particularités régionales peuvent se faire jour : en Catalogne ou en Écosse, les partis verts et régionalistes ont un poids bien plus important que dans le reste du territoire national ; en Allemagne de l’Est, Die Linke est plus présente qu’à l’Ouest.

Au-delà de ces particularités, force est de constater un affaiblissement général de la social-démocratie en Europe. Les élections européennes de 2009 l’ont montré. Les élections nationales (anticipées) ayant eu lieu depuis lors l’ont confirmé. Le tableau suivant dresse un panorama l’évolution des résultats des partis sociaux-démocrates (membres du PSE) et de leurs potentiels alliés lors des élections nationales de 2011 par rapport aux élections précédentes.

Évolution des partis sociaux-démocrates et de leurs alliés en 20112

Bargas2-2

Trois tendances se dégagent de ce tableau : l’effritement de la social-démocratie, l’émergence de mouvements citoyens au centre-gauche et la stagnation, voire le recul, de partis de gauche de la gauche ou verts. Ces évolutions, et principalement la première, ont également été observées lors des scrutins nationaux de 2010 (en Belgique, en Hongrie, en République tchèque, au Royaume-Uni, en Slovaquie ou en Suède). Il convient maintenant d’analyser en détail ces trois tendances.

Premier constat : l’affaiblissement de la social-démocratie européenne

En 2011, les partis socialistes et sociaux-démocrates ont perdu entre 0,5% (au Danemark) et 20% (en Slovénie) de leur électorat. Si, dans certains pays, ils ont connu une progression significative (+9,3% en Irlande), la tendance est plutôt à un affaiblissement constant de la social-démocratie. Dans le détail, deux évolutions-types peuvent être identifiées.

Les partis sociaux-démocrates déclinent fortement. La chute touche tous les pays et tous les systèmes politiques : en Espagne, en Finlande, en Pologne ou au Portugal. La nature du déclin fait aujourd’hui l’objet d’un débat académique fécond : le déclin de la social-démocratie européenne est-il structurel ? Ou est-il lié de manière plus conjoncturelle à la crise économique et financière et au rejet des gouvernements en place ? (Le présent article se concentrant sur une photographie de l’état des forces des partis sociaux-démocrates et de leurs alliés, nous nous engagerons dans ce débat dans un prochain article.)

Les partis sociaux-démocrates progressent faiblement, déclinent moins fortement que prévu ou se maintiennent, mais peinent à trouver des alliés puissants leur permettant d’accéder ou de se maintenir au pouvoir en position centrale ou durable. De telles configurations, qu’on a pu voir en Estonie en 2011, s’inscrivent dans la continuité de 2010 (en Slovaquie ou au Royaume-Uni). Au Danemark, la victoire de la gauche autour de sociaux-démocrates était bien plus ténue qu’espérée et hypothèque de l’avenir de la solidité de la coalition, comme l’ont montré de nombreux observateurs (cf. l’analyse de Kristian Madsen pour Policy Network). Dans ces deux cas, la social-démocratie est en position de faiblesse.

Deuxième constat : l’émergence de mouvements citoyens reprenant à la gauche des thèmes traditionnels

Emergent en Europe des mouvements citoyens qui reprennent à la gauche plusieurs de ses thèmes traditionneles (séparation entre l’Eglise et l’Etat, décentralisation, lutte contre la corruption), ou, au contraire, la marginalisent en revendiquant de nouveaux combats (partis pirates, mouvements de citoyens, d’indignés ou regroupements autour de personnalités comme M. Jankovic en Slovénie ou M. Palikot en Pologne). Ces mouvements, d’inspiration libérale et anti-système mais à l’idéologie mouvante, ont essaimé en Europe (comme récemment en Grèce autour de Mme Bakoyannis ou, de manière plus subtile et plus ancienne, le mouvement Italie des Valeurs autour d’Antonio Di Pietro en Italie). Ils ont incontestablement capté une partie non-négligeable de l’électorat traditionnellement social-démocrate, surpassant même parfois les partis socialistes, comme l’ont montré les récentes élections polonaises ou slovènes. Pour la social-démocratie, il est malaisé de faire de ces mouvements des alliés, tant un accord politique est difficilement envisageable et tant leur apparition est soudaine et leur caractère personnel incite à la prudence. Quand bien même la durée de vie politique de ces mouvements serait supérieure à une législature, leur capacité à se projeter sur le long terme et à s’organiser comme de véritables partis de gouvernement, au-delà de la personne ou de la vision du leader, est faible.

Troisième constat : les partis verts et les partis de la gauche de la gauche ne bénéficient pas, ou que marginalement, du déclin de la social-démocratie

Ce constat, si paradoxal qu’il puisse paraître, est à relativiser. Il convient à ce stade d’opérer une distinction : les résultats électoraux montrent que les Verts sont en progression mais de manière non-systématique et inégale, tandis que la gauche de la gauche ne connaît pas un essor semblable. En effet, si les Verts n’ont pas percé de manière significative et ont même disparu de certains parlements nationaux (en Estonie et en Irlande), il n’en demeure pas moins qu’une analyse ne prenant qu’en compte les élections nationales de 2011 ne capterait qu’une partie de la récente évolution du mouvement vert. Celle-ci semble en effet plus contrastée : aux élections régionales de 2010 en Allemagne et en France, les Verts ont incontestablement progressé. En dépit d’un déclin, ils sont restés au gouvernement en Finlande et y ont accédé au Danemark. Mais ils n’ont pu percer ni en Espagne, ni au Portugal ni en Pologne. De manière générale, les partis verts ont perdu des voix en 2011.

