Un essoufflement du récit européen ?

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Pour reprendre les mots éclairants de Paul Valéry dans Préface aux Lettres Persanes : « L’ordre exige donc l’action de présence de choses absentes, et résulte de l’équilibre des instincts par les idéaux. Un système fiduciaire ou conventionnel se développe, qui introduit entre les hommes des liaisons et des obstacles imaginaires dont les effets sont bien réels. […] Mais le tout ne subsiste que par la puissance des images et des mots. […] S’il n’accorde un grand crédit à cette image, bientôt tout s’écroule. »1

Au fond, l’activité d’écriture lors de la Convention, n’est-elle pas une construction fiduciaire, qui repose sur le nécessaire crédit accordé aux images et aux mots, afin de cristalliser les appartenances multiples et fragmentées en une appartenance unique, qu’elle soit étasunienne ou européenne ?

Avant d’aller plus loin, quelques réflexions liminaires sur les différences entre la Convention de Philadelphie et la Convention sur l’avenir de l’Europe. Il y a eu deux modalités différentes d’une même procédure consensuelle, la convention. L’une homogène et secrète dans le cas américain, l’autre plurielle et transparente dans le cas européen.

Les Pères fondateurs américains ont eu d’abord à faire face à un vide de pouvoir qu’il fallait combler. En Europe au contraire, la situation est tout simplement inverse. Par exemple aux États-Unis, le quatorzième amendement pose comme principe que la citoyenneté d’État devient un dérivé de la citoyenneté américaine. En Europe au contraire, la citoyenneté européenne est dépendante de la citoyenneté nationale. Elle s’ajoute simplement à la citoyenneté des États membres.

On peut aisément – même si l’hypothèse d’une construction de l’identité des États-Unis en réaction au Royaume-Uni est structurante – voir dans la Constitution des États-Unis, le texte lui-même, les éléments mobilisateurs que sont les grands idéaux et les valeurs, mais aussi un horizon d’attente et des symboles. Tous ces éléments sont les leviers politiques de la construction d’une identité que l’on pourrait qualifier de « constitutionnelle », car elle institue ensemble un cadre de référence symbolique et politique dans lequel s’inscrira l’action publique.

Déployer des outils de sémiologie et de sémiotique, d’analyse du discours politique et juridique, dans le champ du droit constitutionnel, peut sembler hétérodoxe, dans le rapport entretenu avec les textes constitutionnels par le juriste est codifié. Néanmoins, le texte de la Constitution des États-Unis contient tous les éléments de ce cadre, car l’on peut y voir les idéaux et les valeurs qui fondent le pacte social, qui est un pacte de projet, de la Constitution.

Les idéaux sont ceux que l’on assimile aux « Pères fondateurs », de la même manière que l’on voit dans les intentions des constituants de la Ve République une figure mythique de l’acte d’écriture, qui institue presque un rapport de psychanalyse politique entre la figure paternelle et les gouvernés. Ces idéaux sont liés intimement aux qualités attendues de la figure du pionnier face à un territoire vierge, bien qu’il ne le soit pas, comme face à la page blanche de l’écriture d’un projet politique, que sont les États-Unis. Individu conquérant, autonome, dont la tutelle de l’État fédéral est vécue comme un frein, et apologie de l’action individuelle, dont le couple liberté-responsabilité fournit une grille de lecture éthique élémentaire.

Les valeurs attendues de l’individu sont celles du groupe, et il est difficile de ne pas voir dans les valeurs collectives la somme des valeurs individuelles, et dans cette grille de lecture un récit proche de l’apologie de l’héroïsme en littérature. Sans continuer davantage dans ces considérations bien hétérodoxes, il semble que l’échelle d’appréhension du projet politique des États-Unis soit issue de l’individu pour aller vers un horizon d’attente, les États-Unis.

Il y a comme un effet de scope entre l’individu et le groupe, alors que si l’on prend le texte de l’Union européenne, la stratégie d’écriture est centrée sur les valeurs collectives sur lesquelles il est possible de bâtir un consensus européen, et non la somme des valeurs individuelles de chaque citoyen européen, tant elles sont diverses et fluctuantes, et indissociables du projet européen élargi.

La mobilisation d’outils d’ingénierie symbolique de la construction du lien politique, que l’on peut retrouver par exemple en State-building et en Nation-building, est alors un point de comparaison. Que cette construction fût intuitive, dans le cas des États-Unis, ou réactive, et qu’elle ait pu être volontaire et proactive dans le cas de l’Union européenne, tant la question d’une double appartenance2 complexe, est une indication de l’intérêt d’une approche cognitiviste et constructiviste du discours constitutionnel, ou proto-constitutionnel.

Même si cela semble éloigné d’une vision réaliste des relations internationales, ou le bruit des armes rend le bruissement du symbole inaudible, il n’en reste pas moins que la construction du lien politique est une condition préalable de la « mise en sens » du conflit. Il n’y a pas de conflit s’il n’y a pas de récit, et il n’y a pas de récit s’il n’y a pas d’identification au récit. Or, l’identification à une communauté de sens qu’est l’État ou l’État-nation, est, avant même l’allocation de ressources économiques à un conflit, que sa forme puisse être la course à l’armement, un préalable.

