Réécouter Riccardo Lombardi

EuroCité, dans un souci de dialogue entre les différentes gauches, donne la parole à celles-ci en publiant à l’occasion des contributions d’auteurs qui peuvent être d’une sensibilité politique différente de celle d’EuroCité.

 

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La crise économique et financière qui dévaste l’Union européenne démontre bien l’échec du néolibéralisme et de son fondement néfaste : la libre circulation des capitaux, imposée par Margaret Thatcher et Ronald Reagan dans les années 1980, en revenant sur l’accord de Bretton Woods qui avait sagement fixé des limites précises à la libre circulation des capitaux.

La crise actuelle a remis en question l’existence même de l’Euro et, surtout, de la souveraineté politique et monétaire des États. Aborder cette crise avec la politique d’austérité, qui favorise la récession économique et frappe plein fouet le Welfare State et les épargnants à travers la pression fiscale, rend une situation déjà difficile encore plus dramatique.

Les systèmes et les institutions démocratiques risquent d’imploser. Nous vivons déjà sous une nouvelle forme de dictature, la dictature économique des marchés, ou, comme Marc Roche l’a écrit le 14 novembre 2011 dans Le Monde, sous « le gouvernement Sachs ». En effet, « le nouveau président de la Banque centrale européenne [Mario Draghi], le président désigné du conseil italien [Mario Monti] et le nouveau Premier ministre grec [Lucas Papadémos] appartiennent à des degrés divers au « gouvernement Sachs » européen. La banque d’affaires américaine a tissé en Europe, selon Roche, un réseau d’influence unique sédimenté depuis des lustres grâce à un maillage serré, souterrain comme public. » On peut donc dire, en paraphrasant Marx, qu’un spectre hante l’Europe contemporaine : la dictature financière.

Parallèlement à la crise actuelle, nous assistons, effarés, à la montée d’un phénomène inhumain : le racisme, les nationalismes, la xénophobie, la haine farouche au nom d’une identité nationale ou religieuse contre les immigrés de couleur. L’hypocrisie, qui consiste à dire que ces immigrés volent le travail des travailleurs des pays dans lesquels les premiers font souvent les travaux pénibles et au noir, est un puissant levier pour inciter le peuple à la haine.

Devant cette situation, lourde de conséquences pour la démocratie, redevient d’actualité la leçon politique et humaniste d’un grand protagoniste inécouté, mais respecté, du socialisme italien et européen : Riccardo Lombardi, « a-communiste », neutraliste, européen convaincu, mais d’une Europe politique, sociale, économique, autonome vis-à-vis États-Unis d’Amérique.

Aujourd’hui toutes les forces progressistes européennes sont obligées à faire des choix politiques clairs et précis sur l’Europe, le capitalisme, le néolibéralisme, d’apporter des réponses face au modèle de la société capitaliste, les mêmes choix que Lombardi a exhortés en vain à son époque.

L’Europe dans les discours de Riccardo Lombardi

En 1973, à la Chambre des députés italienne, Riccardo Lombardi soulignait : « si l’Europe se base sur le modèle américain, le monde ne pourra pas le tolérer, non pas politiquement, mais pour des raisons biologiques, de vie. » Par conséquent, « ou l’on suit un modèle différent, opposé, ou nous irons à la l’encontre de crises économiques et politiques à tel point que la constitution d’une Europe unie pourrait devenir un fait nuisible. »

Suivre le modèle américain correspondrait, pour Lombardi, à l’accélération du « cycle destructeur de leur monnaie. Une monnaie qui est la mauvaise monnaie qui chasse les bonnes monnaies des pays européens qui finissent par être ligotés au point d’être obligés à garder le système qui les opprime. »1 Et, constatation évidente, les États européens sont obligés à garder le système qui les opprime !

Quand en 1957, on vota à la Chambre des députés italienne pour la ratification du traité CEE, Lombardi expliqua le vote d’abstention du Parti socialiste Italien : « […] pour nous les socialistes, le traité CEE a un sens, peut avoir un sens, si il est capable d’évoluer dans une politique économique communautaire qui rend compatibles les plans de développement […] et de préfigurer un plan économique de développement collectif, partagée par les six pays. »2

Le capitalisme et le néolibéralisme

Jamais marxiste, mais grand connaisseur de Marx, ni communiste, mais « a-communiste » pour revendiquer une identité socialiste, Lombardi eut toujours une idée claire sur l’incompatibilité absolue entre le socialisme et le capitalisme,  l’idéologie libérale et le laisser-faire des marchés. Selon le dirigeant socialiste italien, la politique et les institutions démocratiques devaient toujours avoir la suprématie et le gouvernement de l’économie, de la finance et des banques.

