Convergences sociales-démocrates anglo-suédoises. Recréer la confiance sociale, renouveler l’économie

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Dans une récente tribune, Håkan Juholt (leader social-démocrate suédois) et Ed Miliband (leader du Labour britannique) proposent de faire de la confiance la base d’une nouvelle économie. Retour sur une contribution au débat social-démocrate européen injustement passée inaperçue.

Le travaillisme britannique s’est longtemps inspiré de la sociale-démocratie nordique, suédoise en particulier. Au sein de la famille socialiste européenne, les échanges entre ces deux formations ont été constants, mutuels et profonds. C’est encore le cas aujourd’hui. Si les évolutions de l’État providence, les équilibres sociaux et économiques, les choix politiques ou stratégiques ont différé dans ces deux États et au sein de ces mouvements, formant des contextes nationaux différents, des convergences d’idées sont possibles. Aujourd’hui, parmi tous les pays nordiques, seule la sociale-démocratie suédoise partage le tempo politique anglais : la sociale-démocratie finlandaise a choisi de rejoindre un vaste gouvernement d’union nationale, les sociaux-démocrates islandais et norvégiens sont actuellement au pouvoir et les sociaux-démocrates danois sont en pleine campagne électorale. Les prochaines élections suédoises auront lieu en 2013, tout comme, très probablement, les élections britanniques.

Au delà du calendrier électoral, travaillistes britanniques et sociaux-démocrates suédois sont confrontés aux mêmes crises : un effritement de leur électorat, une difficile adaptation à la désindustrialisation, et surtout une droite qui a renouvelé son discours et son image (David Cameron et Fredrik Reinfeldt se sont tous deux positionnés comme les « vrais progressistes », voulant préserver l’héritage des politiques des années 1990… tout en réformant en profondeur l’État-providence). Au Royaume-Uni et en Suède, les mouvements conservateurs ont adopté un positionnement plus centriste grâce notamment à une attention particulière aux problèmes sociétaux (environnement, développement), mais aussi grâce à une large alliance politique (coalition « ConDem » à Londres, « Alliance pour la Suède » à Stockholm). De plus, travaillistes comme sociaux-démocrates sont confrontés, dans la limite de leur système électoral respectif, aux nouvelles forces politiques européennes : les écologistes, dont la progression est constante depuis une dizaine d’années, et l’extrême droite, qui a connu un retour de force depuis l’émergence de la crise économique et financière.

Dans ces contextes difficiles, les deux partis ont choisi des leaders aux profils similaires : après les récentes défaites électorales, dues notamment à des chefs vus comme trop proches du mouvement ouvrier (Mona Sahlin et Gordon Brown), Håkan Juholt et Ed Miliband représentent non seulement une nouvelle génération mais un nouveau logiciel. Choisis comme des compromis entre les différents courants de leur partis, ils se doivent à leur tour d’incarner un nouveau type d’opposition, plus pragmatique et plus propositionnel. Toutefois, le cœur de leur plate-forme programmatique reste encore à définir. Dans les deux cas, il s’agit de chercher les voies d’une adaptation de la sociale-démocratie à la mondialisation. La tribune commune de ces deux leaders est un premier pas. Elle peut également servir d’inspiration dans le contexte français.

Retrouver la confiance sociale : base d’un nouveau type d’économie, horizon social-démocrate

Dans leur tribune conjointe parue dans le journal Dagens Nyheter (en anglais et en suédois), Håkan Juholt et Ed Miliband appellent à un nouveau type d’économie basée sur la confiance sociale. Pour les deux leaders, la confiance (trust en anglais, tillit en suédois) est la clé d’un nouveau contrat social et d’une prospérité retrouvée : confiance dans l’avenir, confiance envers l’État, envers les corps intermédiaires, mais aussi confiance entre citoyens.

Un haut niveau de confiance est la preuve d’une société qui arrive à concilier la solidité des structures économiques fondamentales (infrastructures, éducation) et la fluidité du marché du travail. Ainsi une corrélation peut-elle être établie entre un haut niveau de confiance sociale et une facilité à créer une entreprise ou à retrouver un emploi. « Where there are high levels of social trust – which exist in the Nordic countries but also to a lesser extent in the UK – there are low transaction costs: it is easier to start a new business or employ somebody. Low trust environments on the other hand reduce the rate of investment and thus the economy’s growth rate. The extreme example of Greece shows the detrimental effects of low trust in an economy, both in terms of reduced investment and in difficulties of collecting tax revenues. »

Pour les leaders sociaux-démocrates, l’accroissement des différences entre les niveaux de revenus diminue la confiance entre les citoyens, freine le développement économique et réduit la croissance. Pour retrouver la confiance, Håkan Juholt et Ed Miliband proposent d’investir massivement dans l’éducation, les infrastructures et les services de santé, à l’inverse des gouvernements conservateurs actuels. « Incumbent governments of both Sweden and the United Kingdom will weaken social trust, as will failure to invest in the societal institutions which bind us together – high quality education, good healthcare, affordable housing, trains that run on time. We need social investments to keep our communities strong, and strengthen our ties with others, and thus increase the potential for economic growth. »

De toutes ces dépenses d’avenir, l’investissement dans l’éducation est primordial dans la mesure où il doit préparer aux emplois de l’économie de demain, qui seront situés dans les secteurs hautement qualifiés (économie verte et société de la connaissance).