Quant à mobilisation d’outils d’ingénierie symbolique de la construction du lien politique, le parallèle avec le State-building et le Nation-building est instructif, en ce sens qu’il s’agit de créer un lien imaginé entre des collectivités dont le processus de construction identitaire est de scope national a priori. Cependant, si la dimension symbolique du Nation-building est plus prononcée, elle appartient à cet ensemble plus large qu’est le State-building.

Aussi comment créer un lien politique entre les citoyens de l’Union européenne et l’Union européenne ? De cette verticalité du lien entre le pouvoir, pourrait-on dire, et le peuple, dépend l’identification à cette idée d’Europe.

La Convention sur l’avenir de l’Europe, réunie entre le 28 février 2002 et le 18 juillet 2003, rédige un document servant de base à la conférence intergouvernementale, chargée entre octobre 2003 et le printemps 2004 d’entériner ce document remis le 18 juillet 2003. Les refus français et néerlandais ne sont pas les premiers refus dans l’histoire de la construction européenne, puisque l’on se souvient du refus danois en 19923, et du refus irlandais en 20014. Mais ces refus étant cette fois-ci issus de deux grands acteurs de la construction européenne, ils mettent un terme à ce projet de Constitution pour l’Europe, car pour produire un effet contraignant à l’égard des États membres, ce traité devait recueillir la signature à l’unanimité des 25 États.

Doit-on voir là un refus de l’idée de Constitution européenne ? Pas nécessairement. Le Traité de Lisbonne reprend des apports substantiels du Traité établissant une Constitution pour l’Europe, même si le texte n’est plus un traité unique et refondateur, structuré en titres clairs et lisibles. Désormais, le Traité de Lisbonne est moins révélateur d’une rationalité érotétique de l’action publique européenne que d’une rationalité incrémentale, d’une intégration fonctionnelle par la méthode des « petits pas ».

Le Traité établissant une Constitution pour l’Europe mettait en avant, dès le Préambule, et la Partie 1, Titre 1, des grands idéaux et des valeurs, mais aussi un horizon d’attente, et des symboles. Tous ces éléments sont les leviers politiques de la construction d’une identité européenne. La plupart sont repris dans le Traité de Lisbonne, à l’exception des symboles de l’Union.

Cela se retrouve aussi en sociologie historique du politique, mais également en ingénierie symbolique, lorsque celle-ci est mobilisée en Nation-building.

Nous avons évoqué le rôle des idéaux et des valeurs, ceux-ci se retrouvent dans le Traité établissant une Constitution pour l’Europe, dans le Préambule, ainsi qu’à l’article 1-2, « les valeurs de l’Union », repris dans le Traité de Lisbonne comme article 1 bis :

« L’Union est fondée sur les valeurs de respect de la dignité humaine, de liberté, de démocratie, d’égalité, de l’État de droit, ainsi que le respect des droits de l’homme, y compris des droits des personnes appartenant à des minorités. Ces valeurs sont communes aux États membres dans une société caractérisée par le pluralisme, la non-discrimination, la tolérance, la justice, la solidarité et l’égalité entre les femmes et les hommes » (voir article 1-3 du Traité de Lisbonne)

L’horizon d’attente, est également présent au Préambule, puisque les peuples d’Europe « sont résolus à dépasser leurs anciennes divisions et, (…) forger leur destin commun », ainsi qu’à l’article 1-3, « les objectifs de l’Union », avec notamment l’article 1-3-1 : «L’Union a pour but de promouvoir la paix, ses valeurs, et le bien-être de ses peuples », repris par le Traité de Lisbonne à l’article 1-4, qui modifie l’article 2 du Traité établissant une Constitution pour l’Europe.

Enfin, l’article 1-8, les « symboles de l’Union », est encore plus significatif, puisqu’il contient tous les éléments du dispositif symbolique de l’État : drapeau, hymne, devise (1-8 § 3 : « Unie dans la diversité »), monnaie, et rituel, avec une Journée de l’Europe, qui est une commémoration de la Déclaration de Robert Schuman du 9 mai 1950.

Peut-on alors parler de lien de cause à effet, entre la dé-symbolisation de l’Union européenne, et la difficulté de créer un lien politique avec les opinions publiques ?

Car se représenter, et c’est là un apport essentiel de Pierre Legendre dans Ce que l’Occident ne voit pas de l’Occident, permet de s’identifier. C’est par le miroir du texte, du symbole, du sens, que la logique spéculaire, de ce travail de symbolisation, que l’identification à un récit se fait.

Voilà déjà une première réflexion sur la dimension discursive, en réalité sémiologique et sémiotique, de la Constitution européenne.

Notes

1 – Paul Valéry, Préface aux Lettres Persanes, dans Variétés II, Folio Essai, Paris, 1930, p. 172.

2 – À ce sujet, la question de savoir si le phénomène d’appartenance est exclusif ou concurrent reste ouverte.

3 – Du traité de Maastricht.

4 – Du traité de Nice.

Donoxti Baylon