Il disait : « Être de gauche aujourd’hui ne peut que dépendre d’un choix précis de classe, c’est-à-dire d’un choix anticapitaliste : c’est le discriminant minimal au-delà duquel on peut parler de tout, on peut parler d’amis, de possibles alliés, de compagnons, de ce que vous voulez, mais on ne peut pas parler de gauche. » Parce que, « le capitalisme est devenu trop coûteux pour l’humanité […] la crise du capitalisme nous conduit dans une des ses phases les plus dangereuses […] lesquelles peuvent entrainer des guerres. » Il faut changer le système capitaliste, car « […] il considère tout en termes d’argent, de salaire, comme si le bonheur pouvait dépendre de la différence des rétributions. »

L’horizon est celui d’une société socialiste, « où tous sont plus ou moins égaux économiquement et cette situation d’égalité économique consent à tous de développer les différences, les originalités, la capacité créative de chacun, sans les subordonner à la hiérarchie, à la dépendance au salaire. »3

Des idées qui se retrouvent dans les propos actuels des leaders de la gauche européenne

Le 14 décembre 2011, à Rome, François Hollande, a dit : « les gauches française, italienne et allemande doivent élaborer une réponse commune à la crise pour une alternative. Nous devons créer les conditions d’une relance de la croissance et permettre à nos démocraties souveraines de prendre le contrôle des marchés financiers. Nous ne pouvons pas laisser faire les marchés. »4

Le 25 novembre 2011, Martin Schulz, lors de la convention du PSE à Bruxelles, a affirmé : « Nous sommes un mouvement international anticapitaliste. L’opposé du capitalisme, c’est le socialisme, une société sociale-démocrate, une société avec une base démocratique, avec un cadre constitutionnel démocratique et une justice sociale. Celle-ci est une société sociale-démocrate, celle-ci est l’opposée de la société capitaliste. »5

Le 21 décembre 2012, la revue italienne Micromega a publié un article d’Alain Touraine dans lequel le sociologue français écrit : « Nous devons prendre soin de la vie des gens. L’économie est séparée de la vie sociale, la mondialisation a détruit toutes les institutions sociales. »6

Paul Krugman dans le New York Times parle  de « triomphe des idées erronées. Les fondamentalistes du libre marché ont tout échoué. » Joseph Stiglitz, dans le journal allemand Handelsblatt, a confirmé que « c’est maintenant clair que dans le système capitaliste, il y a quelque chose de fondamentalement erroné. »

Enfin, dans une enquête très éclairante de l’hebdomadaire allemand Die Zeit, fin 2011, sur la fin du capitalisme, Wolfgang Uchatius, pour lequel la cause principale du non fonctionnement du système est l’abondance, explique : « La crise montre que le système ne fonctionne pas. Il est arrivé le moment de chercher une alternative. […] La consommation, fondement essentiel du capitalisme, peut freiner la machine. Pour continuer à faire marcher l’économie, en effet, il faut acheter sans arrêt. » Bref, il faut chercher des « réponses aux autres demandes plus importantes. »

Les réponses au modèle de la société capitaliste et néolibérale

Riccardo Lombardi voulait « une société plus riche, puisque différemment riche », à l’opposé de la société capitaliste, inégale, inique, opulente et fondée sur la consommation. En 1967, il expliquait : « notre lutte est contre la société de l’abondance et du bien-être, non pas parce que nous ne voulons pas le bien-être, mais parce que nous voulons un certain type de bien-être, non pas celui qui demande trois mille types de produits cosmétiques ou une dispersion énorme de ressources, mais celui qui demande plus de culture et une plus grande satisfaction des besoins humains. »7

La social-démocratie ne pouvait pas atteindre cet objectif. Au contraire de la social-démocratie qui avait pensé laisser aux capitalistes la tâche de la production et de la distribution du revenu et à l’Etat la fonction de répartir les profits du capitalisme avec l’imposition et une redistribution équitable par le Welfare State pour le bénéfice de la classe ouvrière, Lombardi disait que le capitalisme devait être renversé ou radicalement reformé.

