Penser et prendre en charge la «question Rrom»

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Nous observons que ce que l’on appelle la « question Rrom » fait partie des révélateurs saillants de la crise de notre projet politique et de nos politiques publiques. Une majorité des institutions et des États européens échouent à la traiter de manière efficace et apaisée, fragilisant ainsi leur socle démocratique assis sur le respect des droits fondamentaux.

L’État de droit ne peut souffrir aucune exception sous peine d’être intégralement remis en question. Pourtant, c’est souvent un régime d’exception de fait que vit une « communauté » Rrom qui compte 10 à 12 millions de personnes (chiffres du Conseil de l’Europe) – quand l’UE compte 507 millions d’habitants.

Hétérogène, comme en témoigne la diversité des noms qui en désignent les membres – Manouches, Gens du voyage, Tsiganes… –, elle est victime de mécanismes universellement efficaces qui concourent à l’isoler et à la marginaliser indépendamment du déclaratoire ou de la volonté des pouvoirs publics qui s’adressent à elles.

En France, le sort réservé à la circulaire interministérielle du 26 août 2012 relative à l’anticipation et à l’accompagnement des opérations d’évacuation des campements illicites, est à ce titre exemplaire. La gauche arrivant au pouvoir pouvait pourtant s’enorgueillir avec ce document de l’inflexion humaniste qu’elle donnait aux politiques publiques s’adressant aux populations Rroms.

Cette circulaire initiait le démantèlement des mesures transitoires – et discriminatoires –, qui limitaient l’accès au marché du travail des Rroms – ici, les Roumains et les Bulgares. Elle mettait l’accent sur la place qui devait être faite à ces derniers dans des processus de concertation renforcés où les ONG tiennent un rôle fondamental.

Un gouffre s’est cependant creusé entre ce qui était légitimement attendu en termes de résultats et de rénovation des pratiques et l’observation des réalités de terrain. Un article du journal Le Monde relevait ainsi en janvier 2014 que le gouvernement avait conduit durant l’année 2013 un nombre inédit d’évacuations de campements Rroms.

Le rapport de la Ligue des droits de l’homme (LDH) et de l’European Roma Rights Center (ERRC) mettait en effet en évidence qu’en 2014, 80 % de la population vivant dans les bidonvilles en France avait été évacuée. La délégation interministérielle à l’habitation et au logement (DIHAL) estimait ainsi que ce sont 17 451 personnes qui vivaient en bidonville en novembre 2014, alors que 13 483 individus faisaient l’objet d’expulsion en 2014. Cette simple mise en équivalence des chiffres montre comment cette population, dotée pour sa grande majorité d’une liberté de circulation au sein de l’Espace européen, est devenue l’une des cibles clés pour afficher une pseudo-efficacité des politiques de reconduite à la frontière…

La France n’est pas le seul pays qui rencontre des difficultés pour penser et mettre en œuvre des politiques publiques efficaces en faveurs des Rroms. Au sein de l’Union européenne, les stratégies adoptées et déployées avec plus ou moins de bonne foi pour leur donner la place qui leur revient, sont diverses mais leur succès est inégal. Il a justifié la mise en place de programmes spécifiques d’accompagnement et de soutien aux politiques publiques dédiées.

Un rapport du Sénat datant de 2011 rappelle ainsi que la Commission européenne présentait cette même année au Parlement européen et au Conseil une communication sur le « Cadre de l’UE pour les stratégies nationales d’intégration des Rroms pour la période allant jusqu’à 2020 ». Des dispositifs existent en faveur de l’insertion des Rroms tels que le Fonds social européen (FSE), le Fonds européen de développement régional (FEDER) – utilisé pour la mise en place de projets d’insertion en France –, ou encore le programme PROGRESS – qui permet de procéder à des actions de sensibilisation et qui promeut le travail des ONG dédiées à la question.

Les différents pays de l’Union européenne peuvent mobiliser ces ressources afin de favoriser une meilleure intégration de leurs populations Rroms, dans le cadre de stratégies nationales dédiées. L’Espagne, par exemple, n’a pas fait de la pratique des expulsions de camps un point aussi important de ses politiques publiques en direction des Rroms que la France. Pour la mener, elle a utilisé pour les Rroms 6,7% de ses 637 millions d’euros de ses fonds européens dédiés aux publics les plus fragiles.