Le long chemin du politique

Si le constat d’une corrélation entre écart des niveaux de revenus et confiance sociale s’avère juste et pertinent, les deux leaders progressistes restent faibles sur la nature de cette corrélation et surtout sur les politiques à adopter pour y parvenir.

En effet, au delà de la nécessité d’adapter ces investissements d’avenir aux besoins de la société (« Skills, not location, will be the primary driver of employment in the future. This is why our focus must be the knowledge-based economy. […] In order to create a strong, dynamic economy, people must be given the opportunity to adapt to change. This requires strong societal safety nets, a modern welfare state fit for purpose, but above all it requires an increased focus on education. The best way to prepare for future challenges is investing in high quality education – not just for school children, but for people at different stages of life. »), Ed Miliband et Håkan Juholt semblent trop discrets sur les voies pratiques. De nombreuses questions restent en suspens. Quel niveau d’intervention ? Local, national, européen ? Quelle association des acteurs, et notamment des corps intermediaries (ONGs, syndicats, élus) ? Faut-il, avec Frank Vandenbroucke, Anton Hemerijck et Bruno Palier, préconiser pour l’Europe un « Pacte d’investissement social » afin d’équilibrer la nécessité de réduire la dette (notamment grâce à des coupes budgétaires et des augmentations d’impôts) par un engagement à préserver l’investissement social ?1 Faut-il rester, au contraire, dans un cadre national ?

De plus, si le constat amer d’une diminution drastique de l’investissement et des conséquences funestes sur le niveau de cohésion (et donc de confiance) des sociétés britannique et suédoise est pertinent, il convient de souligner que ce choix, si aisé qu’il soit pour la droite, obéit également à des contraintes budgétaires et économiques. Comment aurait procédé le Parti travailliste britannique ou les Sociaux-démocrates suédois s’ils étaient au pouvoir en ce moment ?

On le voit, cette tribune soulève autant d’espoirs que de questions. La gauche sociale-démocrate doit en effet avoir pour mission de retisser les liens perdus entre l’Etat et la société, et entre la société elle-même. Pour cela, elle doit fournir une réponse cohérente aux contraintes budgétaires et internationales existantes – comme la mondialisation. Cette réponse, si elle doit s’appuyer sur la notion de retour de la confiance, doit également fournir un projet alternatif à la « Big Society » promue par David Cameron au Royaume-Uni et entendue comme la capacité des citoyens à s’organiser eux-mêmes dans une optique de remplacement de l’Etat (autogestion d’écoles par des parents d’élèves, privatisation de la NHS…).

Si l’objectif social-politique (retrouver la confiance, réduire les inégalités) est posé, le chemin est encore long. Jusqu’à 2013, il restera aux gauches suédoise et britannique deux ans pour formuler des propositions qui s’intègreront dans ce cadre.

Leçons pour la France

Face à cette analyse, la situation de la France est paradoxale : un constat similaire existe mais il est encore largement ignoré par les leaders de gauche, pourtant en pleine campagne d’idées. En France, l’analyse d’Ed Miliband et d’Håkan Juholt est connue. Elle a été développée par Pierre Cahuc et Yann Algan dans La société de défiance. Comment le modèle social français s’autodétruit (Éditions ENS Rue d’Ulm, 2007). Pour ces deux chercheurs, la faiblesse de la confiance dans la société française est due au corporatisme et l’étatisme qui la paralysent. Les réflexes corporatistes poussent à la recherche de rentes nuisibles pour le bien-être général et l’étatisme automatique entraîne des lourdeurs administratives sous-efficientes et affaiblit la confiance des citoyens dans le marché du travail (notamment envers les syndicats, encore trop peu représentatifs et puissants en France). Il convient d’accorder plus de confiance dans les corps intermédiaires pour réduire les rigidités françaises et accroître la confiance.

Pour les leaders de la gauche française actuellement en campagne, la tribune d’Ed Miliband et d’Håkan Juholt est riche d’enseignements à deux titres. Tout d’abord, elle montre qu’en s’appropriant la notion de confiance retrouvée, la gauche peut renouveler son logiciel tout en conservant ses fondamentaux. Ensuite, elle prouve qu’au-delà des catégories économico-sociales (société libérale au Royaume-Uni, modèle nordique en Suède), la confiance se construit plus qu’elle ne se décrète. Elle se construit grâce à des dépenses d’investissement social ciblées et durables. En ceci, cette tribune constitue une réponse à tous ceux qui restent sceptiques quant à la possibilité d’une adaptation en France du modèle social-démocrate nordique, dont les bases (civisme, haut niveau de confiance dans l’État) seraient non reproductibles.

Encore faut-il espérer que les leaders de la gauche continentale – et notamment française – puissent reprendre le message d’espoir final d’Ed Miliband et d’Håkan Juholt : « We cannot simply leave modern citizens to sink or swim with an economic agenda which only prioritises reduction of public dept and doesn’t focus on job creation and basic social protections. This is defeatist and pessimistic. It will be the task of the centre Left in Europe to show that optimism and social trust are the way forward. »

Note

1 – Frank Vandenbroucke, Anton Hemerijck et Bruno Palier, « C’est d’un pacte d’investissement social dont l’Europe a besoin ! », Le Monde, 13 juin 2011.

Antoine Bargas