Cette tactique et cette stratégie social-démocrates ont conduit à une forme de redistribution des revenus qui demeure un fait sans équivalent. Mais aujourd’hui, comme Lombardi le predisait en 1981, ce type de réformisme a malheureusement fait son temps. Pour Lombardi, afin de changer le système et de s’opposer à la montée de la droite conservatrice et libérale, était nécessaire un grand tournant politique, économique et aussi culturel : nouvelle répartition du travail, égalisation drastique des revenus, refonte radicale de la production et de la consommation et renonciation à une économie des déchets.

Mais ses avertissements n’ont pas été écoutés : « Le mode de vie de la population est le grand tournant, c’est ici que la politique social-démocrate se termine et se termine aussi noblement. Elle finit parce que les conditions qui l’ont rendue possible se sont épuisées. C’est ici que se pose la grande hypothèse socialiste. Ou on trouve une solution socialiste, ou nous sombrons dans la barbarie. Telle est la réalité des choses. »8

L’idée de Lombardi, d’une « société plus riche puisque différemment riche » n’est pas aujourd’hui une utopie, mais une possibilité concrète, car la grande question aujourd’hui est celle la croissance et donc de la production et des marchandises destinées à être consommées, la production de biens à forte utilité sociale plus qu’à fort profit : « non pas moins de consommation, mais plus de consommation qualitativement différente. » Et surtout le plein emploi pour une vie digne. Personne ne devrait être sans emploi : travailler moins, mais travailler tous !

Il faut reprendre ce « réformisme radical », comme l’a dit Catherine Trautmann, chef de la délégation du Parti socialiste francais au Parlament européen, pendant la présentation de mon livre Lombardi et le flamant rose (L’asino d’oro, 2010) ou « le réformisme révolutionnaire », expression forgée par Lombardi. Gilles Martinet, dans son livre La conquête des pouvoirs (Le Seuil, 1968), a mis en évidence ce le « réformisme révolutionnaire » de son ami Lombardi. Martinet disait que « Lombardi sera une référence inestimable lorsque, après sa récente défaite, la gauche italienne [et européenne !] entreprendra le processus de son renouvellement, de sa renaissance : sa réforme visant à une réelle transformation de la société dans une perspective socialiste, mais aussi dans le contexte du monde moderne. »9

« La société différemment riche est la bonne réponse, de bon sens, à la crise actuelle, au néolibéralisme qui doit être mis au rebut », affirme le secrétaire national pour l’économie du Partito Democratico, Stefano Fassina. Pour Fassina, il s’agit d’une idée brillante de Lombardi qui, pour la politique économique, demeure d’une pertinence actuelle extraordinaire. Nous avons devant nous le défi suivant : si nous voulons favoriser une  macroéconomie, une politique de l’environnement et un développement durable, il est tout à fait impossible de continuer avec les modes actuels de consommation. D’où la conception moderne de nouvelle consommation proposée par Lombardi : « non pas moins de consommation, mais plus de consommation qualitativement différente et différemment riche, qui enrichit la communauté : je pense à la recherche, à l’innovation, aux connaissances, aux loisirs, à la culture, aux biens communs. »10

L’Europe est devant une bifurcation très dangereuse : ou le socialisme ou la barbarie. Ou une société dans la quelle tous les êtres humains sont égaux et ont la possibilité de vivre dignement ou une société raciste, xénophobe et dans la quelle augmentent les inégalités et les souffrances.

Lombardi a toujours eu présent à l’esprit le risque d’une dérive fasciste. Ainsi s’adressa-t-il aux étudiants de l’Université de Milan en 1975 : « Ne pensez pas que le fascisme ne soit pas une tentation permanente dans les contradictions d’une société injuste puisque inéquitable ; il y a une racine fasciste qui peut voir le jour, devenir dangereuse. Ne pensez pas que le fascisme est seulement violence ! Le fascisme est aussi violence, mais finalisée à la conservation de certains pouvoirs et de certains privilèges. Celle-ci est une opinion essentielle pour comprendre le fascisme d’hier et combattre efficacement le fascisme plus dangereux d’aujourd’hui. »11 La lutte contre le fascisme et le nazisme, avec sa femme surnommée « le flamant rose », la communiste Ena Viatto, a été absolue, intransigeante ainsi que l’était leur opposition au régime totalitaire de Staline et à la ligne politique de Palmiro Togliatti, le chef du Parti communiste italien.