Les partis de la gauche de la gauche ont également connu une évolution contrastée en Europe. Quand ils ne décroissent pas, leur progrès, en nombre de voix, reste très faible. De plus, rares sont ceux qui veulent entrer dans une logique de compromis et de négociation politique (en Espagne, en Irlande ou au Portugal, les logiques restent protestataires).

Deux conclusions peuvent être tirées : (i) il est possible d’envisager que les électorats verts et social-démocrate soient complémentaires et non totalement concurrents, (ii) les partis de la gauche de la gauche ou verts ne peuvent représenter, à eux seuls, des alliés assez forts pour la social-démocratie.

Concilier fondamentaux et modernité : vers un arc démocrate

Dans ce sombre tableau, quelques leçons d’ensemble et projections peuvent être dégagées. La social-démocratie n’est plus majoritaire en voix dans de nombreux pays européens. Même dans les pays à scrutins majoritaires (France, Royaume-Uni) ou mixte (Allemagne), le bloc social-démocrate s’effrite. Passer des alliances avec des mouvements qui captent (en partie seulement) son électorat est donc une question de réalisme, voire de survie.

Les succès du mouvement Palikot en Pologne ou de certains mouvements d’extrême gauche montrent que la gauche perd quand elle s’éloigne de ses fondamentaux (laïcité, lutte contre la corruption, abandon d’un électorat populaire). Pour autant, la faiblesse des gains engrangés par les mouvements d’extrême gauche montrent que ces fondamentaux ne sont pas nécessairement ceux d’une gauche traditionnelle ou ouvriériste. Dans ce sens, il appartient à la gauche européenne de ne pas abandonner l’ambition réformatrice et réaliste qui a fait son succès des années 1990 et 2000, tout en retrouvant le sens d’une politique qui vise à l’égalité réelle et à l’épanouissement de chacun.

C’est pour allier fondamentaux maintenus et modernité revendiquée que la social-démocratie doit s’engager, du niveau local au niveau européen, dans une réflexion profonde sur ses alliances. Cette réflexion pourrait déboucher, à l’instar des exemples français ou allemands des années 2000, sur des meetings ou des manifestations communes des grands mouvements de l’alternative. Dans ce cadre, la proposition de Massimo D’Alema, ancien premier ministre italien et actuel président de la Fondation européenne d’études progressistes (FEPS), de créer un axe (ou un arc) démocrate au cœur duquel la social-démocratie européenne assumerait un rôle central, sur le modèle de la gauche plurielle française ou de l’Olivier italien, fait sens.

Cet arc démocrate, transposable au niveau européen, aurait pour vocation de fédérer l’ensemble des mouvements voulant gouverner en partenariat avec des partis sociaux-démocrates. Il permettrait ainsi à la social-démocratie de s’enrichir des apports théoriques et organisationnels des mouvements verts et libéraux/centristes tout en conservant son identité. Pour M. D’Alema, « il nous faut considérer la contribution que la social-démocratie européenne peut apporter à cette coalition progressiste et démocrate – pas seulement en termes de parti, mais en des termes sociaux et culturels plus larges et plus profonds. » Pour autant, l’expérience italienne (le Parti Démocrate, PD) a montré que l’institutionnalisation d’un tel arc et sa transformation en parti politique est un échec partiel, tout au moins dans son ambition de rassembler toute la gauche politique et sociale. D’autres mouvements, à la marge du PD, sont apparus, captant une partie de l’électorat déçu et servant de creuset à la société civile engagée, rôle originellement dévolu au PD.

Ainsi, l’une des conditions du succès d’un tel arc serait de ne pas noyer les identités et les atouts des différents mouvements. La souplesse de l’arc démocrate devrait permettre à la gauche élargie de conjuguer cohérence au niveau européen (alliance assumée au Parlement européen entre deux ou trois groupes parlementaires) et stabilité au niveau national. Ainsi serait-il possible au SPÖ autrichien de continuer à s’allier au parti conservateur à Vienne tout en participant à l’arc démocrate (incluant les Verts européens et une partie des libéraux européens), excluant de facto les conservateurs, à Bruxelles.

Mais cet arc, si souple et cohérent qu’il puisse être, ne peut se substituer à une réflexion profonde sur les causes du déclin actuel de la social-démocratie européenne. Ce sera l’objet de notre prochain article.

 

Notes

1 – Cf. Joël Le Deroff, Chronique des élections législatives de l’Union européenne (2011). La poursuite du glissement à droite, EuroCité, 21 décembre 2011.

2 – Données tirées du site www.parties-and-elections.de

3 – Les pays en rouge sont ceux où les partis sociaux-démocrates sont au gouvernement.

4 – Ni le FG ni le FF ne sont ici comptés comme « partis libéraux/de centre gauche ».

5 – Ni le KOK ni le KESK ne sont ici comptés comme « partis libéraux/de centre-gauche ».

Antoine Bargas