Nous, le peuple européen

[button url=’https://eurocite.eu/wp-content/uploads/2014/04/eurocite_frederic_menager_nous-le-peuple-europeen.pdf’ size=’small’ style=’magenta’] PDF [/button]

Les parois de verre de Francfort

Les déclarations de Mario Draghi se disant prêt à tout pour sauver l’Euro posent de manière emblématique la double nature politique et économique de la crise que nous traversons. Il aura donc fallu que le système bloqué s’ouvre de l’intérieur et que les tenants du monétarisme, eux-mêmes, en viennent à contredire leurs principes pour renflouer les banques, pour que le tabou de la monétisation des dettes souveraines vole bien heureusement en éclat. Devenue prêteur en dernier ressort de fait, la banque centrale ne pouvait pas durablement au nom même de l’application de ses principes, condamner durablement la création de masse monétaire pour les Etats et soutenir sans limite les banques.

La déception quant aux précautions soudaines de Mario Draghi a été à la hauteur des espoirs nés de sa déclaration. Cette valse-hésitation n’est pourtant pas surprenante. Elle dénote des contradictions profondes entre, d’une part, les orientations économiques vers lesquelles se dirige l’Union européenne, avec un policy mix restrictif tant au niveau budgétaire que monétaire et, d’autre part, la nécessité pour la BCE de se transformer en prêteur en dernier ressort européen. M. Draghi a donc été obligé, tant vis-à-vis des marchés, que des responsables politiques d’envoyer un véritable ballon-sonde pour tester jusqu’où s’étendait la paroi de verre qui le retient d’adopter « tous les moyens nécessaires pour sauver l’Euro ».

Comme attendu, il a dû effectuer un prudent mouvement de recul, mais l’espace de temps entre son intervention et sa mise en retrait a été suffisant pour montrer que tous les acteurs institutionnels sont prêts, y compris les marchés, pour un enrichissement des missions de la BCE dans le sens d’une politique plus pragmatique.

La cause est donc entendue : la conception souple et pragmatique de François Hollande l’a emporté culturellement en Europe et fait sauter bien des verrous. M. Draghi n’en était pas un des moindres. Cette victoire culturelle s’accompagne cependant d’un statu quo dans les faits qu’il convient d’analyser comme une crise du mécanisme juridique et politique de régulation des rapports entre les acteurs du système européen.

Accroître la souveraineté populaire au niveau européen

Il y a donc une mauvaise nouvelle : la perte de poids des représentants démocratiquement élus et la fragilisation du droit comme mode de régulation des pouvoirs et des autorités sont devenues choses publiques et ne surprennent plus personne.

La dimension politique et juridique de cette séquence doit nous amener à nous poser des questions fondamentales sur notre définition de la démocratie en Europe. Dans le cadre d’une célèbre polémique de philosophie du droit aux Etats-Unis, Ronald Dworkin et Bruce Ackerman se sont affrontés sur la question de savoir si la Cour suprême américaine devait trancher entre des principes fondamentaux du droit ou laisser le peuple via ses représentants en décider à l’issue de délibérations.

R. Dworkin plaide pour le fait que la limitation des procédures démocratiques et l’affirmation du pouvoir des juges peut avoir pour résultat une augmentation de l’optimum démocratique dans le sens de l’octroi de davantage d’égalité de considération et de respect. B. Ackerman pense a contrario que l’on ne peut subordonner l’expression démocratique à des procédures qui ne le seraient pas et que le droit du peuple à se gouverner démocratiquement l’emporte sur d’autres droits.

Nous sommes confrontés ici à un même type de dilemme philosophique. La position de M. Draghi était assurément bonne : elle créait plus de croissance, elle assurerait la pérennité de nos Etats et de nos sociétés. Elle contrevenait, cependant, à deux principes juridiques importants, l’un horizontal, celui de légalité qui vise à respecter la teneur des traités européens et l’équilibre des pouvoirs qu’ils organisent en instaurant un champ de compétences circonscrit par avance pour chaque institution.

L’autre, vertical, celui de souveraineté qui vise à faire émaner de l’onction populaire directe ou représentative la source de toute autorité politique.

Comme B. Ackerman, nous pensons que le droit à se gouverner démocratiquement est la matrice des autres droits et les buts de la démocratie ne peuvent s’accomplir qu’avec des moyens qui respectent ce droit fondamental. Il ne s’agit nullement de formalisme. La notion de peuple européen comme fondement d’une démocratie européenne doit donc être repensée comme solution de sortie de crise. Pour cela il faut distinguer, d’une part, le peuple-fonction qui joue un rôle comme fondement de la souveraineté démocratique et, d’autre part, le peuple-substance de l’histoire et de la sociologie.

Dans les faits, le peuple européen n’existe pas en tant que substance, c’est à dire en tant que conscience historique de son unité et de son rôle. Il n’existe pas non plus en tant que communauté d’intérêts immédiats ou, et c’est heureux, comme ensemble ethnique ou culturel des nationalistes européens. En revanche, à partir du moment où il existe un droit européen et des représentants élus ainsi que des grands principes de libertés publiques, chacun des peuples d’Europe est une partie de ce nouveau peuple-fonction qui a un rôle a jouer dans la régulation entre Etats et institutions et la défense de principes communs.

Il n’y aura pas de démocratie au niveau européen si il n’y a pas là aussi un vrai retour du peuple et une réhabilitation de celui-ci. C’est pourquoi le dépassement de la querelle du fédéralisme et du souverainisme est une nécessité, car c’est bien en établissant des formes accrues de souveraineté populaire au niveau européen que l’on résoudra nombre d’antagonismes institutionnels. De manière concrète, les Européens devraient à la fois voter ensembles aux élections européennes pour des listes intégralement européennes et voter davantage pour élire des responsables européens importants. Certaines fonctions importantes de hauts dirigeants européens ne devraient ainsi plus relever de la nomination mais de l’élection directe.

Il s’agirait ainsi d’abolir en Europe la distance entre la source de légitimité du droit que sont les peuples rassemblés et cette machine à produire des normes et des règles qu’est l’Union européenne.

L’Europe sera ainsi rendue plus attirante et mieux comprise car elle deviendra un lieu d’exercice de la souveraineté et non plus un facteur d’éloignement démocratique.

Tribune initialement publiée sur Le Huffington Post (24 août 2012).

(Illustration photo : Free Grunge Textures / Flickr.com / Licence Creative Commons)

Frédéric Ménager-Aranyi

Secrétaire général d'EuroCité.