Ena rencontra à Paris, en 1931, Togliatti et sa femme Rita Montagnani. Au « leader maximum » du Parti communiste italien qui lui recommanda d’aller à l’école du Parti communiste à Moscou où on devenait un bon communiste, « le flamant rose » répondit non.12 Riccardo et Ena constituaient un couple très uni ; tous les deux laïques (Lombardi a eté incineré sans rite religeux) et surtout cultivés et honnêtes. De son partenaire, Ena aimait à dire : « si c’était à refaire, je le referais ».

Lombardi a donc proposé à la gauche un nouvel espoir, « une société plus riche, puisque différemment riche », l’alternative possible aux partisans du libre marché, du néolibéralisme.

Les forces politiques de la gauche européenne peuvent y réussir si elles regardent davantage et mieux à la réalité humaine. L’idée d’une société différemment riche représente la juste direction pour un changement radical, par ce qu’elle permet de faire, comme le psychiatre Massimo Fagioli affirme dans Left 2006, « la distinction entre besoins et exigences, distinction jamais faite à gauche. »13 Et précisément, explique-t-il, « les exigences sont propres à la réalité humaine. Les besoins, s’ils ne sont pas satisfaits, provoquent la mort du corps. Les exigences, si elles ne sont pas réalisées, provoquent la mort de la pensée. Je pense au mot liberté ; je pense que ce qui faut rechercher est la liberté de réaliser la propre réalité humaine. La fantaisie me fait dire que, si chacun réalise son identité humaine, la société peut être faite par tous les êtres humains différents les uns des autres. Sans équivoques, sans diversités dans la satisfaction des besoins du corps qui sont les mêmes pour tous; liberté dans la réalisation des exigences originelles de chaque être humain. »

Bref, les besoins matériels sont nécessaires à la survie, la réalisation des exigences non matérielles sont indispensables à la formation d’une identité libre, personnelle et originale de chaque être humain. Et surtout, il faut avoir le courage à gauche d’affirmer que la transformation ne regarde plus le monde, comme l’a dit Marx, mais doit regarder les êtres humains. Selon la Théorie de la naissance du psychiatre de l’Analyse collective, Massimo Fagioli, les êtres humains sont tous égaux à la naissance, mais ils deviennent différents à travers leur identité personnelle et originelle et la relation entre l’homme et la femme, la plus grande réalisation humaine.

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Notes

1 – Riccardo Lombardi, Discorsi Parlamentari – Camera dei Deputati, Roma 2001.

2 – Riccardo Lombardi, Dibattito alla Camera dei Deputati, 27.07.1957 in Arialdo Banfi, Autonomia e alternativa: la sinistra di R.Lombardi, Centro Riccardo Lombardi, Milano, 1989.

3 – Riccardo Lombardi, La transizione al socialismo, in Scritti Politici 1963-1978 a cura di Simona Colarizi, Marsilio Editore, Venezia 1978.

4 – François Hollande, Pour l’Europe des citoyens, Rome, 16 décembre 2011, Conférence Nationale du PD Le Futur de l’Europe. <http://francoishollande.fr/actualites/a-rome-pour-l-europe-des-citoyens>

5 – Martin Schulz <http://www.youtube.com/europeansocialists#p/u/4/AZKJ9QRKSzw>

6 – La Repubblica, Roma 21.12.2011.

7 – Carlo Patrignani, Lombardi e il fenicottero, edizioni l’Asino d’oro, Roma 2010.

8 – Riccardo Lombardi, Intervento alla Federazione del Psi di Piacenza, marzo 1981.

9 – Andrea Ricciardi e Giovanni Scirocco, Per una società diversamente ricca, Edizioni di Storia e Letteratura, Roma, 2004.

10 – Carlo Patrignani, Intervista a Stefano Fassina.

11 – Italia : 1945-1975, Fascismo antifascismo Resistenza rinnovamento, a cura di M.Fini, Feltrinelli, Milano, 1975.

12 – Stefano Caretti, Premessa, in Per Riccardo Lombardi, Quaderni Circolo Rosselli, anno IX, n.4, 1989.

13 – Left 2006, L’Asino d’oro, 2009.

Carlo Patrignani

Journaliste italien et membre du syndicat CGIL. Il est l'auteur du livre "Lombardi e il fenicottero" (L'asino d'oro, 2010).