Cependant le FEDER ou le FSE sont autant d’outils qu’il faut savoir mobiliser. Les fonds concernés ne sont, par exemple, généralement pas versés à l’avance, les règles relatives à leur obtention sont excessivement complexes, et les États receveurs doivent cofinancer les projets. Pour des États comme la Roumanie, cela rend le recours à des tels instruments particulièrement complexe : son taux d’utilisation des fonds européens alloués à cette politique dans le cadre des fonds européens est tragiquement bas, inférieur à 10 %. Il avoisinerait les 10% en Bulgarie, et les 20% en Hongrie.

C’est donc à une situation complexe que les instances européennes, les pouvoirs publics et les exécutifs locaux sont confrontés, dans un contexte de crise économique, d’impensé de la mondialisation, et d’incertitudes sur la définition des identités et projets politiques européens et parfois comme en France, nationaux.

L’acuité de la crise traversée est particulièrement sensible en France, alors que le gouvernement a affiché une orientation politique humaniste, mis en œuvre une politique qui laisse peu de place à la co-construction de leur avenir par les Rroms avec les services de l’État et les associations, et se trouve aujourd’hui confronté à l’obligation de gérer des situations potentiellement explosives avec des collectivités locales qui ne sont plus de son bord politique.

Il est ainsi frappant qu’au cours des échéances électorales de l’année dernière, les politiques étiquetées progressistes, tout en ayant choisi de mener des politiques locales en flagrante contradiction avec l’esprit et la lettre de la circulaire de 2012, n’en n’aient tiré aucun bénéfice. Certains d’entre eux pourraient même en avoir pâti en installant un mode de gestion de ce « dossier » que d’autres – aux extrêmes – étaient identifiés comme plus susceptibles de mettre en œuvre.

C’est en regard de ce constat que le Cercle de la Licra-Réfléchir les droits de l’homme et EuroCité ont conjointement décidé de mettre en place un cycle de conférences et d’ateliers de travail qui commence le 25 juin 2015 par un bilan des stratégies d’inclusion des Rroms au sein de l’Union européenne. Ce cycle a pour objet de déplacer le regard, de confronter les expériences, les pratiques et les observations de terrain, pour aboutir à des pistes de sortie d’une crise humanitaire et politique.

De fait, les avancées sont possibles, et le jeu des acteurs permet en effet de temps en temps de faire avancer les choses dans le bon sens. On doit ainsi particulièrement se féliciter de l’adoption récente par l’Assemblée nationale de la proposition de loi relative au statut, à l’accueil et à l’habitat des gens du voyage. Ce texte conforme à l’esprit d’une requête du Conseil d’État a en effet pour objet de supprimer le « livret de circulation » imposés aux gens du voyage, mettant ainsi fin à une mesure discriminatoire, qui est une survivance du XIXème siècle. Il rappelle aussi aux collectivités territoriales leurs responsabilités pour renforcer les conditions d’accueil des gens du voyage et prend acte des processus de sédentarisation en cours en régularisant les terrains familiaux.

La fatalité n’existe pas plus pour les populations désignées sous le vocable « Rrom » que pour toute autre communauté humaine ou rassemblement d’individus. Partant de ce constat et de l’urgence politique qu’induit la montée des populismes, des nationalismes et autres systèmes de pensée xénophobes et racistes, le Cercle de la Licra-Réfléchir les droits de l’Homme et EuroCité ont décidé de mettre en place les moyens d’un travail sur les outils nécessaires pour penser et prendre en charge la « question Rrom ».

 

Jennifer Lempert, membre du conseil d’administration d’EuroCité
Marie-Nadine Prager, vice-Présidente d’EuroCité
Martine Benayoun, présidente du Cercle de la licra-Réfléchir les droits de l’Homme
Nicolas Leron, président d’EuroCité
Christian Castagna, membre d’EuroCité et président de Tukki

 

* Cette tribune a été initialement publiée sur Le Huffington Post, le 25 juin 2015.

(illustration : philippe leroyer / Flickr.com)

EuroCité