Résistances

    Митинг 20 июня 2019 в Москве – Wikimedia Commons

L’été 2019 a été marqué en Russie par des manifestations d’une ampleur rarement rencontrée dans ce pays au régime autoritaire, avec plusieurs dizaines de milliers de manifestants défilant dans les rues de Moscou. Ce mouvement de contestation s’est répercuté dans les urnes au mois de septembre dernier, à l’occasion des élections locales, mais ne s’est pas cantonné à la capitale, révélant des dynamiques en mouvement de différentes natures.

Lors des élections locales, dans plusieurs régions, les candidats soutenus par le Kremlin sont de nouveau arrivés en tête mais ont connu un recul relativement important. Elles ont fait émerger des élus d’horizons politiques divers. Ce fut notamment le cas dans l’Extrême-Orient russe qui connait de grandes difficultés sociales sans recevoir de réelle réponse politique.[1] Ce recul du parti poutinien « Russie Unie » ou de ses forces alliées au niveau local est révélateur de stratégies divergentes. Les forces politiques « hors opposition au système », bien qu’étant loyales à l’échelon national, mènent une stratégie différente au niveau local. Les Russes portent avant tout un intérêt aux affaires locales, à leur gouvernement régional, où se jouent une grande partie des enjeux économiques, sociaux et de gestion du territoire, et ce probablement en raison de l’étendue du territoire. Dans un contexte social et économique difficile, sujet souvent délaissé par le Président Vladimir Poutine, et où les nombreuses réformes nécessaires sont rarement menées à bien, le vent est favorable à l’opposition.

Le phénomène probablement le plus remarquable s’est déroulé à Moscou, région-capitale de la Russie, au pouvoir et aux ressources particulièrement importants. La capitale a connu à partir du mois de juillet des mouvements de protestation qui n’avaient plus été vus depuis le retour au pouvoir de Vladimir Poutine en 2012. A l’approche des élections locales, l’opposition « hors système » s’est vue interdite de se présenter au Parlement de Moscou sous des prétextes de non-conformité quelque peu douteux. La population s’est alors soulevée pour réclamer des élections justes, avec au premier rang la figure connue de l’opposant Alexeï Navalny, également à la tête de la Fondation anti-corruption. Ces manifestations ont reçu une réponse très répressive du pouvoir politique, ce qui a donné lieu à de nombreux actes de violence, arrestations et poursuites judiciaires.

Dans ce contexte de mécontentement ambiant, avant même les manifestations de l’été, la stratégie du Kremlin à Moscou avait été de ne pas présenter de candidats issus du parti Russie Unie, mais des représentants de la société civile supposés indépendants, demeurant tout de même loyaux au pouvoir. Cela n’a cependant pas été suffisant pour faire obstacle à la montée des forces libérales qui ont infligé un sérieux revers aux forces proches du Kremlin, lesquelles ont perdu près de la moitié des sièges à l’assemblée municipale moscovite le 8 septembre.

Ce résultat a fortement frappé les esprits dans un pays à l’histoire bien particulière, où la culture du pluralisme et de la contestation politiques demeure faible. Après la chute de l’URSS, où tout pluralisme politique était proscrit, la société russe avait connu un retour du politique dans l’espace public, mais pendant une courte durée, la répression faisant rapidement son retour sous Boris Eltsine dans les années 1990. Très vite alors, la société russe est retournée dans un état d’« apathie » politique où les espoirs d’alternance ont à nouveau disparu. Ainsi les sphères du politique et du social restent très fortement distinctes en Russie, la population ne se manifestant généralement que sur des questions sociales, et dans des mouvements d’une ampleur très mesurée.

Pourtant, la conscience politique est présente dans l’espace post-soviétique et fait souvent son retour dans les périodes électorales. Cela s’est vérifié dans les Nouveaux Etats Indépendants lors des révolutions de couleur, en Géorgie, en Ukraine et en Kirghizie dans les années 2000, ou encore au retour de Vladimir Poutine en 2012. La population se soulève face au sentiment d’injustice, un sentiment de se voir voler ses élections. C’est sous cet angle qu’il est possible d’envisager les événements de l’été dernier à Moscou, la lutte contre la corruption étant l’un des mots d’ordre forts des manifestations.

A l’approche des élections, Alexeï Navalny avait appelé les Russes au « vote intelligent », s’éloignant de sa stratégie habituelle du boycott. Sans pour autant aspirer à battre le pouvoir en place, l’objectif était de montrer qu’il était possible de réduire sa force, qu’il était possible de faire émerger des voix alternatives. Néanmoins, malgré ce climat de mécontentement social et politique, nous sommes encore loin de pouvoir parler de « révolution de couleur » à l’image de ce qu’ont pu connaître d’autres Etats de l’espace post-soviétique. Malgré les appels au vote de l’opposition, la participation aux élections moscovites est demeurée très faible, aux alentours de 20%, signe de la désaffection russe envers la sphère politique. Néanmoins, ces mouvements de contestation peuvent être perçus comme un avertissement. Des forces d’opposition habituellement « tolérées » par le pouvoir, tels que les communistes, voire des personnalités plus proches du pouvoir, ont critiqué l’absence d’élections justes et la répression policière des manifestations. [2]

Ainsi, nous sommes encore loin d’une dynamique qui conduirait au départ de Vladimir Poutine et de son parti Russie Unie. Au niveau national, ce sont les affaires internationales et le rôle de la Russie dans le monde qui sont avant tout mis en valeur. C’est là le domaine investi par Vladimir Poutine, qui fait sa force et le maintien d’une certaine popularité dans le pays. Si au plan intérieur la situation russe est assez médiocre, sur la scène internationale le Président a su démontrer des talents diplomatiques et stratégiques pour replacer la Russie au centre du jeu. Le rattachement de la Crimée à la Fédération de Russie en 2014 avait suscité une grande vague de popularité pour Vladimir Poutine, masquant les problèmes internes derrière un discours de patriotisme et de puissance russe. Aujourd’hui encore, le dirigeant du Kremlin parvient à défendre – voire incarne lui-même – un certain rang pour la Russie au niveau international, la plaçant comme maître du jeu au Moyen-Orient, comme seul acteur dialoguant avec tous les États de la région, et seul à réellement pouvoir tirer les ficelles. Les derniers événements en Syrie de ce mois d’octobre en témoignent. Suite à l’offensive turque en Syrie, le Kremlin, à la manœuvre tant du point de vue diplomatique que militaire, apparaît comme le grand vainqueur de la situation. Selon Bayram Balci, chercheur spécialisé sur la Turquie au Ceri-Sciences-Po, l’objectif principal de Vladimir Poutine était de permettre au régime de Bachar al-Assad de reprendre le contrôle de l’ensemble du territoire syrien, et cela est désormais « en voie de parachèvement ».[3]

Pourtant, alors que Vladimir Poutine a entamé son dernier mandat constitutionnel qui prendra fin en 2024, les différents courants politiques du pays ne sont pas à prendre à la légère.Que se passera-t-il alors dans ce pays où l’alternance apparaît souvent comme inimaginable ? D’après l’analyse d’Igor Delanoë[4], docteur en histoire moderne et contemporaine sur la géopolitique russe, deux courants principaux maintiennent l’équilibre dans la sphère du pouvoir : les libéraux et les durs du régime. Ces derniers avaient pris le dessus dans l’entourage proche du pouvoir depuis l’annexion de la Crimée. Cependant, les résultats des élections locales montrent un retour des forces libérales qu’il va falloir prendre en compte dans la gestion du pouvoir pour maintenir un certain équilibre, tandis que chacun commence à poser ses cartes pour se préparer aux prochaines échéances politiques.

 

[1]https://www.lemonde.fr/international/article/2019/09/09/municipales-a-moscou-les-premiers-resultats-laissent-presager-un-serieux-revers-electoral-pour-le-kremlin_5508069_3210.html

[2]https://www.lepoint.fr/monde/moscou-de-nouvelles-manifestations-pour-des-elections-honnetes-17-08-2019-2330231_24.php

[3]https://www.liberation.fr/planete/2019/10/17/a-la-roulette-syrienne-c-est-les-russes-qui-gagnent_1758262

[4]https://www.lopinion.fr/edition/international/entre-liberaux-durs-regime-vladimir-poutine-doit-retrouver-equilibre-197042

 

Louise Amoris Sokoloff

Louise Amoris Sokoloff est diplômée en Relations internationales après un parcours à l’Institut National des Langues et Civilisations Orientales. La Russie et l’espace post-soviétique constituent son domaine de spécialité.